Les relations Russie-OTAN à la lumière de quels «engagements» en 1990?

Par Patrick Wintour

La confrontation actuelle entre la Russie et l’Ouest est alimentée par de nombreuses doléances, mais le plus important est la conviction, à Moscou, que l’Ouest a trompé l’ancienne Union soviétique en rompant les promesses faites à la fin de la guerre froide en 1989-1990, selon lesquelles l’OTAN ne s’étendrait pas à l’Est. Dans son désormais célèbre discours de 2007 lors de la Conférence sur la sécurité de Munich, Vladimir Poutine a accusé l’Occident de rompre ses garanties, de les oublier, laissant le droit international en ruine.

L’accusation de «trahison» est-elle importante?

Elle est d’une importance extrême pour la Russie, car elle alimente la méfiance, elle nourrit le cynisme de la Russie à l’égard du droit international et constitue le motif central des projets de traités de sécurité de la Russie qui demandent de revenir sur l’extension de l’OTAN. Ce qui doit être examiné le mercredi 12 janvier 2022 au Conseil OTAN-Russie [1]. La théorie de la «trahison» n’est pas l’apanage de Poutine, elle a été soutenue par Boris Eltsine et, à partir de la mi-1995, par l’ensemble de l’élite politique russe.

Un nouveau livre, Not One Inch: America, Russia, and the Making of the Cold War Stalemate [Yale University Press, novembre 2021] de l’historienne Mary Elise Sarotte [qui enseigne à la Johns Hopkins School of Advanced International Studies], retrace toutes les discussions privées au sein de l’OTAN et avec la Russie sur l’élargissement et révèle que la Russie fut impuissante à ralentir l’effet de cliquet de l’ouverture de la porte de l’OTAN [à des «pays dits de l’Est]. L’auteure conclut que l’accusation de «trahison» est techniquement fausse, mais qu’elle a une vérité psychologique.

Quel est le fondement de la plainte?

A un certain niveau, elle se concentre étroitement à la fois sur les engagements verbaux pris par le secrétaire d’Etat américain James Baker, sous la présidence de George Herbert Walker Bush [janvier 1989–janvier 1993], et sur les termes d’un traité signé le 12 septembre 1990 définissant la manière dont les troupes de l’OTAN pourraient opérer sur le territoire de l’ancienne Allemagne de l’Est.

Poutine affirme que Baker, lors d’une discussion, en date du 9 février 1990 avec le dirigeant soviétique Mikhaïl Gorbatchev, avait promis que l’OTAN ne s’étendrait pas à l’Est si la Russie acceptait l’unification de l’Allemagne.

Le lendemain, le chancelier Helmut Kohl, équivoque quant au maintien de l’Allemagne dans l’OTAN après l’unification, a également déclaré à Gorbatchev que «naturellement, l’OTAN ne pourrait pas étendre son territoire au territoire actuel de la RDA». Cette promesse a été répétée dans un discours du secrétaire général de l’OTAN le 17 mai, une promesse citée par Poutine dans son discours de Munich. Dans ses mémoires, Gorbatchev a décrit ces garanties comme le moment qui a ouvert la voie au compromis sur l’Allemagne.

Ces promesses ont-elles été consignées dans un traité?

Non, en grande partie parce que George Herbert Walker Bush estimait que James Baker [janvier 1989 à août 1992] et Helmut Kohl [chancelier fédéral d’octobre 1982 à octobre 1998] étaient allés trop loin, ou, selon les mots de Baker, qu’il s’était «un peu avancé sur ses skis».

L’accord final signé par la Russie et l’Ouest en septembre 1990 ne s’appliquait qu’à l’Allemagne. Il autorise les troupes de l’OTAN stationnées à l’étranger à franchir l’ancienne ligne de la «guerre froide» marquée par l’Allemagne de l’Est, à l’appréciation du gouvernement allemand. L’accord était consigné dans un addendum. L’engagement de l’OTAN à protéger [contre une attaque], inscrit dans l’article 5 [2], s’est pour la première fois déplacé vers l’est, dans l’ancien territoire contrôlé par la Russie.

La Russie a-t-elle perçu les implications de l’accord de 1990 pour les pays du Pacte de Varsovie?

Oui, de nombreux responsables politiques russes se sont opposés aux concessions faites à l’époque par Gorbatchev, en partie à cause des implications pour l’Europe de l’Est. La Russie a reçu des assurances verbales sur les limites de l’expansion de l’OTAN, mais aucune garantie écrite. En mars 1991, John Major [Premier ministre de novembre 1990 à mai 1997], par exemple, a été interrogé par le ministre soviétique de la Défense, le maréchal Dmitry Yazov, sur l’intérêt de l’Europe de l’Est à rejoindre l’OTAN. Selon les carnets personnels de l’ambassadeur britannique à Moscou, Rodric Braithwaite, John Major lui a assuré que «rien de tel jamais ne se produira».

La Russie s’est-elle plainte de cette «trahison»?

