Les lecteurs et lectrices trouveront, ci-dessous, le dernier des quatre articles consacrés au «printemps de Prague» et à son écrasement. Il est paru dans La brèche en date du 25 mars 1988.
Il était impossible (et il reste impossible) de faire l’impasse sur la politique qu’a adopté, avec quelques contorsions, le Parti Suisse du Travail (PSdT) face à ce crime politique de masse. Finalement, le PSdT a été soulagé par la «normalisation» qui s’est imposée en Tchécoslovaquie. Or, cette normalisation traduisait l’écrasement de tous les espoirs de l’instauration – peut-être provisoire – d’une expérience socialiste et démocratique, s’appuyant sur une prise en main directe de la société et de son avenir par la très large majorité de la population, contre le pouvoir d’une caste bureaucratique exploiteuse et répressive. (Réd)
Pour de nombreux partis communistes (PC) d’Europe occidentale, entre autres le Parti Suisse du Travail (PSdT), le Printemps de Prague représentera, à la fois, un espoir et quelques sérieux embarras et, même, désespérances. Du côté de l’espoir, il y avait la perspective de mettre à profit – au plan électoral et organisationnel – l’écho de l’expérience d’un «socialisme à visage humain»; cela face à la social-démocratie. Du côté du malaise, le PSdT subira les tensions, qui iront s’amplifiant, entre le Printemps tchécoslovaque et le refroidissement qui s’imposait à Moscou depuis le renversement de Khrouchtchev , en 1964.
L’essor même de la mobilisation pour une démocratisation radicale du régime mis en place en 1948 en Tchécoslovaquie suscita des frayeurs dans les sommets des PC. En effet, les contradictions entre le «modèle russe» et celui qui émergeait à Prague s’exacerbaient, au même rythme que les accusations «d’antisocialisme» et «antisoviétisme» lancées par le PCUS à l’encontre des diverses tendances réformatrices du Parti communiste tchécoslovaque (PCT).
La direction du PSdT avait beau se réfugier derrière le paravent de «l’indépendance et de l’autonomie de chaque parti communiste», les enjeux et les antagonismes deviendront trop importants pour qu’elle échappe aux remous. L’intervention soviétique, dans la nuit du 20 au 21 août 1968, résoudra, à sa façon, cette difficulté !
Elle provoquera une crise souterraine qui ébranlera en profondeur les PC. Pour nombre de ceux et celles qui ont vécu ces événements comme membres du PSdT, le traumatisme fut aussi une leçon de chose, aussi bien sur la réalité des régimes des «pays de l’Est» que sur la politique effective de la direction du PSdT. De plus, à la lumière d’août 1968, beaucoup reconsidéreront les «événements» de Hongrie et de Pologne de 1956.
Vingt ans plus tard, une relecture de la Voix Ouvrière (V.O.), le quotidien du PSdT, durant les années 1968-1969, donne l’occasion de mieux saisir le déroulement du drame comme le manque de consistance des positions de la direction du PSdT, ce qui explique son ralliement progressif et silencieux à la «normalisation» conduite sous la houlette de Husak.
La soudaine découverte
Le 10 janvier 1968, un article de G. Boffa, correspondant de L’Unità (quotidien du PC italien), annonce dans la V.O. la destitution de Novotny. Depuis plusieurs années, Boffa est un spécialiste de la «déstalinisation».[1] Avec un art consommé, il dévoile (après Khrouchtchev !) les crimes staliniens tout en expliquant que le «retard de la Russie» avait en quelque sorte rendu inévitable le stalinisme.
Une forme de justification objectiviste. Les débats actuels [en 1988] en URSS sur l’histoire de la révolution vont, une fois de plus, faire s’écrouler cette «explication» reprise, jusqu’à maintenant, par le PSdT.
Mais revenons à la Tchécoslovaquie. Une fois Novotny écarté de sa place de secrétaire (mais toujours membre de la direction), Boffa découvre, comme par enchantement, que «le régime d’arbitraire et de «gel» des institutions démocratiques propres au stalinisme fut peut-être d’autant plus douloureusement ressenti en Tchécoslovaquie que ce pays avait, de par son acquis de civilisation et de culture, de luttes ouvrières et démocratiques, de sérieux atouts pour une expérience originale».
Transparaît ici son argumentation comme quoi le stalinisme aurait été plus insupportable en Tchécoslovaquie, «pays cultivé», qu’en URSS, pays qui n’aurait pas disposé de ces «acquis de civilisation».
Il est fâcheux que les millions de morts et d’assassinés – entre autres une génération de marxistes russes qui enrichirent la pensée européenne dans des domaines aussi différents que l’économie, l’histoire, la linguistique…, sans parler des écoles artistiques qui fleurirent dans l’avant et l’immédiat après-octobre – ne puissent exprimer leur opinion sur cet examen comparatif des douleurs provoquées par le stalinisme.
