Par Santiago Alba Rico
Les élections législatives du 17 décembre sont boycottées par presque tous les partis politiques, avec lesquels le président Kaïs Saïed refuse de dialoguer [1].
La Tunisie a fait en très peu d’années «le tour» de l’histoire européenne. En 2011, elle a connu une révolution française, suivie d’une transition à l’espagnole, et en 2015 un bipartisme entre un parti de l’ancien régime et les post-islamistes. En 2019, le populisme et l’anti-politique l’ont emporté. Jusqu’à aujourd’hui.
Samedi prochain, 17 décembre, se tiendront les élections législatives en Tunisie, les premières après le coup d’Etat sans effusion de sang du président Kaïs Saïed, qui, le 25 juillet 2021, on s’en souvient, a fermé manu militari (puis dissous) le parlement pour s’arroger ensuite tous les pouvoirs.
Depuis lors, son travail de démolition des acquis démocratiques chancelants de la révolution de 2011 a été aussi méticuleux qu’implacable. Au nom de la révolution «trahie», et avec le soutien d’une partie non négligeable de la population, notamment les plus jeunes, il a séquestré toutes les institutions (du Haut Conseil de la Justice à la Haute Autorité Electorale, sans oublier la HAICA, l’agence responsable des médias). Il a suspendu (puis liquidé) la constitution la plus progressiste du monde arabe, adoptée en 2014 par un gouvernement de coalition dirigé par des islamistes. Il a lancé une persécution judiciaire incluant l’ancien président Moncef Marzouki [du 13 décembre 2011 au 31 décembre 2014], accusé de «trahison», ainsi qu’une grande partie de l’opposition, notamment des membres du parti Ennahda [parti islamiste créé officiellement en 1981], accusés de terrorisme et/ou de corruption.
Kaïs Saïed a également révoqué des juges, des fonctionnaires et même des maires librement élus. Selon Amnesty International, au cours des 18 derniers mois, il a poursuivi au moins 29 personnes, dont certaines devant des tribunaux militaires, pour des infractions liées à la «liberté d’expression».
En juillet dernier, à l’occasion du premier anniversaire de son putsch et après une parodie de consultation populaire en ligne, Kaïs Saïed a organisé un référendum au cours duquel, avec une participation d’à peine 30%, a été approuvée une nouvelle Constitution qui consacre le vieux présidentialisme du régime de Zine el-Abidine Ben Ali [au pouvoir de 1987 à 2011], affaiblit la division des pouvoirs et laisse de côté tous les droits fondamentaux, y compris ceux relatifs à l’égalité des sexes, confiés à de futures lois spécifiques.
La Tunisie, berceau des révolutions arabes de 2011, symbole d’une «transition démocratique» précaire mais porteuse d’espoir, est désormais déjà le dernier tombeau de ce bouleversement qui a renversé les dictatures et réveillé les peuples de la région. L’Union européenne et les Etats-Unis – qui ont investi des millions de dollars pour soutenir la transition et qui, après le coup d’Etat de 2021, étaient ouvertement mécontents – ont finalement accepté la situation et commencent à se résigner à nouveau à un régime autoritaire qu’ils jugent préférable à l’instabilité locale et régionale. Régime qui, en tout cas, semble disposé à garantir, malgré sa démagogie souverainiste, les intérêts occidentaux dans la région. C’est ce qu’indique le soutien d’Emmanuel Macron à Kaïs Saïed en novembre 2022, lors du sommet de la Francophonie qui s’est tenu sur l’île de Jerba, et la visite prévue du président tunisien aux Etats-Unis cette semaine, en réponse à une invitation de Joe Biden. Non moins éloquente est la récente signature d’un accord avec le FMI (d’une valeur de 1,2 milliard de dollars), un accord qui sauvera le pays de la faillite immédiate, mais qui le condamnera à moyen terme, comme l’a dénoncé le syndicat UGTT (Union générale tunisienne du travail), à une nouvelle détérioration des conditions de vie de la majorité sociale, déjà au bord de l’effondrement.
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Dans ce contexte de crise économique aiguë, avec des pénuries de produits de première nécessité, une inflation officielle de 10% et des salaires très bas, les élections de samedi 17 décembre consommeront l’involution du processus démocratique initiée en Tunisie avec la révolte populaire et l’Assemblée constituante de 2011. Boycottée par presque tous les partis politiques, avec lesquels Saïed refuse de dialoguer, la nouvelle loi électorale impose des listes uninominales qui seront disputées dans de très petites circonscriptions (quartiers ou villages). Certaines données sont révélatrices en elles-mêmes: par rapport aux 15 737 candidats de 2019, il n’y en a plus que 1055, dont seulement 121 femmes; dans de nombreux districts, un seul candidat se présente, il n’y aura donc pas d’élection du tout. Et «dans sept d’entre eux, il n’y a pas de candidat, de sorte que, comme le dit Raja Jabri, présidente de l’association Murakibun [dédiée au suivi du processus électoral], pour la première fois, il y aura des sièges vides le jour de l’ouverture du Parlement».
Quant à la visibilité médiatique, le «démocratisme radical» de Kaïs Saïed impose une présence paradoxalement égale de tous les candidats dans la presse et à la télévision, ce qui rend matériellement impossible la couverture de la campagne, comme l’a dénoncé l’Association des correspondants étrangers en Afrique du Nord. Par exemple, il n’est pas permis d’interviewer un seul candidat; 1058 interviews doivent être réalisées, soit autant que le nombre de candidats, soit les résultats d’une loterie institutionnelle qui choisit (et impose aux médias concernés) les noms des personnes à interroger.
