Par Jaime Pastor
Avant même d’établir une évaluation des péripéties récentes de la gouvernabilité, il me semble inévitable de mentionner certaines informations de la semaine dernière (du 4 au 9 avril) en provenance d’endroits très différents: la mise en œuvre rapide de l’accord honteux et criminel de l’UE avec le régime turc contre le droit d’asile de millions de personnes qui fuient les guerres et la faim [1]; l’apparition sur le devant de la scène des Panama Papers qui confirment une fois de plus la prolifération des paradis fiscaux, ces lieux qui indiquent que la figure de «l’anachorète fiscal» (selon la formule de Pierre Rosanvallon) se répand toujours plus parmi les riches du monde qui pratiquent ainsi, pour reprendre la définition de Robert Reich (en 1991 déjà), leur «sécession» particulière des pays où ils résident; et, enfin, l’irruption de la jeunesse parisienne, du centre comme de la périphérie, qui reprend le témoin de «l’esprit du 15 mai 2011» et transforme la Nuit debout en un possible détonateur d’une nouvelle vague de protestations et d’occupations de l’espace public qui s’étend désormais à toute la France…
Il ne s’agit là que de quelques-uns des titres importants de ce début de printemps, le premier étant le plus tragique et déchirant alors que le mouvement émergent dans le pays voisin est porteur d’espoir, offrant un chemin alternatif à celui représenté par le Front national de Marine Le Pen.
Pendant ce temps, en nos contrées le ministre [des finances Cristóbal] Montoro reconnaît que le déficit public a atteint 5% pour l’année 2015. Il en rejette toutefois la responsabilité sur les Communautés autonomes et exige d’elles de nouveaux «sacrifices» (cherchant, en passant, à donner un nouveau tour de vis à la recentralisation politique). Comme si cela ne suffisait pas, l’avis en provenance de Bruxelles selon lequel le nouveau gouvernement devra opérer des coupes de 20 milliards d’euros dans le budget de cette année. A cela s’ajoutent les nouvelles preuves de corruption du Parti populaire (PP) ainsi que la poursuite de la campagne médiatique contre Podemos, comprenant les fausses accusations policières de financement de ce parti par le régime vénézuélien. Ces éléments permettent de mieux comprendre le contexte dans lequel se sont déroulées les «négociations» entre les dirigeants du PSOE, de Ciudadanos (C’s) et de Podemos.
Dans ce climat politique, nous avons pu vérifier que, malgré les réductions programmatiques constantes [2] offertes par le leader de Podemos dans le but d’aboutir à un accord avec Pedro Sánchez [dirigeant du PSOE] (en une logique qui a pour résultat d’encourager l’autre partie toute en déconcertant ses partisans, sans pour cela atteindre l’objectif fixé), la réalité a fini par s’imposer. Podemos se trouve face à un «accord pétrifié» (Nacho Álvarez) et à un «enlèvement» (Pablo Iglesias) en règle du PSOE par Ciudadanos (C’s). Un parti qui, grâce à Pedro Sánchez, a occupé la centralité qui ne lui avait pas donné les élections du 20 décembre 2015 [où, contrairement aux sondages, il n’a atteint «que» 14% des voix], s’érigeant en porte-parole de pouvoirs fácticos [terme qui désigne les «pouvoirs de fait», organisations patronales, grandes banques, armée, Eglise, etc.] dont l’hostilité envers Podemos n’a pas diminué d’un pouce depuis son irruption électorale fulgurante en mai 2014.
Nous entrons donc dans une phase nouvelle où la seule hypothèse d’investiture ouverte (y compris une formule à la tête de laquelle pourraient se placer des figures dites indépendantes), autour de laquelle ont tourné dès le début les efforts de C’s, est celle qui comprend un PP qui serait disposé à se passer de Rajoy pour la formation d’un gouvernement de coalition. Conscients des difficultés que comporte cette «solution», plus de la part du PP que du PSOE, il n’est pas surprenant que la perspective de nouvelles élections générales le 26 juin tend à gagner en probabilité dans tous les paris.
Il ne fait donc pas sens que la question «Es-tu d’accord avec la proposition de gouvernement de changement que défend Podemos, En Comù et En Marea?» soit incluse dans la consultation interne que la direction de Podemos a décidé de convoquer entre le 14 et 16 avril. Car il apparaît que cette option ne se matérialisera pas, en raison précisément à cet «enlèvement» de Pedro Sánchez par les forces du régime qu’a dénoncé Pablo Iglesias. Il faudrait aussi s’interroger sur quel programme un tel gouvernement serait proposé: celui présenté lors des élections générales du 20 décembre, la proposition initiale de Pedro Sánchez, celle qui a suivi ou la dernière? En outre, quelle en serait la formule: en faisant partie d’un gouvernement à majorité social-libérale ou strictement à la «valencienne», c’est-à-dire en appuyant le gouvernement depuis le parlement sans en faire partie?
