Par Gustavo Buster
Bien qu’il ne soit pas possible de dresser un bilan définitif du long cycle électoral, qui a commencé le 28 avril et s’est achevé le 26 mai 2019, lorsque les accords passés pour les municipalités, les communautés autonomes et le gouvernement lui-même prendront fin, nous pouvons déjà poser une question centrale: le décompte des voix ne constitue qu’une partie de l’alchimie électorale conduisant à la distribution du pouvoir institutionnel.
Malgré l’euphorie du PSOE (Parti socialiste ouvrier espagnol) de Pedro Sánchez déclenchée par le fait d’être le parti le plus voté aux élections générales (12 points de plus que le PP-Parti populaire et 13 sur Ciudadanos-C’s), dans 10 des 12 communautés autonomes en lice, aux élections municipales et européennes, la réalité est la suivante: le PSOE se situe dans l’hypothèse la plus basse des sondages concernant le nombre de députés (123). Les résultats des autres élections – dans l’attente de la répartition des sièges dans les institutions de l’UE – n’ont pas conduit à une augmentation substantielle des gouvernements régionaux (à l’exception des îles Canaries). Enfin, la double défaite de Madrid au conseil municipal et dans la Communauté pèsera du poids d’une forte pierre dans l’édifice législatif. En réalité, l’hégémonie de Sánchez repose davantage sur l’effondrement du PP et la division des trois droites (PP, Ciudadanos, Vox) – liée à la politique suicidaire de C’s de quitter le centre – et sur le recul de Unidas Podemos que dans une force organisationnelle et programmatique propre.
Le récit du PSOE, bien sûr, n’est pas celui-là. L’avance électorale d’avril est revendiquée comme le résultat d’une tactique maîtresse qui a bloqué la montée de la droite après les élections andalouses et a permis la récupération d’une partie essentielle des plus d’un million de voix cédées par Unidas Podemos ainsi qu’à ses convergences en 2016, modifiant clairement la corrélation des forces entre la gauche après la motion de censure [le 1er juin 2018 qui «renversa» Mariano Rajoy], motion dont le succès était largement dû à Pablo Iglesias (Podemos) et Marta Pascal (Parti démocratique européen catalan). Grâce à cette tactique conçue par son chef de cabinet Iván Redondo, Pedro Sánchez aurait su se positionner dans le centre politique comme la seule force capable d’offrir la stabilité, de rouvrir dans le cadre d’une fermeté constitutionnelle le dialogue avec la Generalitat catalane pour l’indépendance et de rassembler les aspirations sociales de la majorité en vue d’une sortie progressive des politiques néolibérales de rigueur du «Consensus de Bruxelles».
Le but de cette narration de Sánchez est de maintenir un climat politique qui rend possible le plus longtemps possible l’illusion d’une hégémonie. Cela permet de définir une répartition du pouvoir institutionnel qui va au-delà des résultats électoraux, grâce à un bonapartisme croissant qui vise à placer Pedro Sánchez au-dessus des multiples crises spécifiques du régime de 1978 [issu de la «sortie» du franquisme]. Cette illusion d’hégémonie se fonde sur le mirage que le PSOE a représenté une fois de plus la «véritable Espagne» avec 123 députés et 28,6% des voix et que dans ce flou il a surmonté ses propres contradictions internes, cruellement révélées en Andalousie et à Madrid [deux défaites].
La conclusion logique de ce récit est une formule politique de gouvernement solitaire du PSOE «sanchiste». Avec la capacité de manœuvrer pour obtenir le soutien de son hégémonie consolidée et au-delà du conflit politique sur sa droite, avec le PP et C’s, portant sur les «questions d’Etat» (la crise constitutionnelle catalane, la négociation d’un système de financement autonome…) et, en même temps, avec Unidas Podemos et la gauche nationaliste. Cela dans la perspective de promouvoir une augmentation modérée des dépenses sociales compatible avec le «consensus de Bruxelles», utilisant l’argument devant la Commission de Bruxelles (UE) de la pression exercée par Unidas Podemos; et encore plus important, y compris que les forces nationalistes, le danger des pressions sociales et institutionnelles des trois forces de droite.
