Dossier-Venezuela. «L’opposition mise au repos forcé»

Nicolas Maduro

Par Humberto Márquez (Caracas)

La répression et le manque de réaction face à celle-ci ont paralysé et presque réduit au silence l’opposition. Le gouvernement a profité de ce flottement politique pour mettre au pied du mur les dirigeants de l’opposition avec des arrestations ciblées, maintenir près de 2000 manifestants en prison, promouvoir des lois plus strictes sur la vie politique et civile et faire diversion avec des mesures telles que l’avancement des vacances de Noël au 1er octobre ou des querelles avec des parlementaires espagnols [voir plus bas].

La faiblesse de l’opposition interne est contrebalancée par la réticence de la plupart des gouvernements de l’Amérique du Nord et du Sud et l’UE à reconnaître la victoire de Nicolás Maduro, bien qu’ils ne reconnaissent pas encore Edmundo González comme président élu. Dans le camp de l’opposition interne et dans les gouvernements les plus concernés par ce qui se passe au Venezuela, on reconnaît que le centre de gravité de la crise s’est déplacé vers l’extérieur et que la pression internationale est pour l’instant le principal facteur en faveur d’un changement politique que le parti au pouvoir refuse d’accepter, ajoutant de plus en plus de sacs de sable à ses lignes de défense.

Ce jeu a une échéance fixe de trois mois, puisque le nouveau mandat présidentiel de six ans doit commencer le 10 janvier 2025.

Résultats électoraux et répression

Il y a un mois, González a pris le chemin de l’exil à Madrid, après avoir été pendant des semaines «sous bonne garde» dans les ambassades néerlandaise et espagnole à Caracas. Un mandat d’arrêt avait été lancé contre lui pour une série de délits politiques. Il s’agit d’un revers pour l’opposition et d’un soulagement pour Maduro, bien qu’en Europe, le diplomate à la retraite de 75 ans rencontre des dirigeants politiques pour faire sa victoire le 28 juillet.

D’autres dirigeants de l’opposition n’ont pas eu la même chance. A la suite des manifestations contre la proclamation de Maduro, qui ont fait 25 morts et des dizaines de blessés, une vingtaine de dirigeants nationaux et régionaux de partis d’opposition ont été emprisonnés. Beaucoup d’autres se cachent – comme la principale dirigeante de l’opposition, María Corina Machado – soit ont fui à l’étranger ou se font très discrets.

L’organisation non gouvernementale Foro Penal dénombrait, au 7 octobre, 1916 prisonniers politiques au Venezuela, dont 1676 hommes et 240 femmes; 1757 civils et 159 militaires; 1 846 adultes et 70 adolescents de 14 à 17 ans; 1 784 ont été arrêtés après le 29 juillet et 148 ont été condamnés.

Dans ce climat, l’activité de l’opposition s’est réduite au point de presque disparaître, comme si elle laissait la possibilité à l’inertie de produire une interruption soudaine. Une semaine après l’élection, de grandes manifestations ont eu lieu dans plusieurs villes. Un mois plus tard, on ne compte que quelques petites manifestations, bien qu’il y ait eu de nombreux Vénézuéliens, s’exprimant dans certaines villes à l’étranger [entre autres en Colombie]. Deux mois plus tard, le 28 septembre, suivant les instructions de Maria Corina Machado, seuls de petits «essaims» ne dépassant pas 40 personnes se sont formés dans certaines régions.

De plus, le tintamarre des «actas» [des bulletins imprimés] de contrôle a presque cessé. Le parti au pouvoir maintient que Maduro a gagné avec 51,95% des voix contre 43,18% pour Gonzalez, tandis que l’opposition maintient que le résultat est au moins de 67% à 30% en sa faveur. Depuis que l’autorité électorale a refusé de publier – et apparemment ne publiera jamais – les résultats dans les 30’026 bureaux de vote, la demande d’attendre les «résultats officiels désagrégés» avant de faire une déclaration est restée un alibi utile pour les gouvernements qui refusent de s’engager à reconnaître la victoire de Maduro ou de González: notamment le Brésil, la Colombie et le Mexique. Le Centre Carter des Etats-Unis, dont la délégation a observé l’élection sur le terrain, a approuvé les chiffres et les décomptes que l’opposition a publiés sur Internet (les autorités électorales et les témoins des partis ont reçu des copies identiques des décomptes des votes dans les bureaux de vote).

Dix jours séparent deux investitures

Le Venezuela reste un sujet qui retient d’attention au plan politique international, bien qu’il soit loin des priorités du Moyen-Orient, de l’Europe de l’Est ou de l’Asie de l’Est. Il y a un mois, les Etats-Unis ont réuni les représentants de 49 gouvernements – en marge de l’Assemblée générale des Nations unies – pour exiger le respect des résultats des élections vénézuéliennes et appeler au dialogue entre le gouvernement et l’opposition.