Cependant, avec Boffa, les membres du PSdT et les lecteurs de la V.O. pouvaient prendre conscience, soudainement, que: «La Tchécoslovaquie est aujourd’hui confrontée avec la nécessité de rétablir un climat de confiance dans tous les domaines de l’activité publique, de dépasser le régime de limitation des libertés sociales (sic), politiques, culturelles et individuelles, hérité du stalinisme». Ce genre de découverte (pour qui ?) arrive toujours au bon moment.
Il faut attendre le 19 mars 1968 pour trouver un nouvel article sur la Tchécoslovaquie. C’est la transcription d’un entretien avec Smrkovsky et des étudiants concernant, entre autres, le remplacement des dirigeants du syndicat (le ROH). A cette occasion, Smrkovsky déclare: «J’espère que vos activités (celles des étudiants) seront responsables, afin de ne pas aboutir à quelque chose de semblable à ce qui se passe actuellement à Varsovie». Ce qui nous rappelle qu’en ce début de 1968, le mouvement étudiant polonais s’affrontait au régime de Gomulka et que la V.O. dénonçait ces actions.
Dès la fin mars, la V.O. commence à publier régulièrement des articles d’un correspondant à Prague (Jaime Pinto) A Moscou, l’actualité est couverte par Jean-Marie Chauvier. Ce dernier écrit pour le Drapeau Rouge, quotidien du PC belge et pour la V.O.
Aujourd’hui [1988], il produit de nombreuses analyses sur l’URSS de Gorbatchev, entre autres dans Le Monde diplomatique. Pinto et Chauvier vont rythmer l’information donnée par la V.O. sur le printemps et l’été praguois, ainsi que sur ses répercussions à Moscou. Pinto manifeste une sympathie pour «l’expérience Dubcek».
Il met l’accent – comme un secteur du PCT – sur: «Cette nouvelle expérience, (qui) si elle réussit, en prouvant que le socialisme peut s’édifier dans une démocratie encore plus large que la démocratie classique bourgeoise, intéresse en premier lieu… toutes les forces ouvrières et démocratiques du monde entier. C’est la seule voie permettant d’affirmer la supériorité du socialisme, soulignent avec force les nouveaux dirigeants tchécoslovaques» (3 avril 1968). Dans cette affirmation reposait tout l’espoir (mesuré aussi en résultats électoraux potentiels) que suscitait cette expérience parmi de nombreux militants du PSdT et aussi parmi une fraction de ses dirigeants, tels André Muret, Armand Magnin et, à sa façon, Jean Vincent qui insistait avec force sur la nécessité que le PCT garde de contrôle du processus. Edgar Woog (encore secrétaire du PSdT en 1968) ou R. Lechleiter, sous l’influence du SED (PC) d’Allemagne de l’Est, se dégèleront peu à la chaleur du Printemps de Prague !
Une confrontation s’affirmera dès le début. On peu graphiquement l’illustrer ainsi. Dans le même numéro de la V.O. où Pinto indiquait les potentialités du changement tchécoslovaque, Chauvier informait sur le «discours de normalisation» effectué par Brejnev à la Conférence du PC de Moscou. Brejnev y attaquait les manifestations des étudiants polonais et annonçait la vague répressive contre les intellectuels opposants (Syniavski, Daniel).
Ainsi, la V.O. sera déchirée entre les expériences de Prague rapportées par Pinto et sa fidélité au grand et impitoyable père soviétique dont on nous décrivait, à la fois, les sourcils sévères (de Brejnev) et les progrès dans la «conquête de l’espace» ! Le principe de la «voie nationale [suisse !] au socialisme» ne permettait pas d’échapper à la contradiction.
Une question commençait à s’imposer: quels sont les rapports entre démocratie et socialisme et qu’en est-il en URSS à ce sujet ? A l’aune de Prague, des militants remesuraient le Kremlin.
Equilibrer l’information
Le 5 avril 1968, la V.O. indique, comme un fait positif, que la Pravda a donné un compte rendu du discours que Dubcek avait fait à la radio le 1er avril; mais elle omet d’indiquer – ce que fait la presse internationale – que de nombreux passages, importants, ont été censurés.
Or, dès avril, les attaques soviétiques contre la «démocratisation» en cours en Tchécoslovaquie vont croissantes. Chauvier, le 22 mai 1968, dans un article consacré à «L’évolution des rapports soviéto-tchécoslovaques» indique que «… les journaux (soviétiques) ont souligné et dénoncé les développements de tendances anti-socialiste et anti-soviétiques… les appels à la «démocratisation» et à la «libéralisation» sont le fait (selon les Izvestia) d’une offensive idéologique impérialiste de grande envergure visant à «miner la société socialiste de l’intérieur», thème majeur du plenum d’avril du CC du PCUS».
