Entretien avec Ricardo Antunes
Le gouvernement provisoire de Michel Temer – dont trois membres (Romero Juca, Fabiano Silveira, Henrique Eduardo Alves) – ont déjà dû démissionner suite à des accusations de corruption – a mis l’accent sur la création de nouveaux postes de travail et a fait de cela l’une de ses «bannières». Une des premières mesures adoptées par le gouvernement intérimaire, juste après la prise de pouvoir, fut la présentation de la Mesure Provisoire 727, à savoir la création du Programme de Partenariats d’Investissement ayant pour objectif de «retirer les entraves bureaucratiques et les excès d’interférence de la part de l’Etat» dans les concessions accordées pour des travaux d’infrastructure afin d’«attirer des investissements privés et de créer des emplois». De même, une réforme du droit du travail est déjà en discussion, dont les principales mesures consistent à permettre que des accords collectifs priment les législations sur le travail et à approuver le projet qui réglemente la tertiarisation (sous-traitance), aujourd’hui en discussion au Sénat. Quels effets ces mesures auront-elles sur le marché du travail brésilien?
Ricardo Antunes: Si l’on considère l’ensemble de ces mesures, on voit que le gouvernement Temer [ex-vice-président de Dilma Rousseff] est un gouvernement de restauration du pire des conservatismes existant dans la classe dominante brésilienne. En ce moment de crise économique profonde, les diverses fractions dominantes – le capital financier, l’agro-négoce et les secteurs plus proches de la bourgeoisie industrielle – veulent discuter de qui va perdre le moins avec la crise. Il y a un consensus entre ces fractions bourgeoises sur le fait que la crise doit être portée sur le dos la classe ouvrière. Et c’est cela que Temer est en train de faire, légitimé qu’il est par le discours de combat contre la corruption. Bien que Dilma ait fait tout ce que le Capital exigeait, avec toute cette politique d’ajustement budgétaire de la dernière année, cela n’a pas été à la hauteur de ce que les diverses factions du capital exigent aujourd’hui.
Et que veulent donc les capitaux?
Tout d’abord, ils veulent une baisse du salaire, baisse qui avait déjà commencé sous le gouvernement Dilma Rousseff, pour l’aligner sur des standards inférieurs à ceux en cours dans les dernières années. Une première mesure évidente, dans un contexte de crise, est donc une politique économique qui baisse les salaires. Et nous sommes déjà en train de percevoir par le chômage de masse, par la récession, que le salaire moyen des travailleurs et des travailleuses au Brésil est en train de décliner. Le second élément vital que le gouvernement Temer essaie de mettre en place est une reprise de la croissance économique, exigence posée par un pôle important du soutien au gouvernement Temer, celui de la bourgeoisie «pathologique» de São Paulo. C’est elle qui exige cette croissance. Et elle exige que cela se fasse à travers ce que la CNI (Confédération nationale de l’industrie) avait déjà exigé, il y a deux ans, au travers de propositions allant dans le sens de la flexibilisation des droits du travail et de la tertiarisation totale. Donc, en réalité, l’option que le gouvernement Temer cherche à appliquer est la tentative d’un réchauffement minimum de l’économie basé sur la confiance de l’entrepreneuriat dans ses mesures et dans la mise à exécution d’une véritable démolition des droits liés au travail et à la sécurité sociale.
Vous avez cité les fractions de la bourgeoisie qui avaient appuyé la destitution de Dilma Rousseff. Vu le rôle central joué par la Fiesp (Fédération des Industries de l’Etat de São Paulo) dans ce processus, est-il juste de dire que ce sont les secteurs de la bourgeoisie industrielle qui ont le plus à gagner avec l’agenda que le gouvernement Temer est en train d’essayer de mettre en place?