Cette semaine, c’est Josep Borrell, le responsable des affaires étrangères de l’Union européenne, qui a réaffirmé que la solution à la crise vénézuélienne «ne peut être que politique et doit provenir de la pression internationale». Il a admis que Maduro «apparemment, selon ses plans, reprendra le pouvoir en janvier prochain», mais «nous ne lui reconnaissons pas de légitimité démocratique». C’est ce qu’a dit le Parlement européen et c’est ce que va dire le Conseil européen, qui est compétent en matière de politique étrangère, qui se réunira jeudi 17 octobre.

Francisco Palmieri, chef de la mission étasunienne au Venezuela, basée à Bogota, a déclaré il y a quelques jours que «le monde connaît la vérité sur le 28 juillet. Edmundo González a battu Nicolás Maduro par des millions de voix», et a annoncé que Washington poursuivrait sa politique de pression avec des sanctions contre Caracas.

Mais ces mesures et toute autre action étasunienne sur le Venezuela – comme sur d’autres points chauds de la scène dans le monde – passeront par le filtre de l’élection présidentielle du 5 novembre aux Etats-Unis. Il n’y aura que dix jours qui sépareront l’investiture présidentielle à Caracas [10 janvier 2025] et Washington [20 janvier 2025].

Edmundo González a déclaré dans la presse qu’il envisageait de rentrer au Venezuela pour prendre ses fonctions de président le 10 janvier. Les responsables du parti au pouvoir répondent par des railleries, mais aussi par des mesures concrètes, telles que la poursuite de la détention de militant·e·s de l’opposition et l’adoption de lois – l’opposition qui soutient González n’a pas de représentation parlementaire – qui réglementent de manière plus stricte le fonctionnement des organisations politiques et civiles du pays.

Le discours pro-gouvernemental reste conflictuel. L’Espagne a offert une occasion en or, après que son parlement, par un vote partagé, a reconnu González comme président élu et a exhorté le gouvernement à faire de même. L’Assemblée nationale vénézuélienne a ensuite proposé à Maduro de rompre toute relation avec Madrid et a appelé le gouvernement espagnol à faire rien de moins qu’abolir la monarchie. Pendant ce temps, dans le lexique de Maduro et de ses collaborateurs, comme Jorge Rodríguez, président du parlement, et Diosdado Cabello, ministre de l’Intérieur, González est «menteur», «lâche», «traître» et «traître», et Corionia Machado est «fasciste», «diabolique» et «sayona [sorcière]».

Impasse et émigration

La paralysie politique est également marquée par l’absence de nouvelles initiatives gouvernementales pour remédier à la prostration dans la pauvreté de la majorité de la population et par le vent de nouvelles divisions dans les partis politiques d’opposition en perte de vitesse, en particulier Primero Justicia, de centre droit et premier parti du pays il y a quelques années, lorsque son leader, Henrique Capriles, s’est présenté à la présidence en 2012 contre le défunt leader Hugo Chávez, et en 2013 contre son héritier, Maduro. L’armée fait encore moins de bruit, après que ses hauts gradés ont publiquement et fermement soutenu la réélection de Maduro, à qui ils déclarent une loyauté inébranlable.

En attendant, pour une population dont la qualité de vie est déplorable – plus de 80% des 28 millions d’habitant·e·s sont considérés comme pauvres en termes de revenus et plus de la moitié font face à l’impossibilité de satisfaire leurs besoins de base – la perspective de l’émigration se dessine à nouveau. Une enquête de la société Poder y Estrategia a révélé cette semaine que 56% des jeunes Vénézuéliens âgés de 18 à 30 ans envisagent d’émigrer du pays, comme l’ont déjà fait huit millions de leurs compatriotes. Vingt-six pour cent d’entre eux ont déjà des projets en ce sens. (Article publié dans l’hebdomadaire uruguayen Brecha le 11 octobre 2024; traduction par la rédaction d’A l’Encontre)

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«Une représentation a été définitivement brisée»

Emiliano Terán Mantovani

Par Raúl Zibechi

«Si le Caracazo de 1989 avait brisé l’image d’un Venezuela riche en pétrole et d’une démocratie prétendument stable, la défaite électorale de Maduro en 2024 et l’éphémère soulèvement populaire qui s’en est suivi ont brisé le pilier symbolique de ce que nous appelons le chavisme», conclut Emiliano Terán Mantovani, après avoir analysé la réalité de la contestation sociale dans son pays. Sociologue à l’Université centrale du Venezuela, Terán Mantovani a collaboré à des initiatives telles que l’Atlas de la justice environnementale et le Panel scientifique pour l’Amazonie.

Il considère que les mouvements sociaux ont joué et jouent encore un rôle important dans son pays, même s’il préfère parler de «camp populaire» pour désigner la mobilisation massive de la population. Bien que les mouvements ne soient pas «liés au couple gouvernement-opposition», il considère que «le tissu des organisations sociales et des initiatives populaires a toujours été très impacté par le pétro-Etat vénézuélien, qui avait une grande capacité à récupérer leur force et à altérer leur autonomie», même avant l’arrivée au pouvoir d’Hugo Chávez en 1999.

