C’est un pays isolé, effondré économiquement, en faillite financière qui va se prononcer dimanche 5 juillet sur son avenir. Depuis lundi 29 juin, les banques sont fermées et un contrôle des capitaux a été instauré. Mardi 30 juin, la Grèce n’a pas honoré son remboursement de 1,6 milliard d’euros au FMI et peut être considérée comme en défaut. Aucun pays occidental n’avait jusqu’à présent fait défaut face au FMI. La destruction de l’économie est comparable à celle d’un pays en état de guerre.
En demandant son référendum, Alexis Tsipras n’avait pas seulement comme objectif politique d’obtenir une main plus forte face aux responsables européens, comme il l’espère. Dos au mur, il se devait aussi d’arrêter la machine infernale lancée contre la Grèce, d’imposer le bilan des plans de sauvetage de la Grèce orchestrés par l’Union européenne, le FMI et la BCE depuis six ans. Mais il est peut-être déjà trop tard.
Face à cette catastrophe – malheureusement annoncée de longue date –, les différentes institutions ont pour l’instant comme préoccupation première de dégager leurs responsabilités. Le ministre allemand des finances, Wolfgang Schäuble, grand instigateur de cette politique, a donné le ton: tout est de la faute de Syriza et du premier ministre grec, Alexis Tsipras. «La Grèce est dans une situation difficile, mais simplement à cause des agissements du gouvernement grec. Accuser les autres peut peut-être être utile en Grèce, mais cela n’a rien à voir avec la réalité. Personne d’autre n’est à blâmer pour cette situation», a-t-il déclaré mercredi au Bundestag. Tous les autres responsables lui ont emboîté le pas, dénonçant l’amateurisme et le chantage du gouvernement grec, mais jamais leurs erreurs. Tous sont suspendus au résultat du référendum, qui, espèrent-ils sans même s’en cacher, marquera la défaite de Syriza et l’arrivée d’un gouvernement plus «responsable».
Quel que soit le résultat du référendum, les responsables européens vont se retrouver confrontés à une situation plus critique qu’ils ne le croient et qu’ils ont en grande partie provoquée. Car la dégradation de l’économie a peut-être atteint un point de rupture. La suspension du versement des «aides» dès juillet 2014 – soit bien avant l’élection de Syriza –, l’intransigeance des créanciers face à toute reconsidération de la dette grecque, les plans de sauvetage proposés plus irréalistes les uns que les autres, la décision de la BCE en février de priver les banques grecques des guichets réguliers du système monétaire européen, puis celle de geler les fonds de liquidité d’urgence aux banques, ont créé une réaction économique en chaîne difficilement contrôlable. Aujourd’hui, le pays est au bord de l’explosion économique.
Les responsables grecs comme européens gardent un mutisme absolu sur le sujet. Pourtant, le premier choc pourrait se produire dès mardi 7 juillet. Les banques grecques pourront-elles rouvrir ou non, après le référendum? Leur fermeture était devenue inévitable la semaine dernière, après la décision très politique de la BCE de geler les fonds de liquidité d’urgence (ELA-Emergency Liquidity Assistance). «Il n’est pas facile de rouvrir des banques, une fois qu’on les a fermées», avait prévenu alors le gouverneur de la banque de Chypre. Il en parle en connaisseur. Les banques chypriotes étaient restées fermées pendant plus de deux mois, après la décision de les fermer en avril 2013. Et il a fallu attendre plus de dix-huit mois pour retrouver un fonctionnement à peu près normal et la levée du contrôle des capitaux.
La situation est mille fois plus grave en Grèce. Depuis des mois, les autorités monétaires maintiennent la fiction d’un système grec encore stable. Dans les faits, il s’est totalement écroulé. La situation a encore empiré depuis que la BCE lui a fermé l’accès aux guichets normaux pour se refinancer depuis février 2015. Depuis, les banques grecques dépendent uniquement des fonds de liquidité d’urgence bien plus chers, au moment où elles font face à des retraits de dépôts massifs. En quelques semaines, cette assistance est passée de 50 à 89 milliards d’euros. Lors de la dernière réunion dimanche dernier, les banques grecques demandaient 6 milliards d’euros de liquidités supplémentaires, quand la BCE leur a dit non.
