Par Gilbert Achcar
Malgré la confusion qui a accompagné l’annonce des résultats des récentes élections présidentielles (du 7 septembre) en Algérie, une chose est claire et certaine: le peuple algérien rejette massivement le régime militaire, après avoir consacré son Hirak, il y a cinq ans, à exiger la fin de ce régime et son remplacement par un pouvoir civil démocratique. En effet, la confusion elle-même est une conséquence directe de ce fait, qui a émergé à travers le véritable enjeu de ces élections: personne n’ayant le moindre doute quant à la victoire du candidat de l’institution militaire, Abdelmadjid Tebboune. Ce qui était vraiment en jeu, c’était l’ampleur de la participation du peuple algérien à ces élections, par rapport aux précédentes organisées fin 2019, que l’institution militaire avait imposées face au rejet et au boycott du Hirak. Le résultat ne fut pas alors celui escompté par les militaires, puisque le taux de participation fut inférieur à 40% (39,51% pour être exact, avec 9’755’340 personnes ayant voté, selon les chiffres officiels, sur 24’474’161 inscrites). Ce faible taux de participation s’était produit alors que les autorités avaient permis une plus grande diversité des candidats, avec cinq candidats en lice en 2019.
Quant aux élections de samedi dernier, le taux de participation y a été inférieur à celui de 2019, qui était lui-même inférieur aux chiffres officiels des élections précédentes. Selon le décompte officiel, le nombre total de votes exprimés samedi dernier pour les trois candidats en lice n’a été que de 5′ 630’196, une baisse importante par rapport au total des votes exprimés il y a cinq ans, tandis que le nombre des inscrits était presque inchangé (24’351’551), de sorte que le taux de participation est tombé à 23,12% seulement! La tentative du chef de l’Autorité nationale «indépendante» des élections, Mohamed Charfi [en fonction depuis le 15 septembre 2019 ; de septembre 2012 à septembre 2013, ministre de la Justice, ainsi que de juin 2002 à septembre 2003], de camoufler la défaite du gouvernement en affirmant que le taux de participation «moyen» était de 48%, chiffre obtenu en divisant le taux de participation par le nombre de circonscriptions électorales (comme dire que le taux de participation moyen entre 10% dans une ville de 100 000 électeurs et 90% dans une ville de moins de 1000 électeurs est de 50%) a échoué au point que la propre campagne de Tebboune a dû protester contre la confusion ainsi causée.
Face à cette défaite politique désastreuse, les 94,65% des voix obtenues par Abdelmadjid Tebboune, selon les chiffres officiels, semblent bien maigres, sans parler du fait que les deux autres candidats n’ont pas tardé à accuser les autorités d’avoir falsifié les résultats. Selon le décompte officiel, Tebboune a reçu 5 329 253 voix, contre 4 947 523 en 2019, soit une légère augmentation. Mais contrairement à certains commentaires qui ont vu dans le pourcentage obtenu par Tebboune une imitation de la tradition bien connue des dictatures régionales, qui exige d’accorder au président plus de 90% des voix, le pourcentage de 94,65% aux dernières élections algériennes n’a pas été combiné avec un taux de participation élevé comme c’est généralement le cas dans les dictatures, que ce soit en falsifiant les chiffres ou en imposant la participation à la population, ou les deux.
Au contraire, la faible participation a confirmé que le Hirak de 2019 – même si le régime militaire et les services de sécurité ont pu l’écraser par la répression et les arrestations arbitraires, saisissant initialement l’opportunité offerte par la pandémie de Covid en 2020 et poursuivant la même approche jusqu’à ce jour – est toujours vivant comme un feu sous les cendres, attendant une occasion pour s’enflammer à nouveau.
Il ne fait aucun doute que l’establishment militaro-sécuritaire au pouvoir considérera le résultat des élections comme une source d’inquiétude, surtout qu’il s’est produit bien que le gouvernement ait augmenté les dépenses sociales avec lesquelles il tente d’acheter l’assentiment du peuple, en profitant de la hausse des prix des hydrocarbures et de l’augmentation de ses revenus qui s’en est suivie, avec le besoin européen croissant de gaz algérien pour compenser le gaz russe. Les hydrocarbures représentent en effet plus de 90% de la valeur des exportations algériennes, un pourcentage bien plus important que tous les pourcentages électoraux, car il indique l’échec lamentable des militaires à industrialiser le pays et à développer son agriculture, un objectif qu’ils ont déclaré prioritaire depuis qu’ils ont pris le pouvoir en 1965 sous la houlette de Houari Boumediene, notamment après la nationalisation du secteur des hydrocarbures en 1971.
Il est à craindre que la réaction de l’institution au pouvoir face à son échec politique évident ne se traduise par une nouvelle restriction des libertés et ne conduise le pays sur la voie traditionnelle des dictatures régionales, avec davantage de fraude électorale, au lieu de répondre au désir clair du peuple algérien de voir les militaires retourner dans leurs casernes et faire place à un gouvernement civil démocratique issu d’élections libres et équitables. Au contraire, des faits indiquent que le pays suit le modèle égyptien en élargissant le champ d’intervention de l’institution militaire dans la société civile, comme en témoigne la décision prise par la présidence au début de l’été de permettre aux officiers de l’armée d’occuper des postes dans l’administration civile sous prétexte de bénéficier de leurs qualifications.
En fin de compte, des deux vagues de soulèvements qu’a connues la région arabophone en 2011 et 2019, les régimes en place n’ont tiré que des leçons répressives en resserrant leur emprise sur les sociétés. Ce faisant, ils ne font qu’ouvrir la voie à des explosions encore plus grandes et plus dangereuses que ce que la région a connu jusqu’à présent, alors que la crise économique et sociale structurelle qui a constitué la base des deux vagues révolutionnaires précédentes continue de s’aggraver et s’aggravera inévitablement tant que les régimes de tyrannie et de corruption resteront en place.
Gilbert Achcar, professeur à la SOAS, Université de Londres. Traduction par l’auteur de sa tribune hebdomadaire dans le quotidien de langue arabe, Al-Quds al-Arabi, basé à Londres. Article est paru le 10 septembre en ligne et dans le numéro imprimé du 11 septembre.
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