De toute façon, cela ne fait guère de différence car, dès le départ, la campagne a été vidée de tout contenu politique. Les candidats ne peuvent parler que de leurs projets locaux. S’ils appartiennent à l’un des rares partis qui ne se sont pas joints au boycott, il leur est interdit de mentionner leur affiliation et leur programme. En outre, les participants, qui se voient refuser tout soutien institutionnel, sont autorisés à recevoir des contributions privées pour leurs campagnes. Toutes ces conditions signifient, comme l’a déclaré l’analyste Bousalem Boulbaba à Al Jazeera, que les nouveaux candidats jouent leurs cartes à fond et limitent leur représentation au niveau familial, tribal ou «clanique».
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On peut imaginer la composition et la capacité de décision d’une Assemblée sans partis et sans expérience politique nationale dont les projets de loi peuvent également être révisés par le président de la République.
Comme je l’ai expliqué à d’autres occasions, la Tunisie a fait en très peu d’années, comme au micro-ondes, ce que l’Europe a fait en 200 ans: elle a connu en 2011 la Révolution française, puis une transition à l’espagnole ou à la polonaise, avec menaces de coup d’Etat, et depuis 2015 un pacte bipartisan entre un parti lié à l’ancien régime [Nidaa Tounès] et les post-islamistes d’Ennahda [2], force majoritaire au parlement depuis près d’une décennie. Puis, en 2019, le populisme et l’antipolitique ont prévalu à travers la figure d’un juriste marginal (Kaïs Saïed) qui, au nom de la révolution et dans un climat de discrédit institutionnel, sans parti ni financement, a remporté une large majorité aux élections présidentielles.
Depuis le palais de Carthage, en juillet 2021, Kaïs Saïed, sorte de Kadhafi triste et solennel, convaincu de sa mission salvatrice, s’empare de tous les pouvoirs, impliquant pour la première fois l’armée dans un changement de régime. Son discours révolutionnaire a séduit beaucoup de ces jeunes à qui les élites avaient volé «la révolution»; ses mesures contre Ennahda lui ont également valu le soutien initial ou le silence de certains partis et même du syndicat UGTT. Dans cette partie du monde – comme nous l’avons vu en Egypte – l’anti-islamisme a toujours réuni les élites économiques, les nationalistes arabes et la gauche radicale.
En 2019, la situation était mauvaise et trois ans plus tard, elle est encore bien pire. Les jeunes, à nouveau plongés dans le chômage et la pauvreté, commencent à se détourner d’un homme qui n’a tenu aucune de ses promesses et sous la gestion autocratique duquel la situation économique, déjà marquée par la crise, n’a fait qu’empirer. Quant aux élites laïques du pays, elles se retrouvent, certes, avec un président en désaccord avec Ennahda, comme l’était le Ben Ali déchu, mais qui est en réalité encore plus conservateur et religieux que le parti qu’il combat et qui, contrairement aux post-islamistes, est plus proche de l’Arabie saoudite que de la Turquie.
La question est de savoir qui soutient Kaïs Saïed. Beaucoup pensaient que, isolé comme il l’était, déconnecté à la fois de l’«Etat profond» (c’est-à-dire le ministère de l’Intérieur) et des vieilles élites benalistes, et sans le soutien de l’UE et des Etats-Unis, l’aventure de Saïed serait de courte durée. Nous constatons aujourd’hui que ce n’est pas le cas. Bien qu’elle ne puisse être totalement exclue, la possibilité d’un coup d’Etat est plus éloignée qu’il y a un an. La seule chose que l’on puisse exclure pour l’instant, quoi qu’il arrive, est un retour à la démocratie.
En attendant les élections kafkaïennes du samedi 17, la plupart des Tunisiens, désespérés ou désenchantés, pensent avant tout à quitter le pays. Nous parlons bien sûr de ces secteurs socialement défavorisés qui nourrissent l’émigration clandestine, qui a augmenté de 18% l’année dernière (13 000 Tunisiens sont arrivés par bateau sur les côtes italiennes) et qui constitue déjà, comme l’expliquait France24 dans un récent reportage, un «projet familial» diffusé ouvertement sur les réseaux.
Mais les plus pauvres ne sont pas les seuls à vouloir fuir. Aujourd’hui, ce projet est aussi celui des classes moyennes, qui mobilisent leurs dernières ressources pour tenter de partir en Europe, aux Etats-Unis ou au Canada, où peut-être un membre de leur famille les attend déjà. En pleine crise économique, c’est ce projet de fuite des classes moyennes qui explique l’augmentation des inscriptions dans les écoles de langues officielles – dont l’Institut Cervantès pour l’espagnol – et le climat de «désengagement émotionnel» d’un pays qu’elles pensaient pouvoir transformer il y a dix ans et dont elles n’attendent rien aujourd’hui. Pas même une victoire en football. (Publié à l’origine dans Naiz, repris sur Viento Sur, le 15 décembre 2022; traduction rédaction A l’Encontre)
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[1] A 21 heures, heure française, selon des chaînes internationales, le taux de participation atteignait un peu moins de 9%! (Réd.)
[2] Voir sur cette qualification l’article de Théo Blanc, «Ennahdha et les salafistes : la construction relationnelle de la “modération”», in L’Année du Maghreb, 22, 2020. (Réd. )
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