Alger, 24 janvier 2020. 49e vendredi du hirak. 12h40. La rue Didouche Mourad est vide. Comme vendredi dernier, il y a plus de policiers que de hirakistes sur la grande artère.
La faute, sans aucun doute, à la vague de répression qui s’est abattue ces dernières semaines sur les manifestants qui font habituellement vibrer la capitale le matin. Nous montons vers le bureau régional du RCD (Rassemblement pour la culture et la démocratie), qui a fait l’objet récemment d’une notification administrative de la part des services de la wilaya d’Alger lui enjoignant de ne plus accueillir de manifestants. Le bureau est assiégé par un imposant dispositif de police.
Des camions bleus, des 4×4, des fourgons cellulaires, des bus de transport sont positionnés jusqu’au Sacré-Cœur. Cela n’a pas empêché de joyeux frondeurs massés sur les marches de l’antenne du RCD de donner de la voix.
Des témoins nous ont signalé au moins deux interpellations survenues en fin de matinée. Il s’agirait d’Ilyas Lahouazi, militant RCD, et d’un ex-détenu libéré le 2 janvier, Nabil Alloun.
A mesure que l’heure de la prière approche, la foule grossit autour de la mosquée Errahma et le long du boulevard Victor Hugo. 13h38. Dès la fin de l’office religieux, le traditionnel cri de ralliement fuse: «Dawla madania, machi askaria!» (Etat civil, pas militaire).
La marée humaine scande dans la foulée: «Tebboune m’zawar djabouh el askar, makache echar’îya, echaâb et’harrar houa elli y qarrar, dawla madania !» (Tebboune est un président fantoche ramené par les militaires. Il n’a pas de légitimité. Le peuple s’est libéré, c’est lui qui décide. Gouvernement civil).
La procession qui déferle sur la rue Didouche enchaîne par un tonitruant: «Qolna el îssaba t’roh ! Ya h’na ya entouma !» (On a dit que la bande doit partir. Ou bien c’est nous, ou bien c’est vous). On pouvait entendre aussi: «Ma t’khawfounache bel achriya, h’na rebatna el miziriya!» (Vous ne nous faites pas peur avec la décennie noire, on a grandi dans la misère), «Ahna ouled Amirouche, marche arrière ma n’ouwellouche, djaybine el houriya!» (Nous sommes les enfants de Amirouche, on n’a pas de marche arrière, on arrachera la liberté), «Ya h’na ya entouma, maranache habssine!» (C’est nous ou vous, on ne s’arrêtera pas).
«Gaz de schiste, désastre Total»
A Abdelmadjid Tebboune qui, lors de sa rencontre avec la presse mercredi dernier, a jugé «nécessaire» l’exploitation du gaz de schiste, les manifestants ont répondu : «Makache ghaz essakhri, Tebboubne machi char’î !» (Pas de gaz de schiste, Tebboune n’est pas légitime), «Dirou fi França el ghaz essakhri!» (Fais-le en France, le gaz de schiste).
Le même thème est revenu en force sur les pancartes brandies: «Non au gaz de schiste», «Gaz de schiste, désastre Total», «Le gaz de schiste est un danger pour les Algériens», «Total est à El Mouradia [palais de la présidence de la République]. Le gaz de schiste est un agenda étranger et une colonisation par procuration».
Une dame défend l’option du solaire contre les hydrocarbures non conventionnels: «On ne veut pas du projet de gaz de schiste qui porte préjudice à l’environnement, aux nappes phréatiques. On veut l’énergie solaire, amie de l’environnement», écrit-elle.
Au verso de son panneau, elle ajoute: «Les habitants du Sahara ne sont pas des cobayes. Non au gaz de schiste. Gouvernement de la bande, vous n’êtes pas différents de la France et ce qu’elle a commis à Reggane». Il faut dire que les références aux essais nucléaires effectués par la France à Reggane à partir du 13 février 1960 sous le nom de code «Gerboise bleue» revenaient dans nombre de messages. «En 2020, ils veulent essayer la gerboise noire en exploitant le gaz de schiste», écrit un hirakiste. Un autre alerte: «Non au gaz de schiste, danger de mort. Nous refusons que vous nous assassiniez. 50’000 milliards de mètres cubes d’eau pollués. Gaz de schiste, cadeau aux multinationales». Pour le Dr Djamel-Eddine Oulmane qui a été arrêté vendredi dernier et a passé 48 heures en garde à vue – et qui a tout de suite «repris du service» dans les rangs du hirak – il ne fait aucun doute que «ce sont les multinationales qui pilotent l’économie en Algérie, et leurs larbins, elles leur jettent des miettes. Elles n’ont que fiche des dégâts sur l’environnement, sachant que les hommes font intégralement partie de l’environnement».