En dépit des restrictions imposées sur les retraits (60 euros à chaque fois), les banques grecques semblent avoir quasiment épuisé toutes leurs réserves en une semaine. Selon les chiffres qui circulent, elles auraient un milliard d’euros de liquidités, tout au plus. «Les liquidités sont assurées jusqu’à lundi, ensuite cela dépendra de la décision de la BCE», a déclaré Louka Katseli [1], dirigeante de la Banque nationale de Grèce [une des quatre banques systémique de Grèce avec Alpha Bank, Eurobank, Piraeus Bank].
«Je ne vois pas comment les banques pourraient rouvrir mardi», a prévenu un responsable de la Barclays. Une analyse partagée par d’autres analystes bancaires et de fonds d’investissement. «Quiconque pense que les banques vont rouvrir dès mardi est un doux rêveur. L’argent ne durerait pas une heure», a déclaré de son côté Constantine Michalos, responsable de la chambre de commerce grecque. Le phénomène a été documenté à plusieurs reprises: dès la réouverture des banques, les déposants se précipitent pour retirer tous leurs fonds disponibles.
Crise des liquidités
Les premiers effets des fermetures bancaires, du contrôle des capitaux et de l’exclusion de facto de la Grèce du système monétaire européen commencent à se faire sentir. Les entreprises ont les plus grandes difficultés à s’approvisionner à l’étranger ou à se faire payer les exportations. Certains commerçants disent ne plus voir aucun client. L’argent manque partout. Le spectre de la crise de liquidités, comme en Argentine, commence à surgir. A ce stade, on n’ose même pas imaginer les effets sur une économie en totale dépression, si la situation se prolongeait. Et elle risque de se prolonger, quel que soit le résultat du vote de dimanche.
Les responsables européens entretiennent l’illusion que tout rentrera rapidement dans l’ordre, si la Grèce vote oui et Syriza quitte le gouvernement. Erreur! Car la BCE, même si elle est disposée à fournir de nouvelles liquidités au système bancaire grec, ne pourra pas ne pas demander une décote supplémentaire sur les titres apportés en garantie par les banques grecques. Cette question, poussée par le président de la Bundesbank, Jens Weidmann, était déjà au cœur des discussions des dirigeants de la BCE depuis plusieurs mois. La décote paraît inévitable désormais, compte tenu de la situation économique: le FMI a déclaré officiellement la Grèce en défaut de paiement.
L’importance de la décote [des titres grecs déposés auprès de la BCE comme collatéraux], si la BCE accepte de continuer à soutenir les banques grecques, sera un sujet hautement politique. Mais quel qu’en soit le chiffre, il risque de créer de graves tensions dans le système bancaire. Les banques risquent de ne pas avoir le volume suffisant de titres à déposer en garantie pour obtenir les mêmes montants de liquidité et pourraient se retrouver prises dans le piège du rationnement. L’économie grecque avec.
Au-delà de la crise de liquidités, c’est une crise de solvabilité qui menace l’ensemble du système bancaire grec. Depuis des mois, les autorités prudentielles [surveillance des activités bancaires] font comme s’il n’existait aucun problème, comme si leurs fonds propres, constitués majoritairement par des titres obligataires grecs d’Etat ou de grandes entreprises, avaient la même valeur qu’auparavant. Dans les faits, elles attendaient un accord européen qui permette de débloquer un fonds de réserve de 10 milliards d’euros destinés à la recapitalisation du système bancaire grec. Accord qui n’est jamais venu.
Aujourd’hui, cette fiction ne peut plus être prolongée. La Grèce a fait défaut. Pour l’instant, celui-ci ne porte que sur des créances du FMI. Mais le Fonds européen de stabilité financière (FESF), principal créancier de la Grèce, fait porter une nouvelle menace. Il a déclaré vendredi 3 juillet se réserver de réclamer le remboursement anticipé de 130,9 milliards d’euros dus par Athènes, compte tenu du non-paiement au FMI. Autant précipiter la Grèce tout de suite dans les abîmes.
