Navalny et nous. Deux interventions d’une gauche russe

Comment la gauche russe voit-elle l’héritage de la politique d’Alexeï Navalny? Quel rôle a-t-il joué dans la politisation de la société russe? Quel pourrait être son ultime héritage politique?

Grusha Gilayeva

Nous avons assisté à une sorte rééditions de la mort d’Alexeï Navalny au cours de l’été 2020. A l’époque, les services de sécurité russes ont fait une première tentative, heureusement maladroite, pour se débarrasser de l’homme politique indésirable. Pendant deux jours, il a été gardé dans un hôpital d’Omsk, tandis que sa famille et ses collaborateurs ont été empêchés de s’assurer qu’il soit traité par des médecins qui ne dépendaient pas de la «bienveillance» de l’Etat russe. La nouvelle qu’Alexeï Navalny survivrait et que son traitement et sa rééducation en Allemagne aient été couronnés de succès a été accueillie avec soulagement par de nombreux acteurs de l’opposition russe. Comme si tout cela n’était pas réel, Alexeï Navalny, ressuscité, allait nous surprendre par ses enquêtes et démasquer les assassins. Les attentes n’ont pas tardé à se concrétiser. «J’ai appelé mon assassin. Il a avoué», tel était le titre d’un chef-d’œuvre légendaire de YouTube qui capturait en temps réel la conversation de Navalny avec l’un de ses empoisonneurs du FSB (Service fédéral de sécurité de la fédération de Russie). Que pouvait alors faire le Kremlin? Il a fait ce qu’il fait toujours: diffuser des versions contraires et tout nier. Le porte-parole de Poutine, Dmitri Peskov, a qualifié l’enquête de fausse. Poutine lui-même l’a décrite comme une «officialisation de documents provenant des services de renseignement américains». En d’autres termes, Poutine a même reconnu la véracité de l’enquête, ne remettant en cause que les droits d’auteur. Il a même ajouté de manière inquiétante: «Si nous l’avions voulu, nous l’aurions menée jusqu’à terme.»

Nous ne comprenons que maintenant à quel point Poutine a dû être surpris et furieux lorsque Alexeï Navalny est rentré en Russie le 17 janvier 2021. Il semble que le lâche «boss» voulait non seulement tuer son principal opposant, mais aussi le torturer. Le retour d’Alexeï Navalny en Russie lui a coûté trois ans de prison, 300 jours dans un centre de détention provisoire, des procès interminables et des accusations fabriquées de toutes pièces, un emprisonnement d’au moins 30 ans, l’impossibilité d’élever ses enfants et d’être avec sa femme, ainsi que des poursuites pénales contre ses associés et tous les avocats qui ont participé à sa défense. Le 16 février 2024, la vie d’Alexeï Navalny a été interrompue dans des circonstances encore floues. Qu’est-ce qui a motivé une vengeance aussi cruelle et intransigeante?

Alexeï Navalny a changé la façon dont nos concitoyens et concitoyennes conçoivent la politique. En rentrant en Russie, en mettant sa vie en jeu pour l’avenir de son pays, en assumant pleinement la responsabilité de tous ceux qui croient au changement en Russie et à la possibilité de la justice, de la démocratie et de la paix dans l’espace post-soviétique, Alexeï Navalny a prouvé qu’il y a une place pour les actes authentiques et désintéressés en politique. Il l’a prouvé au prix de sa vie. Il n’est plus, mais sa promesse reste avec nous : «Un autre monde est possible».