Le carré du RCD aspergé de lacrymos
Autre fait notable à retenir en passant en revue les pancartes arborées sous un ciel splendide: il y avait un nombre incalculable de portraits de très bonne facture tirés à l’effigie de nombreux détenus politiques et d’opinion: Karim Tabbou, Samir Benlarbi, Fodil Boumala, Brahim Lalami, Mohamed Baba Nedjar, Rachid Nekkaz…
Sur les autres écriteaux, on pouvait lire: «Votre départ, la Constituante, la transition», «Constitution par une Constituante», «Justice indépendante, souveraine. Magistrats élus par la corporation», «La moitié de la bande est en prison, l’autre moitié est avec Tebboune, les médias divisent le hirak et le juge obéit aux instructions du téléphone», «On veut un Président comme Djamel Belmadi»… [sélectionneur de l’équipe nationale de football].
14h35: scène surréaliste à la place Audin. Alors que le gros du cortège était passé, des policiers déchaînés foncent sur un carré de manifestants avant de les asperger de gaz lacrymogènes à l’aide d’un aérosol (spray).
L’effet des lacrymos provoque un malaise chez plusieurs manifestants. Beaucoup ont du mal à respirer, manquent de suffoquer, ont les yeux rouges qui larmoient. Un monsieur est à terre. Une dame s’affaisse sur le trottoir.
Des citoyens accourent lui porter secours. «Aib alikoum ! Vous n’avez pas honte!» crient des manifestants excédés face à des officiers de police penauds. Il s’avérera que le carré ciblé est celui du RCD. «Violence policière et gaz lacrymogènes contre le carré du RCD», dénonce le parti sur sa page Facebook.
Au milieu de la pagaille provoquée par cette charge totalement gratuite de la police, un universitaire maintenait debout sa pancarte dont le contenu résonnait de façon troublante avec le contexte: «On ne règle pas les conflits avec la répression». (Article publié par El Watan en date du 25 janvier 2020)
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Béjaïa: «Le hirak survivra à toutes les manœuvres visant à l’affaiblir»
Par Nouredine Douici
Le 49e vendredi de manifestation à Béjaïa pour le changement radical du système a démontré, encore une fois, que le mouvement populaire refuse de s’inscrire ni d’évoluer dans l’agenda de la nouvelle équipe dirigeante. «Le hirak a sa propre logique», dira un manifestant.
De l’avis d’un autre hirakiste, le mouvement populaire «est certes, en panne de perspectives immédiates, malgré cela, ajoute-t-il, «la dynamique du hirak se poursuivra et survivra à toutes les manœuvres visant à l’affaiblir, il persistera tant qu’il n’a pas atteint ses objectifs».
Les revendications du mouvement national, autour desquelles un consensus s’est dégagé, sont loin d’être réalisées. Les mêmes objectifs sont également partagés par les regroupements reliés aux appareils et autres organisations politiques et syndicales qui soutiennent le hirak. Il s’agit, entre autres, de l’attachement du hirak à «une transition démocratique qui garantira l’avènement d’un Etat de droit géré par un civil». Pour y arriver, commente un autre manifestant, «les acteurs de la société civile, les partis politiques et autres organisations doivent tout de même trouver un cadre organisé pour contenir les concertations et les réflexions qui se déroulent au sein du mouvement».
Un balayage rapide des pancartes et slogans brandis lors de ce 49e rendez-vous du hirak démontre que le mouvement maintient le cap sur ses préalables s’accrochant à: «La primauté du civil sur le militaire», «Une Algérie libre et démocratique», «La libération des détenus d’opinion et politiques» et son «Rejet du dialogue».
«Non au gaz de schiste»
Les récents propos du président Tebboune au sujet de la politique énergétique, lors de sa rencontre avec certains titres de la presse nationale et les responsables des télé offshore, n’ont pas manqué de faire réagir la rue. La population s’oppose farouchement à l’exploitation du gaz de schiste qui est, pour le chef de l’Etat, «indispensable». Sur une pancarte estampillée du logo de la société française Total, les marcheurs ont rappelé que les dirigeants français eux-mêmes ont interdit, à travers des lois, «la fracturation hydraulique», une technique utilisée pour «extraire des hydrocarbures non conventionnels, comme le gaz de schiste, emprisonnés à grande profondeur dans des roches peu perméables». Un autre écriteau énumère les retombées néfastes sur l’environnement d’une telle option. A travers des slogans et banderoles, les manifestants ont critiqué la loi de finances 2020 qui vise, à leurs yeux, à paupériser davantage la population. «Multiplier les impôts, c’est ce qu’il a (Tebboune) trouvé pour récupérer l’argent volé par la bande», ironisent-ils.