Le chavisme a produit une polarisation qui a divisé la société en deux, «ce qui a fortement marqué l’orientation de la mobilisation vers la “partisannerie”». C’est pourquoi l’effondrement économique du milieu de la décennie 2010  «a eu un impact très dur sur le tissu social: la vie est devenue plus précaire et, avec elle, l’activité militante a été perturbée.»

Si l’on estime à 7 ou 8 millions le nombre de personnes qui ont émigré, on peut s’attendre à ce que de nombreux membres des mouvements sociaux («du camp populaire») en fassent partie, ce qui a affaibli leurs structures. Puis vint le pire: «La répression de l’Etat contre la société organisée a commencé à s’intensifier de manière extraordinaire depuis que le gouvernement a mis en échec la stratégie de Juan Guaidó et de Donald Trump en 2019 et que les partis d’opposition ont été durement touchés. Ces mesures répressives se sont traduites contre les syndicats, les ONG, les défenseurs des droits de l’homme et de l’environnement, la communauté LGTBI, entre autres; une avancée répressive que la pandémie a consolidée.»

Contrepoids venant d’en bas

Bien que l’effondrement économique ait perturbé les coordonnées politiques et ébranlé le terrain pour tout le monde, «dans le camp populaire, un discrédit de la polarisation politique a également commencé à se développer. Selon les sondages, la population se méfiait de tous les secteurs des partis à plus de 60%. La polarisation, qui avait été si décisive, perdait son sens pour la majeure partie de la population. A mon avis, un changement de perspective était déjà perceptible, qui, selon moi, cherche encore sa propre forme». Une sorte de «force politique populaire» diffuse était en train de se former, mais elle était présente dans des moments tels que les récentes élections.

De plus, l’effondrement implique non seulement la débâcle économique mais aussi l’absence de l’Etat social, ce qui a conduit à ce que «les organisations acquièrent une plus grande capacité d’autogestion et une plus grande conscience de ce qu’est l’activisme dans des contextes de risque et de précarité élevés». Cette nouvelle réalité s’est concrétisée en 2015 et 2016, avec une inflation à sept chiffres, période au cours de laquelle «des organisations sociales plus diverses et plus variées ont vu le jour, bien qu’affectées par le contexte et la fragmentation».

Cependant, la proximité de l’élection présidentielle «a commencé à absorber de manière décisive l’expectative et la mobilisation sociale, voyant l’élection comme une possibilité réelle de changer le gouvernement». L’enthousiasme social a été capitalisé par María Corina Machado, au point que beaucoup ont évoqué le  «phénomène MCM» pour sa capacité à rassembler les forces autour de sa candidature. Mais Terán Mantovani estime que «ce serait une erreur de ne pas voir que ce qui précède, ce qui est en arrière-plan, c’est ce sentiment populaire, qui ne peut pas être lu comme une homologation de son programme politico-économique».

La mobilisation électorale

La mobilisation sociale suscitée par les élections de cette année a probablement constitué un tournant durable. «Elle ne peut être interprétée en termes de grands mouvements sociaux, ni en termes de grands idéaux émancipateurs, bien qu’elle ait été inspirée par l’idée d’une démocratie à retrouver. Peut-être que cette mobilisation sociale est plus un mixte entre le mouvement spontané du peuple, les actions des bases sociales organisées et des différents partis politiques, et le consensus de tous les secteurs de la société pour destituer [Nicolás] Maduro», explique Terán Mantovani

La vérité est que les gens ont fait la queue pour voter dès la nuit précédant l’élection, «de nombreux réseaux de solidarité se sont construits entre les gens pour faciliter la participation massive, il y a eu une organisation pour une défense sans faille du vote, au-delà de la structure organisationnelle des partis politiques. Une chose à laquelle le gouvernement ne s’attendait peut-être pas».

A l’annonce des résultats et des preuves de fraude, la réaction a été des plus forte et spontanée dans tout le pays, «principalement dans les quartiers populaires les plus emblématiques, anciens bastions du chavisme». Cela à tel point que la dirigeante de l’opposition «a appelé à la prudence et à rentrer chez soi». Selon Terán Mantovani, il s’est agi d’un «bref soulèvement populaire comme on n’en avait pas vu depuis des décennies».  «Pendant des années, le narratif chaviste a promu une image qui fusionnait le peuple et la révolution bolivarienne, et aujourd’hui, cette représentation a été définitivement brisée».

Le puissant ferment social était gelé ou, comme le dit Terán: «il se trouvait dans un certain état de latence dû à la terreur et à la répression brutale». Mais le calme imposé et l’ampleur de l’explosion «montrent que les conditions ne seront plus les mêmes». C’est sans doute pour cela que le gouvernement tente de mettre en place un nouveau régime hyper-répressif et policier.

Il est encore trop tôt pour connaître les trajectoires qui seront empruntées par une société qui continue de rêver. La décennie qui s’est écoulée entre le Caracazo et le triomphe de Chávez est peut-être une mesure appropriée des changements inévitables qui sont encore en incubation. (Article publié dans l’hebdomadaire uruguayen Brecha le 11 octobre 2024; traduction par la rédaction d’A l’Encontre).

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