Par Yassamine Mather
Les trois jours de manifestations [les 5, 6 et 7 décembre 2022] annoncés par les étudiants universitaires iraniens à l’occasion de la Journée des étudiants étaient un choix intelligent [1]. Ils savaient qu’ils n’allaient pas être soutenus par les royalistes. La Journée des étudiants commémore trois étudiants de gauche, Ahmad Ghandchi, Shariat-Razavi et Bozorg-Nia, qui avaient protesté contre la visite du vice-président américain Richard Nixon le 7 décembre 1953. Ils ont été abattus par la police du shah.
Pendant ce temps, des vidéos provenant de nombreuses villes iraniennes confirment que les magasins des bazars étaient fermés et que de nombreux travailleurs et travailleuses se sont mis en grève pendant au moins une journée dans la plupart des grandes usines du pays. Les manifestant·e·s ont profité de la tombée de la nuit pour se rassembler et lancer des slogans – bien que dans certaines villes, dont Téhéran, les premiers froids de la saison aient réduit leur nombre.
Le 3 décembre, le procureur général Mohammad Jafar Montazeri était interrogé: «Pourquoi le Gasht-e Ershad a-t-il été fermé?» Le Gasht-e Ershad (littéralement, en persan, «patrouille d’orientation») est la dite «police des mœurs». Montazeri a esquivé la question en déclarant qu’elle n’avait «rien à voir avec le système judiciaire», et qu’elle avait été «établie ailleurs dans le passé». Mais, bien entendu, il ajouta: «Le pouvoir judiciaire continuera à surveiller le comportement de chacun au sein de la communauté.»
Cette déclaration intervient à un moment où l’on parle de «décriminaliser» le «mauvais hidjab» (autrement dit le fait que les femmes ne couvrent pas tous leurs cheveux) et de le remplacer par un système de sanctions, basé sur un réseau de vidéosurveillance et de reconnaissance faciale qui délivreront sur-le-champ des amendes.
Tout cela a été suivi de rapports contradictoires sur l’existence de plans réels de démantèlement de la «Patrouille d’orientation». Il est vrai qu’au cours des dernières semaines de manifestations de masse dans tout le pays, nous n’avons pas beaucoup vu la «Patrouille d’orientation», mais cela pourrait être dû au fait que les rangs de police de la République islamique d’Iran ont utilisé toutes leurs forces pour faire face à cette manifestation d’opposition sans précédent. Il se peut aussi que cette section controversée de la police religieuse ait reçu l’ordre de rester à l’écart pour éviter de nouveaux affrontements, étant donné son rôle dans la détention de Mahsa (Jina) Amini, dont la mort a déclenché l’explosion actuelle des protestations.
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Mais si quelqu’un pensait qu’il s’agissait d’un signe de recul du régime face aux manifestations de masse, il est désormais clair que ce n’est pas le cas. Le chef du pouvoir judiciaire iranien, Gholam Hossein Mohseni-Eje’i, a annoncé qu’un nombre indéterminé de manifestant·e·s avaient été condamnés à mort. Ils étaient accusés de «corruption sur terre» et de «guerre contre Dieu» [voir article de Najmeh Bozorgmehr ci-dessous].
D’une part, compte tenu de la gravité de la crise et du mécontentement général, les autorités ont qualifié les manifestants de «voyous», d’agents de puissances étrangères, agissant en «bandes». D’autre part, des informations ayant fait l’objet de fuites montrent clairement qu’il existe un débat important au sein des pouvoirs sur la manière de réagir. Apparemment, le Guide suprême de l’Iran, Ali Khamenei, intervient dans ces débats à tous les niveaux.
La semaine dernière, à la suite d’une cyberattaque contre Fars News, l’organe de propagande des Gardiens de la révolution, un groupe appelé Black Reward a réussi à copier des données et les a ensuite publiées. L’Iran accuse le Mossad israélien [Institut pour les renseignements et les affaires spéciales] d’en être responsable. Parmi les vidéos diffusées par ce groupe, on trouve des images des terribles conditions de détention dans les prisons du pays. Black Reward a également publié une série de documents officiels secrets. Certains d’entre eux montrent l’inefficacité, la corruption et les luttes de pouvoir au plus haut niveau. Il est clair que dans ces milieux, tout le monde admire l’«empereur» (c’est-à-dire le Guide suprême), mais personne n’admet que les crises qui se déroulent sous leurs yeux pourraient finir par remettre en question le pouvoir de l’ayatollah en chef.