Chauvier termine son article en espérant que «rien ne vienne… compromettre les chances de l’expérience socialiste tchécoslovaque». Un doux euphémisme pour indiquer que la question de l’intervention commençait à être discutée dans les «milieux informés» en URSS, après la rencontre entre les délégations du PCUS et du PCT les 3 et 4 mai 1968 à Moscou. Ce que Chauvier confirmera plus tard. Dans le PSdT on ne pipe mot.
Et lorsque le journal Le Monde indiquera, en mai, que «l’armée soviétique était prête à remplir son devoir internationaliste», un sous-titre de la V.O. (27 mai) donne le ton: «Provocation du Monde !».
Pourtant, dès fin mai, début juin, J. Pinto – qui appuie le processus bien qu’il éclaire peu sa dynamique dans les milieux de l’intelligentsia et dans les entreprises – souligne les véritables provocations. Celle, par exemple, de la RDA {Allemagne de l’Est) qui, à l’occasion du tournage par un cinéaste d’un film de guerre en Tchécoslovaquie, annonce que «des tanks américains et ouest allemands se trouvaient à Prague» !
Début juillet 1968, la tension monte de plusieurs crans. La mise en garde faite, dans une lettre publique adressée au CPT – par les bureaucraties d’URSS, de Pologne, de RDA, de Hongrie et de Bulgarie – révèle combien ces dernières craignent l’exemple de «démocratisation» et sa dynamique pour leur propre pouvoir. Et combien Brejnev redoute de perdre le contrôle sur un pays du glacis.
L’alarme est donnée dans les rangs du PSdT
Les Jeunesses progressistes et les Etudiants progressistes prennent une position tranchée, le 9 juillet, en faveur des conseils ouvriers et pour la souveraineté de la Tchécoslovaquie. Le communiqué ne sera pas publié dans la V.O. Le 13 juillet, Jean Vincent, dans un éditorial intitulé «Des principes éprouvés. Rappel de nos positions» reprend les thèmes de «l’autonomie» des PC, de l’inexistence d’un «centralisme démocratique international» ou d’un «Etat guide».
Mais rien n’est dit sur le fond, sur le développement combiné de la démocratie politique, sociale et économique et, à partir de là, sur la signification politique des violentes attaques des Soviétiques. Les membres du parti ne peuvent comprendre la cause réelle de ce conflit.
L’essence de la position se résume à: premièrement, chacun – entendez chaque PC – a le droit de faire ce qu’il veut chez lui; deuxièmement, le PCT contrôle la situation (ce qui renvoie à l’idée que le socialisme équivaut au pouvoir – monopolistique – du parti).
Pinto prend clairement parti contre la campagne d’intoxication des Soviétiques qui utilisent le prétexte du manifeste des Deux mille mots. Il écrit: «Sincèrement, j’estime que les conservateurs constituent le danger le plus grand menaçant l’expérience actuelle». (V.O., 15 juillet 1968).
Un jugement qu’on ne trouvera jamais dans les positions de la direction du PSdT. Le 19 juillet, la V.O. publie, côte à côte, la réponse du CPT à la lettre des Cinq (l’URSS et ses acolytes) et un article intitulé: «La Pravda craint pour l’expérience même du socialisme en Tchécoslovaquie .»
Ce genre de représentation «équilibrée», faite sur un vide d’explication politique, suscite quelques désarrois chez les membres et les lecteurs. Le 21 juillet, on retrouve ce même montage: après une information sur le rapport de Dubcek au Comité central, on peut lire les titres suivants: «La Pravda dénonce le plan américain d’agression contre la Tchécoslovaquie», ou encore «Découverte d’armes américaines en Bohême occidentale» . La campagne mensongère est à son comble. Vingt ans après [1988], avec tout ce que l’on sait, cela tient de l’ubuesque… Mais déjà à l’époque ce genre d’information n’avait aucune crédibilité.
J. Pinto, le 22 juillet 1968, soulignait: «… la lenteur du retrait des unités soviétiques qui ont participé aux récentes manœuvres militaires du Traité de Varsovie sur sol tchécoslovaque». Le 20 juillet, devant les menaces plus pressantes d’intervention, le Comité directeur du PSdT proclame à nouveau la «pleine autonomie des PC» et «exprime sa solidarité avec la lutte conduite par le PCT pour le nécessaire renouvellement démocratique et socialiste dans lequel il s’est engagé avec le plus large appui populaire» (V.O., 22 juillet).
