Dans son discours d’hier – le 12 juin dans le cadre du Marvin Center de l’Université de Washington [1] – sur le socialisme démocratique, le sénateur Bernie Sanders a refusé d’accepter la liberté comme une valeur de la droite, et il a exposé toutes les manières dont le capitalisme limite la liberté des travailleurs ordinaires.
Cette dernière défense du socialisme démocratique de Bernie Sanders a été une attaque frontale contre bon nombre des clichés qui servent à gouverner la politique américaine. Son titre même – «How Democratic Socialism Is the Only Way to Defeat Oligarchy and Authoritarianism» [«Comment le socialisme démocratique est la seule voie pour battre l’oligarchie et l’autoritarisme»] – a suscité l’incompréhension et le rire de ses principaux concurrents démocrates [1]. Le sénateur du Colorado Michael Bennet, l’une des nombreuses médiocrités nébuleuses qui envahissent le champ démocratique [24 candidat·e·s], a déclaré à un journaliste: «Je ne pense même pas que le peuple américain sache ce que cela signifie… Personne dans mes salles communales ne parle de socialisme démocratique contre l’oligarchie et l’autoritarisme.»
Bien qu’il soit toujours instructif de voir un politicien parler de ce que ses électeurs ne comprennent pas, Bennet aurait bien fait de dépasser le titre du discours de Sanders et d’écouter son contenu réel. L’essentiel de l’allocution portait sur des questions que la plupart des électeurs ne comprennent que trop bien: l’endettement pour les soins, l’augmentation vertigineuse des coûts du logement, la surcharge de travail et les emplois qui volent littéralement la vie des pauvres.
Ce qui est le plus remarquable dans la discussion de Sanders sur ces questions, cependant, c’est la façon dont il les a formulées. Toutes ces injustices du capitalisme, a-t-il soutenu, étaient des atteintes à la liberté des personnes.
Pendant longtemps, la liberté a semblé être la province idéologique de la droite. La célèbre défense du capitalisme de Milton Friedman s’appelait Capitalisme et liberté. Et beaucoup à gauche y ont contribué, rejetant l’autonomie, le choix et la liberté comme «valeurs bourgeoises», incompatibles avec le socialisme.
Le résultat qui en découlait était une posture nécessairement défensive. Au lieu d’argumenter que le capitalisme violait les valeurs des gens, trop de membres de la gauche ont soutenu que les gens devraient avoir des valeurs différentes. Comme on pouvait s’y attendre, peu d’entre eux étaient convaincus.
Sanders a adopté l’approche opposée dans son discours d’hier, en posant la question :
- Etes-vous vraiment libre si vous êtes incapable d’aller chez le médecin quand vous êtes malade, ou si vous faites face à une faillite financière quand vous quittez l’hôpital?
- Etes-vous vraiment libre si vous n’avez pas les moyens de payer les médicaments prescrits sur l’ordonnance dont vous avez besoin pour rester en vie?
- Etes-vous vraiment libre lorsque vous dépensez la moitié de votre revenu limité en logement et que vous êtes obligé d’emprunter de l’argent à un organisme de crédit (sur la base de votre salaire) à un taux d’intérêt de 200%?
- Etes-vous vraiment libre si vous avez soixante-dix ans et que vous êtes forcé de travailler parce que vous n’avez pas de pension ou que vous n’avez pas assez d’argent pour prendre votre retraite?
- Etes-vous vraiment libre si vous ne pouvez pas aller à l’université ou dans une école des métiers parce que votre famille n’a pas les revenus nécessaires?
- Etes-vous vraiment libre si vous êtes forcé de travailler soixante ou quatre-vingts heures par semaine parce que vous ne pouvez pas trouver un emploi qui paie un salaire décent?
- Etes-vous vraiment libre si vous êtes une mère ou un père avec un nouveau-né, mais que vous êtes forcé de retourner au travail immédiatement après la naissance parce que vous n’avez pas de congé familial payé?
- Etes-vous vraiment libre si vous êtes propriétaire d’une petite entreprise ou un agriculteur familial qui est liquidé par les pratiques monopolistiques des grandes entreprises?
- Etes-vous vraiment libre si vous êtes un ancien combattant qui a risqué sa vie pour défendre ce pays et qui dort maintenant dans la rue? [2]
Avec tout cela, Sanders s’est attaqué à l’un de principaux dogmes du capitalisme contemporain: qu’il renforce la liberté.
La plupart des Américains, cependant, ne le vivent pas de cette façon. Une dette accumulée suite à un emprunt pour des études n’est pas synonyme de liberté. La perte de votre assurance maladie parce que vous avez changé d’emploi ne l’est pas non plus. Rationner l’insuline parce qu’elle est trop chère n’est pas ce à quoi la plupart des gens pensent quand ils pensent à la liberté. Loin du capitalisme, la liberté est une valeur qui, pour la plupart d’entre nous, ne se réalisera jamais.
L’accent mis par Sanders sur la liberté en tant que valeur socialiste est aussi ce qui lui permet de relier les nombreuses manifestations différentes des pathologies du capitalisme. Lorsqu’il a parlé de la montée de dirigeants autoritaires comme Viktor Orbán et Jair Bolsonaro, il ne les a pas présentés comme des «populistes» peu libéraux, mais plutôt comme des manifestations différentes de la même menace à la liberté représentée par le 1% aux Etats-Unis. Lorsqu’il a applaudi les femmes qui luttent pour le droit à l’avortement et les immigrant·e·s qui luttent contre la machine de déportation et de détention, il a célébré leurs combats sur différents fronts dans le but d’élargir les libertés des personnes.
Sanders refuse d’être mis sur la défensive pour son plaidoyer en faveur du socialisme démocratique. Les opposants capitalistes de Sanders y voient sa principale faiblesse. Mais dans leur confiance d’avoir trouvé là son point faible, ils sous-estiment précisément le fait que Sanders a identifié leur point faible. (Article publié sur le site de la revue Jacobin; traduction A l’Encontre)
Paul Heideman possède un doctorat en études américaines auprès de l’Université Rutgers-Newmark.
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[1] Les deux premiers débats télévisés pour les primaires démocrates auront lieu les 26 et 27 juin à Miami. Sur les 24 candidats en lice pour l’investiture démocrate, Bernie Sanders se retrouve systématiquement dans le trio de tête des sondages: derrière l’ancien vice-président Joe Biden et devançant de peu par la sénatrice du Massachusetts Elizabeth Warren. (Rédaction A l’Encontre)
[2] Il a aussi ajouté: «Aujourd’hui, je propose que nous complétions le travail inachevé de Franklin Roosevelt et du Parti démocrate, en faisant valoir une déclaration des droits économiques du XXIe siècle. Cela signifie le droit à un emploi avec un salaire décent; le droit à la sécurité sociale; le droit à une éducation de qualité; le droit à un logement abordable; le droit à un environnement propre; et le droit à une retraite garantie.» (Rédaction A l’Encontre)
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