Par Mustapha Benfodil
Du monde, beaucoup de monde, du soleil et des tensions avec la police. Voilà qui devrait résumer ce 41e acte du hirak algérois du vendredi 29 novembre. Le temps, en effet, était idéal pour une belle manif’ sous un ciel limpide.
On aurait aimé écrire «sous un ciel serein», mais avec les deux hélicos qui ne cessaient de bourdonner au-dessus d’Alger, ce tableau idyllique était quelque peu altéré. Et ce n’est pas que dans le ciel que la police a failli gâcher la fête citoyenne hebdomadaire.
Sur le sol aussi, c’était chaud. Si nous n’avons rien noté au plus fort des marches, en revanche, la matinée a été marquée par plusieurs épisodes électriques avec les forces de l’ordre accompagnés d’interpellations dans les rangs des manifestants.
Pourtant, ces derniers vendredis, les matins du hirak se déroulaient plutôt dans le calme. Et c’est le même rituel auquel on assiste à partir de 11h, parfois avant.
Plusieurs dizaines de manifestants se mettent alors à défiler en faisant des va-et-vient entre la place Audin et les abords de Meissonnier, un peu plus haut… Hier, les hirakistes matinaux n’ont pas dérogé à la règle.
Ils donnaient de la voix en scandant: «Asmaâ ya el Gaïd, dawla madania, asmaâ ya el Gaïd, machi askaria!» (Ecoute Gaïd, Etat civil, écoute Gaïd, pas militaire), «Ahna ouled Amirouche, marche arrière ma n’ouellouche, djaybine el houriya!» (Nous sommes les enfants de Amirouche, pas de marche arrière, on arrachera la liberté), «Makache intikhabate maâ el îssabate!» (pas d’élections avec les gangs), «Ettalgou el massadjine, ma baouche el cocaïne!» (Libérez les détenus (politique), c’est pas des vendeurs de cocaïne)… Un nouveau slogan a fait son apparition en l’honneur du cyberactiviste Amir DZ aux cris de: «Amir DZ, chikour el issaba!» (Amir DZ, maître de la bande, au sens de «celui qui a triomphé de la bande»). [Amir DZ, de son vrai nom Amir Boukhors, depuis son exil français dénonce avec force le pouvoir algérien; il a été arrêté le 28 novembre par la police près de la Porte d’Italie, à Paris. Est-ce pour son activité d’opposant ou pour des raisons administratives?]
Interpellations et lacrymos «spray»
Vers 12h, une échauffourée éclate avec des membres des forces de l’ordre sur la rue Didouche, à quelques mètres du commissariat du 6e arrondissement jouxtant l’hôtel Suisse. Cris. Bousculade. Confusion. Soudain, l’odeur âcre des gaz lacrymogènes nous irrite la gorge. Picotements.
Les yeux qui larmoient. Les choses sont allées tellement vite qu’on n’a rien vu venir. Renseignement pris, il s’avère que la police a procédé à l’interpellation d’un ou plusieurs manifestants, ce qui a provoqué ce mouvement de foule. Un vieux monsieur gît sur le bitume.
Il a perdu connaissance suite aux gaz lacrymogènes qu’il a inhalés. Il est évacué d’urgence. Un septuagénaire et un autre marcheur, plus jeune, ont été également évacués et des secouristes leur prodiguaient les soins nécessaires dans la ruelle qui donne sur la 6e sûreté urbaine.
Eux aussi ont été indisposés par les lacrymos «spray» aspergés à l’aide d’un aérosol. «J’ai reçu les gaz lacrymogènes en plein visage», nous confiera un peu plus tard un vieux monsieur qui avait éprouvé un malaise suite à l’offensive policière.
Il est originaire de Tizi Ghennif [commune de la wilaya de Tizi Ouzou]. Le vieux manifestant était visiblement ému mais ne lâchait pas le haut panneau sur lequel il avait accroché plusieurs photos de chouhada [combattants de la guerre d’indépendance]. Une femme lui offre un quartier de clémentine pour l’aider à reprendre ses esprits. La foule s’est massée sur la partie de la rue Didouche qui donne sur la rue Lieutenant Salah Boulhart où se situe le commissariat du 6e. Les manifestants n’entendent pas lever le «siège» avant d’avoir libéré leurs camarades. «Pouvoir assassin!» «La police haggarine» [opresseuse] «Libérez les otages!» pouvait-on entendre.
Plusieurs voix s’attachaient à rappeler le caractère pacifique du mouvement en martelant: «Silmiya! Silmiya!» «C’est de la provocation pure!» s’indigne un citoyen d’âge mûr sorti battre le pavé avec son épouse. La marée humaine est restée un bon moment immobilisée à quelques encablures du commissariat avant qu’une partie des manifestants se décide à reprendre son itinéraire en paradant jusqu’à la place Audin.
Nous descendons à notre tour vers Audin. 12h35. A peine arrivés près du fleuriste, nouvelle interpellation musclée: des policiers en civil encerclent un manifestant dans la quarantaine et l’embarquent vers le commissariat du 6e.
Des cris de protestations fusent: «Pouvoir assassin!» «Pouvoir criminel!»… Et tout le monde de courir en direction du «6e» dans une tentative de libérer le malheureux embarqué. «Eddouna gaâ lel habss, echaâb mahouche habess!» (Emmenez-nous tous en prison, on ne s’arrêtera pas), crient les manifestants. Des sifflements de protestation stridents font trembler la rue Didouche. Un quart d’heure plus tard, la police récidive en procédant à l’interpellation d’un troisième citoyen, un jeune qui était près du cordon de police barrant la rue Salah Boulhart. «Ils le font exprès! Rahoum maâouline!» enrage un homme excédé.