Il est vrai que le cycle de mobilisations sociales initié par les 15-M (mai 2011) a pris fin. Que le nombre d’heures de travail perdues lors des grèves syndicales a atteint un seuil historiquement bas. Et que même le processus souverainiste en Catalogne n’a pas encore passé le test décisif de l’issue des procès de ses dirigeants. En outre, il doit se réorienter et décider qui le dirigera dans l’avenir immédiat dans le contexte de ce nouveau cycle politique. Mais les problèmes structurels du régime de 1978 restent inébranlables et multiplient les conséquences conjoncturelles. Le modèle d’accumulation capitaliste, est de plus en plus dépendant des prébendes budgétaires et des subventions, de la corruption, du mécanisme de financement bloqué des communautés autonomes, de l’érosion de la légitimité de leurs principales institutions, comme la Banque d’Espagne, l’administration de la justice ou la maison royale. Tout cela se reflète dans une polarisation politique qui a vidé de leur base sociale la notion de «centre politique» et de «classes moyennes» (voir le rapport OCDE d’avril 2019 intitulé: Under Pressure: The Squeezes Middle Class).
Face à cela, le PSOE de Pedro Sánchez ne dispose pas de proposition programmatique, d’autant plus si le ralentissement économique actuel se transforme en une nouvelle récession. Ou plus exactement, il situe la perspective programmatique qu’en termes électoraux comme la gestion du moindre mal qui justifie sa propre illusion d’hégémonie. Il en fut ainsi avec la signature de l’accord PSOE-Ciudadanos (2016), les négociations budgétaires de 2019 avec Podemos et son propre programme électoral articulé autour de l’Agenda 2030.
Pablo Iglesias et la direction de Podemos – avec une position plus nuancée de Izquierda Unida – soutiennent que cette faiblesse programmatique du PSOE exige sa présence au gouvernement comme garantie de l’application d’un programme social minimum tel que celui qui a été envisagé lors des négociations budgétaires de 2019. Cette garantie ne repose pas sur la traduction politique d’un rapport des forces issu de la mobilisation, mais sur une volonté d’appareil, qui inclut également la volonté des syndicats tels que CCOO et UGT, qui trouverait son expression dans le Conseil des ministres.
Dans le même temps, l’importance des accords programmatiques («le papier absorbe tout») est supprimée, car la capacité limitée de pression parlementaire est connue dans un scénario tel que celui des négociations budgétaires décisives de 2020, où le PSOE et Unidas Podemos pourraient compter sur 165 députés (123 et 42) contre le bloc tripartite de 147 sièges des droites. Mais encore moins contre un vote conjoint du PSOE et de C’s (180). Cependant l’idée ne tient pas debout selon laquelle la présence d’un ou deux ministres dans le gouvernement, ou même exclusivement celle de plusieurs secrétaires d’Etat dans la réunion des sous-secrétaires d’Etat qui préparent les réunions du Conseil des ministres – comme le propose Sánchez – puisse déterminer la réalisation d’un programme social, déjà «minimal», face aux pressions de l’Union européenne, de la CEOE (Confederación Española de Organizaciones Empresariales) patronale, de la grande banque ou du secteur néolibéral lui-même «felipista» (Felipe Gonzales; président du gouvernement de 1982 à 1996). L’argument inverse n’est de même pas valide, argument selon lequel un changement substantiel dans la corrélation des forces impliquerait que toutes les «forces vives» de la réaction appuyant le régime de 1978 ne s’opposeraient pas à la présence d’Unidas Podemos.
La prétention du PSOE à l’hégémonie implique une gestion incontestée depuis sa gauche de la gestion de la crise du régime de 1978, dans la perspective ouverte – mais impossible à concrétiser en raison de la polarisation politique – d’une réforme constitutionnelle contrôlée. A cela est subordonnée l’aspiration à entrer dans le gouvernement de la direction de Unidas Podemos, située dans la défense des aspirations sociales et démocratiques insatisfaites de la Constitution de 1978, et non dans l’alternative républicaine à la crise structurelle du régime. Ce que Manolo Monereo (député d’UP, Cordoba) a fait remarquer avec amertume dans son article du 11 juin 2019 (in cuartopoder). Le dérapage dans la logique de la tactique du moindre mal ne s’arrêterait pas là, en l’absence d’un nouvel horizon programmatique pour Unidas Podemos, ce qui ne pourrait émerger que d’un Vistalegre III (assemblée constitutive et définissant une stratégie: Visalegre I en 2014 et Vistalegre II 2017).
Entre-temps, l’acceptation des termes du débat imposés par le récit du PSOE de Sánchez sur la composition du gouvernement, même en cas d’obtention des résultats souhaités, pire encore en acceptant l’offre minimale, se fera aux dépens d’un renouveau programmatique et organisationnel d’Unidas Podemos et, par conséquent, de la possibilité que ce soit un instrument pour changer la corrélation des forces dans le nouveau cycle politique. (Article publié sur le site Sin Permiso en date du 23 juin 2019; traduction A l’Encontre)
Gustavo Buster est coéditeur du site Sin Permiso
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