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Alexeï Navalny n’a légué à l’opposition russe ni stratégie claire, ni doctrine politique, ni guide des technologies subversives anti-Kremlin. Il n’a pas laissé de successeur ou d’héritage que l’on puisse s’approprier. Mais Alexeï nous a laissé le cadeau le plus précieux et le plus fragile qui soit. Rappelez-vous comment vous et moi avons ri lorsque Navalny a appelé le pauvre Konstantin Kudryavtsev [agent du FSB impliqué dans la tentative d’empoisonnement], qui a disparu immédiatement après cette enquête. Vous vous souvenez de tous ces mèmes et chansons hilarants sur l’«aquadisco» [l’aquadiscothèque du palais de Poutine à Guelendjik, sur la mer Noire, exposée dans la vidéo faite par Navalny https://www.youtube.com/watch?v=ipAnwilMncIKonstantin Kudryavtsev ]que nous nous sommes envoyés? Vous souvenez-vous des canards en caoutchouc jaunes, des baskets «Don’t CallHimDimon» [documentaire de 2017 de Navalny sur la corruption liée à Dimitri Medvedev] des brosses de toilettes dorées et de bien d’autres choses encore [exposés dans la vidéo mentionnée]? Ce sont nos souvenirs communs, nos rires collectifs malgré tout. Alexeï Navalny nous a appris à rire et à nous battre ensemble malgré nos différences. Il nous a donné l’expérience de la solidarité. Et ce n’est que dans la solidarité, dans la capacité d’entendre d’autres voix et de s’entraider, que la mémoire d’Alexeï perdurera.

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Oui, Alexeï était un leader fort. Mais il n’a jamais cherché à utiliser cette force pour consolider son pouvoir personnel. Il a dit que s’il gagnait les élections présidentielles, la première chose qu’il ferait serait d’abolir la présidence elle-même. Nous devons comprendre – le Kremlin l’a déjà compris, c’est pourquoi les hommes en noir piétinent furieusement les fleurs déposées par des manifestant·e·s – aux initiatives spontanées — et arrêtent ceux qui n’ont pas eu peur de faire leurs adieux à Alexeï en public – que la cause de Navalny est bien plus large que sa propre organisation. C’est pourquoi sa cause est si dangereuse pour le régime russe. C’est la cause de tous ceux qui veulent participer à la vie de leur pays.

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Chaque voix compte. Ce n’est pas pour rien que les femmes ont joué un rôle si important dans l’équipe de Navalny: Lioubov Sobol, Kira Yarmysh, Maria Pevchikh (déclarées agents étrangers et recherchées par la police russe), Lilia Chanysheva (7,5 ans de prison), Ksenia Fadeeva (9 ans de prison). Ioulia Navalnaïa, l’épouse d’Alexeï, a toujours été un modèle de retenue, de dignité et de courage, donnant l’exemple de ce que signifie être ensemble dans les moments les plus difficiles. A l’annonce de la mort de son mari, Ioulia Navalnaïa a immédiatement déclaré que la cause d’Alexeï n’était pas abandonnée. Le 19 février, elle a publié un discours dans lequel elle promettait de poursuivre la lutte afin de «récupérer notre pays pour nous-mêmes». Grâce à l’environnement qui a émergé autour de Navalny, la place d’une femme dans la politique et l’espace public russe ne se limite plus à la défense des «valeurs familiales traditionnelles». Une femme n’est pas seulement devenue une associée, une camarade loyale et une organisatrice, elle est désormais à l’avant-garde de la bataille pour la paix et la possibilité d’un avenir différent. Tout cela alors que le parlement russe s’apprête à déclarer le féminisme comme une idéologie extrémiste, que le contrôle de l’Etat sur le corps des femmes est activement renforcé, que les livres «défendant les LGBT» sont retirés de la vente et des collections des bibliothèques, et que les personnes LGBT ont été déclarées hors-la-loi en tant que «mouvement international extrémiste».

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Bien que le mouvement féministe et la gauche aient souvent critiqué Alexeï, ce sont ses activités qui ont rendu cette critique, et donc l’autocritique, possible. Tout au long de son activité politique, Alexeï Navalny a changé à plusieurs reprises de tactique et de stratégie. Il s’est critiqué lui-même et a changé d’avis. Il a fait preuve de souplesse et de vivacité d’esprit, au lieu de s’entêter et de vouloir sortir vainqueur d’un conflit, il a réfléchi à ce qui était utile à la cause commune et a refusé de faire ce qui lui nuisait. Alexeï Navalny nous a montré comment les «technologies politiques» peuvent être inventées et utilisées non pas pour manipuler les masses, mais pour que chacun d’entre nous se sente partie prenante d’une lutte commune et agisse de manière solidaire.

Aujourd’hui, alors que nous pleurons sa disparition, nous ne pleurons pas un leader unique, mais un homme qui nous a donné foi en nous-mêmes. À la place d’un seul succéderont de nombreux autres.