D’aucuns y voient les signes d’un changement de stratégie. «Il y a une escalade de la répression», note un jeune architecte. 13h10. Des hourras éclatent au moment où l’un des citoyens interpellés est libéré par la police. «Espérons que les autres seront relâchés», soupire un monsieur en poussant un ouf de soulagement.
13h34. Un tonitruant «Ya Aliii!» déchire le ciel dès la fin de la prière. A partir de là, la physionomie de la journée change du tout au tout. La police se fait discrète devant le déferlement humain qui va se déverser sur la rue Didouche. Exaltés, transfigurés, les manifestants, dont énormément de femmes, scandent à l’unisson: «Dawla madania, machi askaria!» (Etat civil, pas militaire), «Dégage Gaïd Salah, had el âme makache el vote!» (pas de vote cette année) «Ahna ouled Amirouche marche arrière ma n’oulleouche djaybine el houriya!»…
Plusieurs citoyens arborent des cartons rouges en répétant: «Les généraux à la poubelle wel Djazair teddi l’istiqlal!» (et l’Algérie accèdera à l’indépendance). A un moment, la foule s’époumone en martelant à tue-tête: «Echaâb yourid isqate Gaïd Salah!» (Le peuple veut la chute de Gaïd Salah). Des citoyens brandissent des pancartes appelant à la libération du talentueux bédéiste Abdelhamid Amine, dit Nime, arrêté mardi dernier à Oran. «Libérez Nime!» «L’Art yatlag sarahou!» disaient plusieurs d’entre elles.
Sur les autres pancartes, le rejet des élections figurait en tête des messages exprimés: «Je ne voterai pas contre ma patrie», «Ces élections, ce n’est pas pour sauver notre chère Algérie mais pour sauver le reste de la bande». Une dame a ce message cinglant: «Je ne voterai pas, je fais partie des abstentionnistes, le premier parti en Algérie. Un bulletin de vote est un ticket de spectacle».
Un autre ironise: «Le 12/12 [date des élections] la yadjouz» (un scrutin illicite). Un manifestant écrit: «Vous avez la cocaïne, nous avons une héroïne. Libérez Samira Messsouci» [Jeune militante du RCD, arrêtée en juillet, elle est élue à l’Assemblée populaire de wilaya — APW — de Tizi Ouzou, incarcérée dans la prison d’El Harrach; elle dispose d’un master de biologie]. Des marcheurs forment une chaîne humaine en mettant bout à bout leurs pancartes. On avait à la fin ce message: «Notre détermination vaincra votre répression. Halte aux kidnappings. Le seul mandat que vous méritez est un mandat d’arrêt».
Un raz-de-marée sur le boulevard Che Guevara
14h10. A la rue Asselah Hocine, un premier cortège arrive de Bab El Oued aux cris de: «Klitou lebled ya esseraquine!» (Vous avez pillé le pays bande de voleurs), «Dégage Gaïd Salah, had el âme makache el vote!» «Baouha el khawana baouha!» (ils ont vendu la patrie)…
Une manifestante arbore cette inscription: «Ya Gaïd, le peuple a brisé le mur de la peur. Il finira par libérer notre Algérie de la terreur». Au verso de son affiche, une carte de vote avec deux rondelles de «cachir» [saucisson algérien] en guise de cachet. Nous nous rendons à la place des Martyrs pour intercepter le gros cortège en provenance de Bab El Oued.
Sur le boulevard Che Guevara, près de Sahate Echouhada, c’est un véritable raz-de-marée qui déferle en agitant des drapeaux géants et plusieurs étendards à l’effigie de Lakhdar Bouregaâ, Samira Messouci, Brahim Lalami, Karim Tabbou, Samir Belarbi, Fodil Boumala, Brahim Daouadji…[Tous arrêttés]. La foule traverse le boulevard Zighoud Youcef avant de tourner à hauteur de l’hôtel Essafir (ex-Aletti) pour s’engager sur la rue Asselah Hocine et rejoindre la Grande-Poste.
La procession s’annonce en s’écriant: «Rahoum djaw l’ouled, Casbah-Bab El Oued!» (Les enfants de La Casbah et Bab El Oued sont arrivés). Parmi les slogans scandés: «Ma tekhewfounache bel achriya, ahna rebbatna el miziriya!» (Vous ne nous ferez pas peur avec la décennie noire, nous avons grandi dans la misère), «Ahna ouled Amirouche, marche arrière ma n’ouellouche, djaybine el houriya!» «Hé ho, lebled bledna w’endirou raina makache el vote!» (C’est notre pays, nous ferons ce qui nous plaît, pas de vote)… De nombreux manifestants hissaient un même écriteau qui disait: «Je suis chirdhima (une minorité) et je t’em…!»
On pouvait lire aussi: «Je ne voterai pas contre mon pays», «Ni (Etat) militaire, ni (Etat) policier», «Nos revendications sont légitimes: démocratie, liberté, justice indépendante»…
Un citoyen a écrit simplement «Transition», et sur l’autre face: «République». Moralité: ce 41e acte ne fait que confirmer le poids du boycott du «12/12» qui veut se transformer en annulation pure et simple du scrutin.
Une équation que résume remarquablement cette dame à travers sa pancarte bleue: «Vous voulez faire des élections sans nous, nous voulons faire une Algérie sans vous». (Article publié dans El Watan, le 30 novembre 2019)
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