Par Gideon Levy
Le sang de Khaled Bahar clame justice. On peut presque entendre cette clameur là où il est tombé [le 20 octobre sous les balles d’un soldat israélien], à l’ombre de quelques abricotiers, où il reste une tache noire de sang coagulé à côté de quelques cailloux et d’une bouteille d’eau en guise de mémorial. On entend la clameur de son sang dans la salle 1207 du lycée à Beit Ummar, entre Bethléem et Hébron – la classe du 10e degré, dont les élèves sont restés à la maison en signe de deuil. Cette grève a été décidée spontanément par les étudiants. Ils ont posé des pétales de fleur colorés sur chaque pupitre, suspendu des fleurs en plastique commémoratives sur les murs. Et, sur le pupitre du mort, ils ont mis sa dernière photographie, entourée de couronnes de fleurs. Jeudi, juste quelques heures avant qu’un soldat israélien le tue, Khaled était encore assis dans cette classe.
Le sang de Khaled clame justice dans le silence de mort qui enveloppe la salle de classe vide comme un linceul, dans le drapeau en berne qui flotte dans la cour de récréation. Son sang clame justice à cause des circonstances qui ont entouré sa mort: un jeune de 15 ans que les soldats ont pourchassé avec une jeep parce qu’ils le suspectaient d’avoir jeté des pierres sur leur véhicule blindé, avant que trois soldats sortent de la jeep et que l’un d’entre eux l’abatte d’un coup de feu tiré dans le dos d’une distance de 20 mètres, le tuant alors qu’il fuyait désespérément pour sauver sa vie.
Son sang clame justice face au manque total d’intérêt que sa mort a provoqué en Israël, le même désintérêt que rencontre chaque tuerie de Palestiniens. Son sang clame justice pour cet adolescent qui avait participé dans un projet de foot juif-arabe, et qui a, ensuite, été appelé un «terroriste». Il clame justice face à l’attitude automatique et indifférente du porte-parole de l’unité de l’armée israélienne qui s’est borné à évoquer des «jets de pierres», des «conclusions opérationnelles» et «l’enquête de la police militaire» dont «les conclusions détermineront les éventuelles poursuites judiciaires». Tout ce verbiage sortant tout droit de l’usine à disculpations de l’armée n’a d’autre but que de blanchir ce genre d’actions. Il ne contient pas un mot de vrai et est dépourvu de toute humanité. Même après l’enquête de l’armée et même si celle-ci conclut que les soldats ne se trouvaient aucunement en danger, il n’y a aucune chance pour qu’elle exprime des regrets.
Le sang de Khaled clame justice parce que, après l’avoir tué, les soldats ont enlevé son corps, et qu’une semaine plus tard celui-ci n’a toujours pas encore été rendu à sa famille – d’abord «à cause des vacances» et maintenant pour des raisons peu claires. La famille n’a qu’à attendre, de toute manière personne ne s’en soucie.
Le sang de Khaled clame justice parce qu’il est évident que personne ne sera puni pour cet assassinat, parce que le soldat qui l’a tué n’a aucune idée de qui il a tué et qu’il est peu probable que cela l’intéresse ou le trouble. Il est peu probable qu’il comprenne ce qu’il a fait et qu’il prenne conscience du fait qu’il était injuste de tuer un adolescent palestinien. D’ailleurs, personne ne se donnera la peine de le lui expliquer.
Le sang de Khaled clame justice. Cette semaine j’ai été sur les lieux de la tuerie et sur les lieux de commémoration chez lui et à son école à Beit Ummar, et vendredi je ferai un rapport détaillé. Depuis cette visite, j’ai de la peine à garder le silence, à ne pas dénoncer cet acte ignoble et lâche, si déplorable et rageant qui consiste à abattre un adolescent en fuite en lui tirant dans le dos, sans sentiment de culpabilité et sans encourir de sanction.
Il est difficile de garder le silence lorsque des soldats reçoivent l’ordre d’agir ainsi. Car c’est bon pour les dites forces de défense israéliennes (IDF). Après tout, ton commandant de brigade, le colonel Yisrael Shomer, a fait exactement la même chose et rien ne lui est arrivé. Il sera certainement encore promu. Il est difficile de garder le silence lorsqu’on rencontre la famille du mort, une famille pacifique, dont le père travaille en Israël; après la mort de leur aîné, lui et sa femme restent avec deux filles et un fils handicapé.
Il est difficile de rester indifférent lorsqu’on voit comment ils ont gardé le permis du seul point d’entrée qui a été remis à Khaled au cours de sa courte vie, un permis d’une journée pour un jeu de foot dans l’équipe juive-arabe, qui fait partie d’un projet de paix dans une zone près de la frontière avec la bande de Gaza. Le sang de Khaled Bahar clame justice, mais personne en Israël n’entend ce cri d’un adolescent dont la mort est un crime – et qui n’est ni le premier ni le dernier à mourir ainsi. (Article publié dans Haaretz, le 27 octobre 2016; traduction A l’Encontre)
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