Par Fabienne Bock
Alain Bihr parachève la grande œuvre qu’il a consacrée (15 ans de recherches et d’écriture!) au Premier âge du capitalisme (1415-1763) avec ce double volume où il effectue la synthèse des analyses qu’il a menées dans les deux premiers tomes: le premier décrivait l’expansion commerciale et coloniale de l’Europe occidentale, le second abordait les effets en retour de cette expansion sur les métropoles (cf. les recensions parues dans Raison Présente n° 208 et 210). Le résultat de ce double mouvement, c’est la formation d’un « premier système planétaire dont les différentes parties sont interdépendantes » (p. 15). L’ouvrage se divise en quatre parties.
La première partie (Partie IX dans la numérotation suivie depuis le tome 1) précise le cadre spatio-temporel du premier monde capitaliste en partant d’une lecture critique des ouvrages de Fernand Braudel (Civilisation matérielle, économie et capitalisme, 3 vol., A. Colin, 1979) et d’Immanuel Wallerstein (Capitalisme et économie-monde, Flammarion 1980). Reconnaissant à Braudel le mérite d’avoir avancé la notion d’économie monde, il s’en démarque en insistant sur la faiblesse conceptuelle des notions avancées – en particulier celle de civilisation matérielle – et lui reproche de réduire le capital au seul capital marchand et ainsi de ne pas comprendre la spécificité du passage de la prédominance du capital marchand à celle du capital industriel. Plus proche de Marx, l’œuvre d’Immanuel Wallerstein n’en suscite pas moins les réserves d’Alain Bihr qui lui reproche une interprétation fautive des concepts marxistes essentiels et une incapacité, comme Braudel, à définir capital et capitalisme. Alain Bihr propose alors sa propre analyse de la première économie monde capitaliste. Il dessine un monde en expansion que l’économie tend à homogénéiser mais dont la structure politique reste fragmentée tout en étant la proie à une hiérarchisation des puissances. Quatre moments dessinent une périodisation globale centrée sur l’expansion commerciale et coloniale de l’Europe puis montrent «comment cette dernière est venue scander les événements et les processus économiques, politiques et culturels dont l’Europe a été le siège» (p. 65). Le premier moment (1415-1492) est dominé par le Portugal; l’Espagne prend la relève (1492-1609); elle est suivie par le «court siècle néerlandais» (1609-1689), tandis que le quatrième moment (1689-1783) est celui de la montée en puissance de la France, suivie d’une confrontation avec l’outsider britannique.
La deuxième partie (ou Partie X), intitulée «Le centre, un champ de luttes pour l’hégémonie», combinant les dimensions spatiale et temporelle, est donc consacrée à l’analyse de ces quatre moments qui correspondent chacun à l’hégémonie d’un acteur. L’étude met en lumière les forces qui assurent sa prééminence et les faiblesses qui, en fin de cycle, entraînent sa relégation au second rang dans la hiérarchie toujours en cours de remodelage des puissances européennes. Pour chacun des acteurs l’analyse prend en compte les caractéristiques politiques, économiques et culturelles, leurs interactions et les retournements qui peuvent se produire. Ainsi l’étude du cas portugais met en évidence l’atout que représentent la précocité et la force de l’Etat en début de période mais souligne que la dépendance du capital marchand à l’égard de la Couronne devient un facteur de faiblesse, tandis que la base productive du royaume reste insuffisante et que sa supériorité maritime, indéniable au début du 16° siècle, ne sort pas du modèle thalassocratique vénitien, se contentant de contrôler un réseau de comptoirs maritimes fortifiés. Enfin les facteurs culturels ne sont pas sans jouer leur rôle dans la perte de compétitivité qui affecte le pays à la fin du 16° siècle: la persécution des juifs prive le Portugal d’un potentiel économique et la mainmise de l’Inquisition étouffe la vie intellectuelle. Les acteurs qui se succèdent ensuite en position hégémonique, Espagne, Provinces Unies, ou qui se la disputent comme le font la France et l’Angleterre dans le quatrième moment qui clôt la période, bénéficient de la même subtilité dans l’analyse de leurs forces et du retournement qui les atteint.
La troisième section (Partie XI) aborde les semi-périphéries situées seulement en Europe, car «aucune des périphéries coloniales extra-européennes, nées de l’expansion européenne en début de période, n’est parvenue à se hisser à un statut semi-périphérique» (p. 781). C’est donc aux espaces instables de l’Europe qu’est réservé le statut de semi-périphérie: «la mosaïque des cités-Etats italiennes», la Suède, l’Europe centrale et orientale – Prusse, Pologne, empire habsbourgeois, Russie – sans oublier l’Espagne qui, acteur majeur au 17° siècle, se retrouve marginalisée au siècle suivant. Appuyé sur une érudition toujours aussi impressionnante, Alain Bihr poursuit son analyse des conditions internes – avec une précieuse analyse du despotisme éclairé – et des facteurs externes qui rendent compte des situations fort diverses de ces ensembles régionaux.
La dernière partie enfin (Partie XII) aborde les quatre empires qui restent en marge du monde protocapitaliste: Empire ottoman, empire perse, Chine et Japon. L’étude s’organise autour de trois questions. La première porte sur les biais par lesquels la pression du protocapitalisme mercantile s’est exercée sur ces formations. La seconde s’interroge sur les obstacles auxquels ces tentatives de pénétration et de subordination se sont heurtées. Enfin, l’auteur se demande «comment expliquer que la pression des formations centrales sur les formations marginales ait pu aboutir en définitive à des résultats fort différents, les unes finissant par y céder tandis que les autres y résisteront plus durablement, certaines parvenant même à enclencher par réaction une dynamique protocapitaliste» (p. 1265).
De ce tour du monde effectué en plongée dans trois siècles d’histoire, on sort un peu étourdi et toujours admiratif tant de l’érudition de l’auteur que de la qualité de son raisonnement. La bibliographie générale (à laquelle des notes ont renvoyé tout au long des quatre tomes de l’ouvrage) comporte des centaines de titres parmi lesquels les références les plus récentes aux travaux des historiens spécialisés. Un index des matières permet de se reporter aux sujets de son choix. Des cartes nombreuses facilitent aussi la représentation que l’on se fait des régions étudiées. Bref, ces quatre volumes constituent une véritable mine d’informations sur ce que les historiens appellent l’époque moderne. Mais le but poursuivi par Alain Bihr est d’apporter une nouvelle compréhension de ce protocapitalisme et de la mondialisation qu’il opère et qui en retour permet son développement. Ce pari audacieux est gagné. (Article publié dans le numéro 212 (4/2019) de la revue Raison présente)
Fabienne Bock, professeur émérite, Université de Paris-Est-Marne la Vallée
Pour les lectrices et lecteurs habitant en Suisse la distribution de ce Tome 3 (2 volumes) est assurée par Albert le Grand Diffusion (Fribourg):
diffusion@albert-le-grand.ch, +41 26 425 85 95. Cet ouvrage d’Alain Bihr est disponible dans toutes «les bonnes librairies» de Suisse française, au prix de 45 CHF.
Soyez le premier à commenter