Il n’y a pas d’antinomie profonde entre les secteurs industriel et financier. Penser cela est une erreur. La bourgeoisie industrielle, c’est clair, ne veut pas de taux d’intérêt élevés, mais il y a des affinités très électives entre la bourgeoisie industrielle et financière. Fréquemment, les activités industrielles sont sous le commandement de noyaux financiers, de grands conglomérats financiers. Il y a des différences, c’est évident. Un taux d’intérêt très élevé limite la petite et moyenne entreprise, et même la grande. Temer va donc essayer de minimiser cela. Le fait que celui-ci ait choisi Henrique Meirelles [ancien patron de la Banque centrale sous Lula] aux commandes du ministère de l’Economie montre qu’en dernière instance il se trouve dans le camp des financiers. José Serra [du PSDB], qui serait le candidat de la bourgeoisie industrielle moins liée à la finance, a été choisi pour le ministère des Relations extérieures. Cette «prescription médicale» est profondément néfaste. La flexibilisation de la législation sur le travail, la tertiarisation et la réduction des droits liés à la sécurité sociale préparent le terrain pour l’entrepreneuriat industriel prévalent. Et comme Meirelles a un curriculum très apprécié des milieux financiers, celui-ci a la garantie absolue qu’il ne va rien perdre avec ce ministre. Mais le fait est qu’il n’y a aucune garantie, même minime, que ces mesures vont avoir la moindre effectivité.
Pourquoi?
Premièrement parce que la crise économique est profonde. Au niveau mondial le scénario est très défavorable au Brésil. Le prix du pétrole est en baisse, les biens de base sont en baisse. La Chine, malgré une croissance officielle à 6,5%, est en crise sur le plan mondial, parce qu’auparavant elle bombait le torse à 12%. Le prix des matières premières a chuté et les gouvernements aussi bien de Lula que de Dilma ont fait régresser le Brésil à la condition d’un pays d’agro-négoce, producteur de produits de base (commodities). Quand le pétrole, le soja et les minerais sont à un haut niveau, tout va bien. Mais au moment où ceux-ci chutent… C’est là une tendance d’ensemble, et il n’y a pas d’éléments permettant d’entrevoir une reprise d’expansion significative ni en Chine ni dans les pays capitalistes centraux du nord.
Deuxièmement, parce que ce gouvernement naît politiquement très fragilisé. C’est un gouvernement absolument conservateur et pourri. Il y a un nombre très élevé de ministres de Temer qui sont empêtrés dans des affaires de corruption et qui n’ont pas la moindre crédibilité. Et quand ce n’est pas la corruption, ils sont marqués par la tache de la brutalité, comme c’est déjà la caractéristique du ministre de la Justice [Alexandre de Moraes] qui était secrétaire de la Sécurité publique de São Paulo. Tout le monde sait comment il agissait là-bas pour réprimer les mouvements sociaux et populaires. Au-delà de cela, c’est un gouvernement dans lequel chacun raconte ce qu’il veut. Un ministre dit une chose, le second en dit une autre. Et, pour finir, il va y avoir une forte résistance sociale et politique de la part de secteurs populaires et des travailleurs. Cela est déjà clair. Même des secteurs très mécontents du gouvernement Dilma, se trouvant hors de l’orbite d’influence du pétisme (du PT), ont perçu que ce gouvernement était illégitime et qu’il voulait se construire en démolissant les droits liés au travail et en se basant sur un ensemble d’éléments qui ne sont pas à proprement parler économiques, mais qui montrent la face conservatrice de ce gouvernement. S’il le peut, ce gouvernement va éliminer la politique des quotas, va initier un processus encore plus fort de saignée des universités, visant à leur privatisation. Il va privatiser ce qui reste du secteur public brésilien, il va privatiser tout ce qui permettra une extraction de bénéfice dans les sphères économiques liées à l’Etat et qui pourrait être rentable. Nous allons entrer dans une période de régression des droits conquis et devoir recommencer à débattre sur la question du respect de la liberté sexuelle, du droit des femmes à pouvoir décider des conditions auxquelles elles veulent pouvoir avorter. Tout ce qui touche aux droits conquis par les femmes, par les Noirs, par les homosexuels, par les mouvements précarisés, tout cela tend à subir un fort recul. Cela va accentuer les luttes sociales.
Le gouvernement Temer ne bénéficiera pas des fameux cent jours que les gouvernements ont habituellement avant de commencer à être remis en question. Pour moi, ces mesures ne conduiront donc pas à la croissance économique, elles ne conduiront pas à la reprise de l’emploi, à cause de la fragilité économique, à cause de la fragilité politique du gouvernement et à cause de la résistance qui est déjà visible dans le pays entier.
Que pensez-vous de cet argument selon lequel pour que l’économie reprenne sa croissance et génère de l’emploi, il est nécessaire de flexibiliser la législation sur le travail, une théorie qui gagne du terrain sous le gouvernement intérimaire de Michel Temer?