A plusieurs reprises. En 1993, Boris Eltsine [alors président de la Fédération de Russie] qui était enclin à ce que la Russie rejoigne l’OTAN, a écrit au président Bill Clinton pour lui faire valoir que toute nouvelle expansion de l’OTAN vers l’est violait l’esprit du traité de 1990. Le département d’Etat américain, indécis à l’époque quant à la demande de la Pologne à rejoindre l’OTAN, était si sensible à l’accusation de «trahison» que les responsables de l’administration Clinton ont même demandé officiellement au ministère allemand des Affaires étrangères de faire un rapport sur le bien-fondé de la plainte. Le principal collaborateur du ministre allemand des Affaires étrangères a répondu en octobre 1993 que la plainte était formellement erronée mais qu’il pouvait comprendre «pourquoi Eltsine pensait que l’OTAN s’était engagée à ne pas s’étendre au-delà de ses limites de 1990».

Le récit de la tromperie a-t-il empoisonné les relations?

Oui. En 1997, au moment du Nato-Russia Founding Act [Acte fondateur sur les relations, la coopération et la sécurité mutuelles OTAN-Russie], un traité destiné à créer une nouvelle relation entre l’Alliance et la Russie, le ministre des Affaires étrangères Evgueni Primakov a de nouveau évoqué le «double jeu» de Baker six ans plus tôt. Cela a incité le secrétaire d’Etat américain de l’époque, Warren Christopher, à commander un rapport interne ayant trait à cette allégation. Ce rapport établissait une distinction entre les commentaires faits en apparté par des hommes politiques allemands, tels que Hans-Dietrich Genscher [aux Affaires étrangères d’octobre 1982 à mars 1992], excluant l’expansion de l’OTAN, et ce qui avait été convenu dans le texte du traité.

La Russie a-t-elle donc, à certains moments, sanctionné l’expansion de l’OTAN?

Oui. En août 1993, Eltsine, lors de discussions avec le dirigeant polonais Lech Walesa, a concédé à la Pologne le droit d’adhérer à l’OTAN, une concession qui a laissé ses collègues pantois. Plus formellement, la Russie a fait de même avec Nato-Russia Founding Act en 1996.

Existait-il une alternative?

Certains répondent par l’affirmative. Selon Mary Elise Sarotte, Washington a gagné sa bataille pour l’élargissement, mais d’une manière qui a conduit à l’affrontement, et non à la coopération, avec Moscou.

La Russie tout au long de cette période s’est présentée comme un membre potentiel de l’OTAN, mais les Etats-Unis ont toujours considéré qu’il s’agissait d’un fantasme qui paralyserait l’Alliance. Les Etats-Unis ont généralement préféré éviter le débat plutôt que de le rejeter. L’administration des Etats-Unis de 1993 aurait pu retarder l’expansion de l’OTAN, mais les partisans qui y voyaient un droit démocratique des anciens pays du Pacte de Varsovie ont vaincu ceux qui affirmaient que cela affaiblirait à la fois le soutien russe au contrôle des armements et les forces favorables à la réforme à l’intérieur de la Russie.

La Russie était-elle vraiment en mesure de négocier?

L’économie et la politique de la Russie étaient en ruines. L’ouvrage Not One Inch explique en détail comment l’ouverture de la Russie à l’expansion de l’OTAN dépendait alors souvent du niveau de soutien financier fourni par les Etats-Unis ou l’Allemagne, soutien qu’aucune des parties ne qualifiait de «pots-de-vin». Le niveau de corruption en Russie était tel qu’une grande partie de cet argent disparaissait dès qu’il était transféré. (Article publié par The Guardian, le 12 janvier 2022; traduction rédaction A l’Encontre)

Patrick Wintour est le responsable des questions diplomatiques auprès du Guardian.

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[1] Le quotidien Le Monde, en date du 13 janvier 2022, sur son site, conclut ainsi son commentaire de la réunion du 12 janvier 2022 à Bruxelles: «…Dmitri Peskov disait n’avoir que peu de raisons d’être optimiste et rappelait l’exigence de résultats rapides. Et mercredi, le négociateur russe Alexandre Grouchko n’a pas formellement rejeté la proposition de poursuivre les travaux du Conseil OTAN-Russie. Il a seulement sollicité une réponse écrite aux projets d’accords, avec l’OTAN et avec les Etats-Unis, transmis par Moscou à la fin de décembre. «Une fois de plus, il apparaît que ce qui semblait être un cul-de-sac n’est pas encore un cul-de-sac complet», résumait, mercredi, le cercle de réflexion Russia in Global Affairs, proche du Kremlin, émettant aussi l’hypothèse que les observateurs n’aient qu’une connaissance partielle du contenu des négociations. «Le fait qu’il n’y ait pas de drames, de mains tordues et de cheveux arrachés est déjà une bonne chose.» Des deux côtés, l’heure reste toutefois à la pression, en même temps qu’à la discussion. Une source américaine anonyme rappelle qu’à plusieurs reprises, au cours des derniers jours, «les négociateurs russes se sont vu expliquer ce que serait notre réponse: rapide et à impact maximal». La même source confirme qu’à Washington une cellule réunissant les départements de la défense, du commerce et du Trésor met au point un plan de riposte en cas d’escalade de la part de Moscou, qui inclut une aide militaire accrue à Kiev.» (Réd.)

[2] L’Article 5 du Traité souligne que «Les parties conviennent qu’une attaque armée contre l’une ou plusieurs d’entre elles survenant en Europe ou en Amérique du Nord sera considérée comme une attaque dirigée contre toutes les parties…» (Réd.)

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