Selon ces documents qui ont fait l’objet d’une fuite, un bulletin spécial préparé par des experts des médias pour le commandant en chef du Corps des gardiens de la révolution islamique, Hossein Salami [en place depuis 2019], note que l’organisation paramilitaire Bassidj est trop faible pour arrêter les manifestations. En effet, au moins 115 policiers ont été arrêtés pour avoir participé au mouvement de protestation en cours.
Les documents divulgués citent des «experts» qui affirment qu’il existe «une quantité considérable de doutes et d’incertitudes parmi les forces révolutionnaires» (c’est-à-dire les propres forces du régime, bien sûr). En outre, des responsables de l’agence Fars News ont noté que le mouvement de protestation «considère que la plus grande réussite des récentes émeutes est la perte de la peur. Les manifestants n’ont plus peur des forces militaires et policières.»
D’autres documents révèlent que des responsables iraniens se sont également inquiétés de la désorganisation du gouvernement du président Ebrahim Raïssi face aux manifestations. Le président du parlement Mohammad Baqer Qalibaf a été enregistré comme ayant déclaré à Ali Khamenei que le «gouvernement n’a pas de plan ou d’objectif et qu’il ne peut pas prendre de décision. Ils sont désemparés.» Il semble que le Guide suprême ait convenu que le gouvernement n’avait pas de plan et était incapable.
Les documents affirment que Khamenei a également exprimé son opposition à l’inculpation d’un grand nombre de manifestant·e·s pour «guerre contre Dieu», notant que le système judiciaire avait cessé de prononcer de telles inculpations suite à un ordre qu’il avait donné.
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Les fuites démontrent les contradictions évidentes entre diverses déclarations officielles et la réalité, bien qu’il n’y ait rien de nouveau à cela. Dans un bulletin publié en juin, traitant des protestations contre la hausse des prix, il était indiqué que l’opposition voulait «tuer» des responsables gouvernementaux. Mais, selon le dernier dossier, trois des quatre personnes tuées ont été abattues, en fait, par les Gardiens de la révolution. Lors de ces manifestations, les méthodes de répression des Gardiens étaient si violentes qu’«un conflit très fort a éclaté entre le gouverneur [de la province centrale de Markazi]… et le commandant des Gardiens, se terminant par un échange de cris dont la foule a été témoin».
Les bulletins de Fars News ont une section spéciale sur les «rumeurs» liées au dirigeant de la République islamique, qui montrent comment il s’immisce dans les affaires, même mineures. On a pu le constater ces dernières semaines lorsque Ali Khamenei a ordonné aux forces de sécurité de ne pas arrêter un dirigeant local pour cause de dissidence par rapport à la ligne officielle, mais de tenter de le «déshonorer».
Certains «experts» cités par Fars News se sont dits préoccupés par le fait que «les événements récents ont semé le doute parmi les forces révolutionnaires et entraîné des divergences au sein du front révolutionnaire». Bien entendu, la diffusion de ce type d’information pourrait elle-même faire partie d’une tentative délibérée de présenter Khamenei comme un leader «sage»!
Dans le bulletin du 3 décembre, après plus de deux mois de manifestations, on peut lire que «l’opposition utilise la propagande en faisant beaucoup de tapage et les gens ont admis qu’il s’agit d’une protestation à l’échelle nationale». L’autodérision est étonnante.
Cependant, la vérité va éclater. Fars News rapporte que «certains employés gouvernementaux du bureau du patrimoine culturel, du ministère de l’Education, ainsi que du personnel universitaire des sciences médicales étaient présents lors des manifestations. Ils ont été efficaces et ont joué un rôle de leaders.» Il n’est pas étonnant que dans le même bulletin, comme le révèle Black Reward, Mohammadreza Naqdi, coordinateur adjoint du Corps des Gardiens de la révolution et ancien commandant du Basij, nous dise que «cette génération est perdue et qu’il faut la laisser partir et en élever une nouvelle». (Article publié sur Weekly Worker du 8 décembre 2022; traduction rédaction A l’Encontre)
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[1] Le courant réformiste qui a été marginalisé durant les derniers mois a cherché à se manifester à nouveau à l’occasion de la grève universitaires. Ainsi, selon RFI du 7 décembre, l’agence de presse des étudiants iraniens relate une prise de position de Mohammad Khatami qui a été à la tête de l’Iran de 1997 à 2005: «Mohammad Khatami a exprimé son soutien particulièrement au slogan “Femmes, vie, liberté”. “Un beau message” selon lui “qui montre un mouvement vers un avenir meilleur”. Khatami s’est également prononcé contre l’arrestation d’étudiants et a appelé les autorités à leur tendre la main en regrettant que la liberté et la sécurité soient placées l’une contre l’autre.» (Réd. A l’Encontre)
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La République islamique exécute un manifestant de 23 ans
Par Najmeh Bozorgmehr (Téhéran)
Le pouvoir iranien a pendu un homme de 23 ans qui avait été déclaré coupable d’avoir poignardé un agent de police et d’avoir intimidé la population en bloquant une rue lors des récentes manifestations nationales.