Les 27 et 30 juillet, la parole est donnée à la Pravda, qui dénonce «les idéologues du socialisme démocratique… qui se donnent pour ut de mener des actions offensives contre le communisme». Le 5 août, après la réunion de Bratislava, entre Dubcek et Brejnev, la V.O. titre «Accord de Bratislava, succès de l’unité socialiste». Le 6 août, la déclaration de Bratislava est publiée en première. Le ton est donné jusqu’au 21 août: «Une nouvelle ère dans les relations entre pays socialistes», «Victoire de la raison» (7 août 1968) ou «Meilleure compréhension réciproque» entre le PCT et le SED (de la RDA), le 13 août.
Pourtant, dans la déclaration de Bratislava elle-même se trouvait le passage justifiant l’intervention au nom du «devoir internationaliste commun de tous les pays socialistes de soutenir, défendre et consolider ces conquêtes» du socialisme, que l’URSS disait précisément être mises en danger par le processus du Printemps de Prague. D’ailleurs cette formule sera reprise presque textuellement dans le traité soviéto-tchécoslovaque de 1970.
Croire l’incroyable
Le 21 août, c’est le désarroi. En dernière, la V.O. annonce l’invasion, avec l’accent de celui dont la foi de charbonnier a été déçue. «L’incroyable s’est produit… Cette nouvelle est consternante. Nous nous refusions jusqu’au dernier moment à tenir cette éventualité pour possible. C’est maintenant la réalité, une triste réalité… Le PCT et le peuple travailleur étaient capables de maîtriser une situation difficile, mais point désespérée. Nous restons de cet avis… il deviendra difficile, sinon impossible, de parler du droit de chaque parti de déterminer sa voie». Evidemment, on ne saura jamais quel est le sens de la «situation difficile, mais point désespérée».
Est-ce le développement des conseils ouvriers ? Est-ce l’élection des délégués au XIVème Congrès qui, en juillet, avait sanctionné la défaite des conservateurs ? Est-ce la mise en question du contrôle policier exercé par les services secrets soviétiques jusque dans les sphères élevées de l’appareil d’Etat et du PCT ? Est-ce la radicalisation des prises de position pour l’autogestion de la société (les Deux mille mots) ?
Cet incroyable douloureux, Chauvier (V.O., 21 août) l’avait prévu: «Quand au fond, l’éventualité d’une intervention était depuis longtemps retenue par la plupart des observateurs attentifs de la capitale soviétique, au lendemain de Bratislava». Ceci remet aussi à leur place et dans le contexte réel les titres et commentaires sur les résultats de la réunion de Bratislava !
Le 22 août, le Comité directeur du PSdT «exprime… ses profondes préoccupations et inquiétudes quant à l’intervention des armées de cinq pays socialistes en Tchécoslovaquie… le Parti Suisse du Travail veut croire que l’irréparable sera évité, que les troupes d’intervention seront retirées et qu’ainsi le processus de renouvellement et de réformes profondes voulu et soutenu par le PCT et par le peuple pourra reprendre malgré tout et qu’il n’y aura pas de retour à des méthodes de gouvernement condamnables…».
Rétrospectivement – et sur le moment même aussi ! – on peut s’étonner d’une déclaration qui «veut croire» à un retrait des troupes, laissant entendre que cela aurait été une sorte d’erreur de parcours regrettable. Sans même insister sur l’ineptie de l’idée d’un retrait qui permettrait que tout continue comme avant !
Il y a dans la formulation même du communiqué un signe de détresse politique, mélangée d’incompréhension des véritables enjeux en cours et de crainte – justifiée pour les effets (entre autre électoraux) de cette intervention sur la crédibilité politique du PSdT.
Le 23 août, Jean Vincent, dans un éditorial intitulé suggestivement «L’amère vérité», écrit: «Rien ne peut justifier l’intervention qui s’est produite: ni l’appel lancé par un groupe de membres du Comité central du PCT, du gouvernement et de l’assemblée nationale qui ont appelé les gouvernements et les PC frères à l’aide… ni l’existence (indéniable) de menées impérialistes».
Laissons de côté le problème de savoir à quels ordres obéissaient les Quisling qui ont appelé à l’aide. L’histoire a éclairci les choses: le téléphone venait du Kremlin via l’ambassadeur Chervonenko. Mais l’adjectif «indéniable» ajouté à «l’existence de menées impérialistes» est de trop. Ou plus exactement, il sert à ouvrir, au-delà de la position contre l’intervention, la brèche dans laquelle pourront s’engouffrer, demain, des explications nuançant non pas la condamnation de l’invasion, mais la politique à adopter face à la normalisation. Jean Vincent avait, sur ce point, du métier… appris au prix des mille et un virages imposés par la politique de la bureaucratie stalinienne, depuis la fin des années vingt…
1. G. Boffa, le grand tournant et Les étapes de la révolution russe, édition Maspero, 1960
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