Kirill Medvedev

Il y a une dizaine d’années, Alexeï Navalny est parvenu à inscrire la politique d’opposition russe, qui se résumait auparavant à un affrontement étriqué entre libéraux antisoviétiques et partisans d’une ligne pro-Soviet dure, dans un contexte mondial approprié. A l’époque, le monde voyait émerger la tendance à un nouveau populisme, car 35 ans de gouvernance néolibérale avaient aboli la lutte des grandes idées en politique, donné la priorité au marché et à la technique de la gouvernance, et avaient créé des castes dirigeantes verrouillées ainsi que démantelé le processus démocratique. Tout cela a conduit à une désillusion vis-à-vis de la politique, d’une part, et, d’autre part, à un mécontentement croissant à l’égard de l’establishment.

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En Russie, ces tendances internationales sont tout à fait évidentes, malgré leurs particularités post-soviétiques. Au début des années 2010, notre pays a été gouverné par un bloc autoritaire corrompu qui a succédé à l’Eltsinisme [Boris Eltsine président de la Fédération de Russie de juillet 1991 à décembre 1999], combinant la poursuite des réformes du marché avec un contrôle accru de l’Etat et consolidant son emprise sur le pouvoir. Cela a été rendu possible en grande partie par le manque d’intérêt de la majorité des citoyens et citoyennes pour la politique. La dépolitisation était liée au souvenir déprimant des années 1990, à la crainte de perdre certaines des améliorations obtenues depuis lors. De plus, elle a été délibérément accentuée par les autorités.

Néanmoins, le mécontentement grandissait et s’étendait à différents segments de la société. Les manifestations de 2011-2012 ont représenté le plus grand soulèvement public depuis le début des années 1990. Elles ont propulsé Navalny au premier rang de l’opposition et l’ont aidé à achever la formulation d’un projet populiste sur le sol russe. En quoi consiste-t-il? Il s’agit de mobiliser cette partie de la société qui, si on le lui propose habilement et respectueusement, est prête à passer de la passivité politique ou de la participation irréfléchie aux rituels électoraux à la pratique de la coopération. Peu importent vos opinions et vos valeurs, ce qui compte, c’est de savoir si vous voulez écarter du pouvoir la caste parasitaire des escrocs et des voleurs. Il est important de savoir si vous voulez aimer votre pays non pas comme étant le fief de votre maître, mais comme étant un endroit décent où les gens peuvent vivre. Et si vous êtes prêt à faire quelque chose pour cela, que ce soit en rejoignant une action collective, en participant à une campagne électorale ou en donnant de l’argent.

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La politique doit devenir concurrentielle et utiliser la pointe de la technologie, a déclaré Alexeï Navalny. Il a lui-même provoqué des débats animés et une concurrence en couvrant le pays avec son équipe grâce à un réseau de bureaux de campagne. A l’instar d’Assange, il a habilement utilisé l’Internet pour dévoiler au public la réalité d’entreprises et de services de renseignement puissants et hermétiques. Tout en essayant de construire une nouvelle majorité active au sein de l’électorat de Poutine, il est également entré dans le champ de la gauche: avec ses enquêtes, avec son aversion pour les riches il s’est intégré au courant dominant de l’opposition. Il a exigé un plus grand soutien pour les soins de santé et l’éducation et une augmentation du salaire minimum, et il a cherché à créer des syndicats. Une partie de la gauche l’a détesté à partir d’une position de grande faiblesse et, pour se rassurer, a cherché à le présenter comme un libéral dépassé, mandataire de l’Occident ou du Kremlin. Une autre partie de la gauche doit à Alexeï Navalny non seulement son éveil politique mais aussi le fait que, en adaptant les pratiques des militants de Navalny, elle s’est développée en coopérant et en rivalisant avec eux.

La combinaison d’une attitude séduisante et de la confiance en soi d’un homme de la classe moyenne ayant réussi, inhabituelle dans la politique russe, a exaspéré ses concurrents mais a aidé Navalny à surmonter l’image pathétique de l’opposition et à atteindre des publics qui lui étaient jusqu’alors inaccessibles.