Même si la Grèce dit oui et emporte le soutien de l’Europe, comme le font miroiter les responsables de l’UE, même si un accord européen est trouvé rapidement, même si les fonds en réserve sont versés en urgence, tout cela risque de ne plus suffire à masquer la faillite de l’Etat et par contrecoup celle des banques. Ou inversement, tant les deux sont liés. Une perspective qui semble être intégrée dans de nombreux scénarios bancaires. Le gouvernement, quelle que soit sa couleur, n’aurait alors d’autre choix que de nationaliser l’ensemble des banques, de prélever sur les dépôts pour tenter de renflouer.
Et puis? La suite dépendra des choix du gouvernement grec et des réactions de l’Union européenne, du FMI, de la BCE. Leur gestion du dossier grec a été si calamiteuse depuis le départ, le désastre est si grand, leur refus d’endosser toute responsabilité dans cette débâcle est si consternant, leur dogmatisme est si ancré que tout pronostic est impossible.
Jeudi 2 juillet, le FMI a publié officiellement une nouvelle étude sur la situation grecque. Que dit-il? Que la dette est insoutenable. L’institution estime que la Grèce a besoin d’un troisième plan de sauvetage lui apportant immédiatement 10 milliards d’euros dans les mois qui viennent et 50 autres milliards sur trois ans. En échange de réformes, elle propose une restructuration de la dette, avec une période de répit de 20 ans, et en reportant la fin des paiements en 2055. Ce plan ressemble – parfois même en plus radical – à celui qu’a proposé pendant des semaines cet «énergumène» de Yanis Varoufakis aux responsables européens [2].
Pourquoi le FMI a-t-il mis tant de temps à reconnaître publiquement ce que des dizaines d’économistes n’ont cessé de répéter depuis au moins 2012? Pourquoi Christine Lagarde a-t-elle préféré adopter une attitude politique intransigeante plutôt que suivre l’avis de ses services? Fallait-il attendre que l’économie grecque soit totalement effondrée? Quoi qu’elle en dise, l’Europe risque de payer chèrement cette mise à genoux. Elle a déjà dilapidé une grande partie de son capital moral. (Article publié sur Mediapart le 3 juillet 2015)
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[1] Louka Katseli a été ministre du PASOK d’octobre 2009 à septembre 2010 – à la tête du Ministère de l’économie, de la compétitivité et de la marine. Elle fut longtemps conseillère, comme économiste, d’Andréas Papandréou. Elle fut exclue du PASOK pour avoir voté contre la politique d’austérité. Elle a fondé alors une micro-formation (Accord social) qui a soutenu Tsipras. Le samedi 4 juillet, elle déclarait sur la chaîne Mega TV que «les décisions de la BCE lundi matin (6 juillet) vont déterminer le cadre dans lequel les banques vont fonctionner et que les liquidités disponibles le mardi matin vont aussi déterminer les limites des retraits». Louka Katseli a aussi dénoncé la campagne propagandiste faite par le Financial Times (FT) du samedi 4 juillet. Le FT annonçait une «coupe» de 30% sur tous les dépôts de plus de 8000 euros, alors que les règles bancaires de l’UE assurent la garantie des dépôts jusqu’à 100’000 euros. Cette mesure était présentée par le FT comme un impôt unique pour recapitaliser les banques! Le FT n’a pas mené la même campagne pour une recapitalisation des banques faite par un impôt sur les grandes fortunes qui ont sorti des milliards d’euros, depuis des années, sur conseil des banques grecques, entre autres. La campagne de propagande, en Grèce, a aussi pris durant cette période, une intensité remarquable. Ainsi, une statistique indique que le temps consacré le 29 juin à la manifestation en faveur du Non par les chaînes de TV privées s’éleva à 8 minutes; contre 47 minutes pour la manifestation en faveur du Oui le 30 juin. (Rédaction A l’Encontre)
[2] Suite au rapport du FMI, Alexis Tsipras a souhaité: «une décote de 30% de la dette grecque et une période de grâce de vingt ans» pour assurer «la viabilité de la dette» de son pays. Dans son rapport du 2 juillet le FMI évoque la possibilité d’un effacement de la dette à hauteur de 30 % pour atteindre les objectifs fixés en 2012 lors du deuxième plan de sauvetage (124% du PIB en 2020 contre 176% aujourd’hui). A. Tsipras a regretté que la position du Fonds «n’ait jamais été présentée par les créanciers pendant les cinq mois de négociation». (Réd. A l’Encontre)
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