C’est un mensonge, c’est une pure fantaisie. Il n’y a aucun exemple, dans aucun pays du monde, du fait qu’en flexibilisant le temps de travail et en privatisant, vous augmentiez l’emploi. Si vous avez trois employés dans une entreprise, vous pouvez licencier ces trois et embaucher trois intérimaires qui vont travailler plus et gagner moins. C’est comme le cas allemand, pour faire un parallèle un rapide. L’Allemagne ne cesse de dire depuis des années qu’avec la crise européenne elle n’a pas réduit le niveau de ses emplois. Elle n’a certes pas réduit le nombre d’emplois, mais elle a réduit le nombre d’emplois des hommes à plein-temps. Les hommes sont alors allés chercher des emplois à temps partiel, des boulots temporaires. Ils continuent à avoir un travail fixe, mais il y a eu une précarisation de l’emploi qu’ils occupent. C’est un exemple de la manière dont vous pouvez embrouiller les chiffres. Le taux de chômage n’a pas augmenté aussi fortement qu’en Espagne, au Portugal, aux Etats-Unis, mais vous avez sabré un peu dans le type d’emploi caractéristique de l’ère fordiste et tayloriste pour le substituer par un emploi correspondant à l’ère de l’entreprise flexible de notre temps.
Tout changement est impossible dans le pays avec ce Parlement. Marx a dit dans le 18 Brumaire de Louis Bonaparte, avec raison, que le Parlement français était parvenu à un niveau de dégradation complet. Pour son bonheur, Marx n’a pas connu le Parlement brésilien qui est vraiment une caricature grotesque.
Serait-ce cela la précarisation structurelle du travail?
Je développe cette thèse depuis 1995, année où j’ai publié mon livre Adieu au Travail, et cette thèse s’est renforcée lorsque j’ai publié mon livre Les Sens du Travail. Ce n’est pas par hasard que ces deux livres ont été édités une dizaine de fois en Europe, aux Etats-Unis, en Amérique latine et même en Inde. Pourquoi? Parce que la précarisation structurelle du travail avance à l’échelle globale. Par exemple, vous avez la Foxconn qui, en Chine, avec plus de 1,5 million de travailleurs monte des produits pour Apple. C’est une grande entreprise de tertiarisation globale, à capital taïwanais, mais qui a des unités productives en Chine et qui paie des salaires très bas. Vous avez les niveaux d’exploitation du travail au Bangladesh, vous avez des travailleurs qui quittent le Vietnam pour aller travailler en Corée, dans d’autres pays, en quête d’un salaire meilleur. En Angleterre, il y a un contrat zéro heure qui existe d’ailleurs déjà au Brésil. Vous êtes un travailleur, spécialement dans le secteur des services, qui reste la journée entière avec un téléphone portable dans la main, connecté. Il ne vient aucun appel. Le jour suivant, vous recevez un appel et vous y répondez. Vous ne percevez rien pour les 24 heures durant lesquelles vous êtes resté disponible. Vous êtes payé pour le travail effectué. Un autre exemple est celui des travailleurs qui prêtent service pour une compagnie d’assurances: vous téléphonez à la compagnie d’assurances pour réparer le toit de votre maison. L’entreprise actionne un travailleur avec un contrat zéro heure, qui répond à l’appel et est payé pour le téléphone qu’il fait. Il n’y a pas de relation contractuelle, vous comprenez?
Les travaux sont plus tournés vers l’informalité, vers la flexibilisation, vers la tertiarisation. Si dans le passé capitaliste ceux-ci constituaient une exception, ils sont en train de devenir la règle. Et le travail formel, stable, avec contrat, régulé, avec des droits, qui était la règle durant la période tayloriste et fordiste, est en train de devenir l’exception. Cela vaut pour le travail des banques, pour le travail des médecins dans les hôpitaux, le travail des professeurs. Dans l’enseignement secondaire et dans l’enseignement de base cela est déjà évident. Il existe à São Paulo des enseignants remplaçants qui se rendent dans une école où ils attendent qu’un professeur soit absent. Si un professeur n’est pas là, il entre dans la classe pour y donner le cours. Et cet enseignant «détaché» va prier pour que manque un enseignant, pour qu’il soit malade, pour pouvoir avoir un emploi.