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Alexeï Navalny a incarné plusieurs idées unificatrices. Est-il nécessaire de surmonter la barrière entre «le pays de l’iPhone et le pays de la chanson», une division mythique qui est essentielle pour de nombreux membres du gouvernement et de l’intelligentsia? Ou peut-être la tâche principale consiste-t-elle à regrouper dans un seul et même combat les libéraux au pouvoir et dans l’opposition? La réponse finale semble aujourd’hui être la suivante: pour surmonter moralement et institutionnellement l’héritage démophobique et dépolitisant des années 1990, pour unir la partie active de la société sur de nouvelles bases, il était nécessaire de rompre tous les liens avec les libéraux qui coopéraient avec le système, ce que Navalny a fait dans l’un de ses derniers brillants textes. «Je hais frénétiquement ceux qui ont vendu, bu, gaspillé l’opportunité historique que notre pays a eue au début des années 1990. Je hais conjointement Eltsine et “Tanya et Valya” [fille et gendre d’Eltsine], Anatoli Tchoubaïs [chef de l’administration de juillet 1996 à mars 1997, puis ministre des Finances de mars à novembre 1997] et le reste de la famille mafieuse corrompue qui a mis Poutine au pouvoir. Je hais les escrocs, que nous avons appelés réformateurs pour une raison quelconque… Je hais les auteurs de la constitution autoritaire la plus stupide, qu’ils nous ont vendue à nous, les idiots, comme une constitution démocratique, donnant même au président les pouvoirs d’un monarque à part entière.» Il ne fait aucun doute qu’il s’agit là d’un principe fondamental du testament politique de Navalny.

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Il fut un temps où, selon ses propres termes, il décida de devenir l’homme politique qu’il avait attendu depuis longtemps. Quelqu’un qui «participerait à des réunions dans les cours d’immeuble, prononcerait des discours, mènerait des enquêtes, lancerait des projets intéressants sur l’Internet et en dehors». Puis il a dû aller beaucoup plus loin et prouver par son exemple personnel que la lutte politique exige de l’abnégation, du courage et y compris d’être prêt à mourir. Une conviction aussi étrange est en soi désagréable pour les autorités, qui s’accrochent au cynisme, aux complots et au relativisme endoctrinés dans la société. Navalny, qui n’était en aucun cas un fanatique marginal, mais plutôt un homme politique public très performant selon les normes bourgeoises, a tenu son pari politique fatal jusqu’au bout. C’est pourquoi son engagement dans la «bataille du bien face à la passivité» [1] a été particulièrement éprouvant.

Tout le monde aurait été plus à l’aise si Navalny avait commencé son parcours par quelque chose de plus décent que les discours toxiques sur la plateforme LiveJournal de la fin des années 2000, c’est-à-dire les discours de haine nationalistes et la participation aux marches russes. Mais après que le meurtre dans la colonie pénitentiaire de Polar Wolf [une des plus dures de Russie] a mis fin à sa vie, la question n’est plus de savoir si Navalny aurait pu devenir Navalny d’une autre manière. Hélas, il ne le peut plus. Il appartient désormais aux personnes qu’il a inspirées dans le passé – et qu’il a continué à inspirer, bien que gelé dans des cellules d’isolement et se tordant sous l’effet de poisons [2] – de porter cet espoir et de le remplir de contenu politique de leur mieux. (Article publié sur le site russe Posle le 21 février 2024; traduction de l’anglais par la rédaction de A l’Encontre)

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[1] Cela renvoie à la question qui lui a été posée par Boris Akunin en octobre 2023, un écrivain russe populaire qui vit en Grande-Bretagne. La question était: «Quelle est la plus grande source de mal?» La réponse de Navalny fut: «Tout ce qui est nécessaire au triomphe du mal, c’est-à-dire l’inaction des bonnes personnes.» A à la question «Et qu’est-ce qui apporte le plus de bénéfices?», Navalny répond: «La participation à la bataille du bien face à la passivité.» (Réd.)

[2] La façon dont le pouvoir poutinien s’est emparé du cadavre de Navalny et multiplie les obstacles à une autopsie indépendante est une autre modalité de son assassinat. (Réd.)

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