«Qui a tué Matoub?»
Le hasard du calendrier a fait coïncider la manifestation d’hier avec le 64e anniversaire de la naissance du chanteur engagé Matoub Lounès, un 24 janvier 1956. La société civile a tenu à rendre un vibrant hommage au Rebelle. Un gigantesque portrait du chanteur est accroché devant la cité CNS au centre-ville, signé par l’artiste Sid Ali Yessad, connu sous le pseudonyme Iladis. Le dessin revendique la vérité sur l’assassinat de Matoub Lounès, tué par balle sur la route de Beni Douala (Tizi Ouzou), un 25 juin 1998. Vingt-deux ans après sa disparition, la population veut la réouverture du dossier pour connaître la vérité et que soient punis les commanditaires du meurtre et leurs complices. Une halte a été observée devant le portrait géant avec la diffusion de l’un de ses chefs-d’œuvre Lettre ouverte au pouvoir ou Aguru (imposture), une parodie de l’hymne national algérien, où il dénonce les dirigeants. «Le combat de Matoub Lounès n’est pas différent de celui de ces milliers de manifestants qui marchent chaque vendredi», clame un marcheur. «Il a toujours combattu pour la démocratie, la liberté et l’amazighité.» «Matoub a également plaidé pour la laïcité et a défendu l’idée d’une refondation du système de l’organisation de l’Etat en soutenant le système fédéral», conclut-il. (Article publié dans El Watan, en date du 25 janvier 2020)
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Face à la répression, les manifestants «s’exilent» à Tlemcen
Par M. Abdelkrim
Des centaines de citoyens de Sidi Bel Abbès [à 80 kilomètres d’Oran] mettent le cap, depuis quelques semaines, sur les villes de Tlemcen et Oran pour participer aux manifestations pacifiques du vendredi, suite à la répression policière qui leur a été imposée.
Hier, la ville de Tlemcen a été la principale destination de nombreux activistes du hirak, qui font l’objet d’une répression massive et implacable avec tout son lot d’atteintes aux libertés et d’abus de pouvoir. Sur des images relayées sur les réseaux sociaux, les manifestants de Sidi Bel Abbès y ont déployé une large banderole sur laquelle on pouvait lire: «Le hirak de Sidi Bel Abbès réprimé».
Faisant souvent l’objet de poursuites judiciaires, des dizaines de citoyens continuent de subir une campagne de harcèlement et d’intimidation que mènent les éléments de la police, «instruits» à l’effet d’étouffer le mouvement de protestation né le 22 février 2019.
Lors du vendredi 17 janvier, des manifestants ont été embarquées manu militari à la sortie de la mosquée Abou Bakr Essedik, en plein centre-ville, avant d’être conduits vers les commissariats de la ville.
«J’ai été interpellée avec ma fille de 8 ans et gardée en détention durant presque six heures au commissariat», indique une mère de famille, très en colère, dans une vidéo postée sur les réseaux sociaux.
Elle affirme dans cet enregistrement vidéo que le premier responsable de la police a, sans état d’âme, intimé l’ordre à ses subalternes de l’embarquer ainsi que sa petite fille. «Ici, la répression policière visant le hirak a pris des proportions alarmantes», ajoute-t-elle. M. Machab, professeur de mathématiques à l’université Djilali Liabès [de Sidi Bel Abbès], fait partie des nombreux citoyens brutalement interpellés par des policiers en civil à la place du 1er Novembre (ex-Carnot). «Lorsqu’un policier est venu m’arrêter, il m’a lancé: «Enta ousted?» (Toi, t’es un enseignant?). Immédiatement, il m’a tordu le bras alors que je n’opposais aucune résistance», relate-t-il.
Et d’ajouter: «Je lui ai dit que j’aurai pu être son père. Je ne peux reproduire, ici, sa réponse par respect pour les lecteurs…» D’autres manifestants pacifiques affirment avoir subi des insultes et des atteintes répétées à leur intégrité morale de la part de policiers qui font souvent preuve d’une brutalité gratuite et injustifiée.
Des avocats du barreau de Sidi Bel Abbès ont, pour leur part, relevé le caractère illégal des arrestations ciblant des manifestants pacifiques et appelé les pouvoirs publics au respect des lois de la République garantissant le droit de manifester. «Un collectif d’avocats est en train de recueillir différents témoignages sur les violations des libertés à Sidi Bel Abbès», indique Me Kerma. (Article publié par El Watan en date du 25 janvier 2020)
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