La République islamique a arrêté des milliers de personnes depuis le début des manifestations en septembre, mais Mohsen Shekari, pendu aux premières heures de la matinée de jeudi 8 décembre, est la première personne à être exécutée. On ignore combien de personnes sont encore en prison, mais au moins 10 autres sont dans le couloir de la mort, selon les médias officiels.
Mohsen Shekari a été arrêté le 25 septembre à Sattarkhan, un quartier de classe moyenne de l’ouest de Téhéran. Le mois dernier, il a été condamné à mort par un tribunal de première instance après avoir été reconnu coupable de moharebeh ou «mener une guerre contre Dieu». La Cour suprême a confirmé le verdict, selon les médias locaux.
Mizan, l’agence de presse du pouvoir judiciaire, a déclaré jeudi que Mohsen Shekari avait «intimidé» les gens en bloquant une rue et en interdisant le passage à environ 150 voitures, tandis qu’il aurait utilisé des «armes blanches» – ce qui fait généralement référence à de grands couteaux – pour forcer les gens à se joindre aux manifestations.
Il aurait ensuite porté un coup de poignard à l’épaule un membre de la milice Bassidj, contrôlée par les Gardiens de la révolution qui tentait d’arrêter Mohsen Shekari et de rouvrir la rue. Le gardien a eu besoin de 13 points de suture.
Mohsen Shekari a «avoué» qu’un homme appelé Ali lui avait promis de lui verser de l’argent s’il attaquait les forces de sécurité, selon les mêmes sources. La République islamique affirme que les manifestations ont été alimentées par des forces extérieures, notamment les Etats-Unis, Israël et l’Arabie saoudite.
L’opposition avait précédemment prévenu que les exécutions alimenteraient de nouvelles manifestations. La pendaison intervient alors que les protestations se sont apaisées [après la grève générale de trois jours qui s’est concentrée autour des universités]. Malgré cet appel à la grève lancé par l’opposition, la plupart des entreprises sont restées ouvertes [des interprétations différentes, selon les villes, ont trait sur l’ampleur de la fermeture de leurs magasins par des commerçants du bazar et sur la grève effective dans des entreprises – Réd.].
Les manifestations, les plus longues jamais organisées dans la République islamique, ont commencé à la mi-septembre après la mort de Mahsa Amini, une Kurde de 22 ans, en garde à vue pour n’avoir pas respecté le code vestimentaire islamique officiel.
Depuis lors, environ 200 personnes, dont des membres des forces de sécurité, ont été tuées au cours des manifestations, selon les chiffres officiels. Amnesty International a estimé le nombre de morts à 305, dont 41 enfants.
Si la République islamique a assoupli dans la pratique, mais pas juridiquement, l’application de la loi sur le voile islamique obligatoire pour les femmes, sur le fond elle n’a fait aucune autre concession. Les autorités ont au contraire promis de traduire en justice les participant·e·s aux manifestations.
Signe du peu de compromis auquel est prêt le pouvoir, l’Iran a condamné cinq hommes à la peine capitale pour le meurtre d’un membre de la milice Bassidj, contrôlée par les Gardiens de la révolution, Ruhollah Ajamian, dans la ville de Karaj, à l’ouest de la capitale Téhéran, tandis que 11 accusés, dont trois mineurs, ont été condamnés à de longues peines de prison.
Masoud Setayeshi, porte-parole du pouvoir judiciaire, a déclaré [lors d’une conférence de presse cette semaine] que «le pouvoir judiciaire ne fera aucune concession sur la vie de 200 citoyens» perdue à cause des «provocations» de l’opposition. «Les procès des accusés se dérouleront rapidement, soigneusement et sérieusement, et ceux qui ont commis des crimes seront punis», a-t-il ajouté. (Article publié par le Financial Times le 8 décembre 2022; traduction rédaction A l’Encontre)
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