C’est cela le scénario. Il est évident que le gouvernement Temer a pour projet de mettre cela en place. Ce projet qui réglemente la tertiarisation, le PL 130/2015, actuellement devant le Sénat, crée la société de la tertiarisation totale. On dit que cela va créer de l’emploi, mais en réalité cela détruit les droits du travail. Nous pouvons voir cela comme une société d’esclavage moderne. Comment se fait-il que des seigneurs aient pu acheter des esclaves dans le Brésil des XVIe et XVIIe siècles? En négociant avec des grands trafiquants d’esclaves, des commerçants de la force humaine de travail qui amenaient les esclaves depuis l’Afrique pour les vendre ici. La relation de tertiarisation est une relation d’une entreprise qui engage auprès d’une autre entreprise des esclaves modernes, autant d’ailleurs des ultra-qualifiés que des moins qualifiés. Cela ne crée pas d’emplois, cela apporte l’apparence d’une diminution du chômage à un moment où nous nous trouvons face à des taux de chômage extrêmement élevés.
Et quel devrait être le rôle de l’Etat face à ce scénario de crise économique et d’augmentation des taux de chômage?
Tout changement dans le pays est impossible avec ce Parlement. Il serait nécessaire de penser à un autre type d’institution complètement différente de celle-ci. Cela ne serait possible que si les mouvements sociaux et les gauches au sens large avaient compris les rébellions de juin 2013 et avaient avancé dans cette direction. Un processus de révolution, entre guillemets, était nécessaire, un peu comme au Moyen-Orient. Ce n’est qu’à travers des luttes sociales profondes que nous allons modifier ce cadre. Parce que ce n’est pas une question de s’emparer de l’Etat et de faire quelque chose de différent. Le Parti des Travailleurs avait tout pour se livrer à une gestion différente de l’Etat. Il n’est pas possible de gérer un Etat de façon différente si vous entrez dans la logique de ce que le monde financier exige. Quand Lula a écrit en 2002 une «Lettre aux Brésiliens» [pour son élection], il a dit: je vais faire tout ce que vous me demanderez de faire.
Il serait nécessaire de réfléchir à un autre gouvernement qui trouve son origine dans des luttes sociales profondes et qui, dans un contexte où l’institution dominante est complètement dévastée, contribue à la naissance de quelque chose de nouveau. En ce moment, nous sommes un peu distants de cela. Nous en étions plus près en 2013 et le monde en était plus près entre 2008 et 2013 avec les mobilisations en Espagne, au Moyen-Orient et avec le mouvement Occupy Wall Street aux Etats-Unis.
Et quel serait le rôle des gauches ?
Nous devrions avoir un processus qui résulte de luttes sociales plus larges, comme si les gauches et les mouvements sociaux comprenaient ce qui s’est passé et devenaient les héritiers de la rébellion de juin 2013. Tragiquement, ce qui s’est passé, c’est que les droites ont politisé et ont tiré les rébellions de leur côté. Celles qui ont amené les masses dans les rues en 2014 et 2015 ce sont les droites. Elles ont pris ce qui existait déjà à l’état embryonnaire en 2013, à savoir l’indignation contre la corruption.
Il y avait à ce moment-là la Coupe du monde et la corruption était très imbriquée avec les transnationales. La droite a donc politisé cela et abandonné le reste: un transport collectif décent, une école publique, une santé publique. Les classes moyennes hautes ont perdu une parcelle des privilèges qu’elles avaient. Le petit gain salarial, l’inclusion dans le marché interne, le tout extrêmement limité, a fait que la population pauvre s’est mise à entrer un peu plus dans les aéroports, les centres commerciaux, à l’université et la classe moyenne conservatrice est devenue furieuse à l’idée de devoir partager son espace avec les pauvres, avec les Noirs. Mais l’ascension des pauvres, des Noirs, n’a pas été offerte par le gouvernement, ce sont des luttes sociales profondes qui ont été conduites par le mouvement féministe, le mouvement noir, LGBT, indigène. Ce sont de nombreuses luttes. Il est clair que le PT, qui dans son passé lointain a trouvé son origine dans les luttes sociales, a été dans une certaine mesure une caisse de résonance pour ces secteurs. Plus de 90% de ce que le PT a fait a été de représenter les grands intérêts dominants. Mais ces 10% ont été suffisants pour rendre la classe moyenne furieuse, et la droite a politisé ces luttes en direction de la corruption et de la haine à l’égard du gouvernement de Dilma, de Lula, du PT et des gauches en général. C’est pour cela que la classe moyenne a également été golpiste [pour la destitution de Dilma Rousseff]. Elle a été parfaitement manipulée. (Entretien donné le 8 juin 2016; traduction A l’Encontre)
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