Seule la première question («souhaites-tu un gouvernement basé sur l’accord Rivera-Sánchez?») fait sens dès lors que c’est la seule qui est actuellement en jeu. En revanche, la deuxième suppose de se cramponner à une formule attachée à un positionnement à gauche d’un PSOE qui, malgré l’opposition en son sein d’un secteur représentée par Pérez Tapias [PSOE de Séville], fait largement la démonstration qu’il est un parti du régime. Il est, en outre, aujourd’hui facile de conclure que la seule chose que voulait le leader du PSOE lors de ces conversations, une fois qu’il avait opté sur le caractère indispensable de l’accord avec C’s, était de forcer la direction de Podemos de choisir entre l’abstention lors de l’investiture et… apparaître comme responsable de la convocation à de nouvelles élections.
Du fait que la réponse à la première question sera un Non largement majoritaire, le chemin qui s’ouvre désormais pour Podemos, En Comù, En Marea – ainsi qu’à d’autres listes «convergentes» qui pourraient apparaître à l’avenir – est, par conséquent, de s’affirmer à nouveau comme alternative autour d’un projet de rupture démocratique face aux tentatives restauratrices de la «grande coalition», que cette dernière se forme maintenant ou qu’elle se matérialise suite aux prochaines élections générales de juin.
Il s’agit là des deux pôles principaux de l’alignement électoral qui s’annonce si nous nous souvenons que nous faisons face non seulement à un problème de gouvernabilité mais aussi un autre plus grave: celui de l’érosion croissante de légitimité de ce régime et de «diktats» européens toujours plus «austéritaires». Pour cela, il ne faisait ni ne fait sens de se laisser entraîner par une logique «gouvernementale» qui prétend ignorer que le fond du débat doit tourner autour de la question d’une réforme ou d’une rupture constituante.
Cela ne signifie pas que la tâche permanente de Podemos doit être de se maintenir dans l’opposition. La fenêtre d’opportunité pour pouvoir «gagner» et former un «gouvernement fort en faveur du changement» reste ouverte, mais il faudra être conscient que si cette hypothèse apparaît lors de nouvelles élections, il s’agira de s’efforcer dès maintenant à créer les conditions qui évitent la répétition de ce qui est arrivé aux «jeunes socialistes» à la tête desquels figurait Felipe González au cours des années 1980: ainsi qu’a bien résumé Jesús Ibáñez [1928-1992 sociologue et militant] de cette expérience, ce sont eux qui ont été «occupés par le pouvoir» et non l’inverse. Plus encore aujourd’hui qu’à une époque où «ceux d’en haut» avaient besoin du PSOE comme force de rechange face à la décomposition de la droite au sein du gouvernement pour stabiliser le régime, alors qu’actuellement ils feront tout ce qui est possible pour empêcher que Podemos soit en position de gouverner.
Pour cette raison, la préparation en vue de nouvelles élections doit être vue non comme un échec mais plutôt comme la possibilité de relancer l’enthousiasme que «oui, c’est possible», générant ainsi une nouvelle «électricité morale» parmi ces millions d’électeurs qui continent d’aspirer à un Changement qui aille au-delà d’un simple changement d’élites. La disposition de l’actuelle équipe dirigeante de Podemos à réviser le modèle organisationnel approuvé à Vistalegre, bien qu’elle tarde, est une bonne nouvelle si elle va dans un sens décentralisateur et de démocratisation, au-delà des pratiques verticalistes et plébiscitaires, mais cela ne suffit pas [3]. Il faut aussi, et surtout, récupérer la volonté de contribuer à ce que les gens puissent prendre les choses en main, à la construction de cette infrastructure sociale, politique et culturelle qui, conjuguée à la présence institutionnelle déjà atteinte, permettra d’avorter à l’avenir les nouvelles tentatives de «domestication» qui, sans aucun doute, seront tentées d’en haut pour faire face à Podemos. (Articule publié le 10 avril 2016 sur le site VientoSur.info, traduction A L’Encontre)
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[1] Au fait, en raison de la reconnaissance de la Turquie comme «pays sûr», il est utile de savoir que l’Association internationale de science politique a décidé de changer le lieu de réunion de son premier Congrès, prévu initialement pour le mois de juillet à Istanbul, pour la ville polonaise de Poznan pour des raisons de sécurité.
[2] Pour une évaluation de ces «cessions» [programmatiques]: «¿Cuánto ha cedido Iglesias en su último documento de propuestas?», Ibon Uría. InfoLibre, 8 avril 2016.
[3] Je partage ce que défendent Jesús Rodríguez et Román Sierra dans «Un Podemos para construir poder popular , cuarto poder, 4/4/16, http://www.cuartopoder.es/tribuna/2016/04/04/podemos-construir-poder-popular/8400
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