La descendance de Darwin (I)

Un des dessins rĂ©alisĂ©s par un des enfants de Darwin sur une page de «L’origine des espĂšces» (Darwin Manuscripts Project)

Par Michel Husson

Darwin est-il vraiment le pĂšre du “darwinisme social” et de l’eugĂ©nisme, voire de la sociobiologie ou mĂȘme du transhumanisme? Si Darwin lui-mĂȘme s’est gardĂ© de s’engager sur cette voie, il en a laissĂ© le soin Ă  d’autres [2].

De l’origine à la descendance

L’Ɠuvre majeure de Charles Darwin, L’origine des espĂšces, est parue en 1859 [2]. Cet ouvrage a eu Ă©videmment des implications disruptives (dirait-on aujourd’hui) sur lesquelles on ne reviendra pas ici. Mais il ne dit rien, ou peu de choses, sur la possible extension de la thĂ©orie Ă  l’espĂšce humaine. Darwin sait bien qu’il ne peut esquiver la question, mais il faudra attendre 12 ans pour connaĂźtre sa position qu’il exposera dans son livre La descendance de l’homme, publiĂ© en 1871 [3].

Darwin y reconnaĂźt qu’il ne s’est occupĂ© jusqu’à prĂ©sent «que des progrĂšs qu’a dĂ» rĂ©aliser l’homme pour passer de sa condition primitive semi-humaine Ă  un Ă©tat analogue Ă  celui des sauvages actuels». Il va donc proposer «quelques remarques relatives Ă  l’action de la sĂ©lection naturelle sur les nations civilisĂ©es». Ce ton trĂšs prudent s’explique en partie par le dilemme auquel Darwin est confrontĂ©, et que Sheila Weiss a bien rĂ©sumĂ©: «comment les ĂȘtres humains peuvent-ils rĂ©soudre le conflit inĂ©vitable entre, d’un cĂŽtĂ©, les idĂ©aux humanitaires et les pratiques de la plus noble partie de notre nature et, de l’autre, les intĂ©rĂȘts de la race, dont l’efficacitĂ© biologique serait supposĂ©ment compromise par ces idĂ©aux et pratiques [4]?»

On peut donc lire le livre de Darwin comme une oscillation entre les deux termes de ce dilemme. Il commence par constater que le progrĂšs de la nature humaine passe par d’autres dĂ©terminations que la sĂ©lection naturelle: «si importante que la lutte pour l’existence ait Ă©tĂ© et soit encore, d’autres influences plus importantes sont intervenues en ce qui concerne la partie la plus Ă©levĂ©e de la nature humaine. Les qualitĂ©s morales progressent en effet directement ou indirectement, bien plus par les effets de l’habitude, par le raisonnement, par l’instruction, par la religion, etc., que par l’action de la sĂ©lection naturelle, bien qu’on puisse avec certitude attribuer Ă  l’action de cette derniĂšre les instincts sociaux, qui sont la base du dĂ©veloppement du sens moral.»

Darwin donne l’exemple des progrĂšs de la mĂ©decine en partant du principe que «chez les sauvages, les individus faibles de corps ou d’esprit sont promptement Ă©liminĂ©s». Ce point de dĂ©part est une pure pĂ©tition de principe, qui projette des comportements animaux sur les «sauvages». On peut lui opposer la fameuse rĂ©ponse de l’anthropologue Margaret Mead Ă  qui on avait demandĂ© quelle Ă©tait selon elle la premiĂšre preuve de la civilisation. Elle avait rĂ©pondu que c’Ă©tait la fracture cicatrisĂ©e d’un fĂ©mur vieux de 15 000 ans. Cette dĂ©couverte impliquait qu’on avait pris soin de cette personne, incapable de se dĂ©placer et de chercher sa nourriture, tout au long des mois nĂ©cessaires Ă  sa guĂ©rison de l’os. Pour Mead, aucune autre espĂšce n’est capable de consacrer autant de temps et d’Ă©nergie Ă  soigner les plus fragiles de ses membres, les malades et les mourants [5].

A l’encontre des sauvages «nous, hommes civilisĂ©s, faisons au contraire tous nos efforts pour arrĂȘter la marche de l’Ă©limination; nous construisons des hĂŽpitaux pour les idiots, les infirmes et les malades; nous faisons des lois pour venir en aide aux indigents; nos mĂ©decins dĂ©ploient toute leur science pour prolonger autant que possible la vie de chacun.» Cet instinct de sympathie qui «nous pousse Ă  secourir les malheureux» a donc pris le dessus et «nous ne saurions restreindre notre sympathie, en admettant mĂȘme que l’inflexible raison nous en fit une loi, sans porter prĂ©judice Ă  la plus noble partie de notre nature».

MĂȘme si la rĂ©fĂ©rence Ă  l’inflexible raison modĂšre un peu cet Ă©lan gĂ©nĂ©reux, il n’en reste pas moins que ces dĂ©veloppements semblent confirmer la thĂšse de Patrick Tort, l’un des grands spĂ©cialistes de Darwin, qui rĂ©cuse toute filiation entre l’Ɠuvre de Darwin et le «darwinisme social» d’un Spencer ou d’un Galton. Pour Tort, Darwin se rĂ©clame au contraire «d’une sĂ©lection Ă©voluĂ©e qui ne requiert la libre concurrence de tous qu’afin d’assurer le plus grand succĂšs possible aux qualitĂ©s rationnelles, affectives et morales utiles Ă  la sociĂ©tĂ© [6]». Darwin aurait ainsi mis en lumiĂšre ce que Tort appelle «l’effet rĂ©versif de l’évolution»: le processus de sĂ©lection aurait en quelque sorte intĂ©grĂ© des instincts sociaux Ă  la nature humaine, ce que Tort rĂ©sume par cette formule Ă©clairante: «la sĂ©lection naturelle sĂ©lectionne la civilisation qui s’oppose Ă  la sĂ©lection naturelle [7]». Est-il pour autant possible d’établir une rupture absolue entre les tenants du darwinisme social et l’Ɠuvre de Darwin, dont ils ne manquent pas de se rĂ©clamer?

Subir sans nous plaindre

Toute la question est lĂ , et la lecture de Tort semble unilatĂ©rale, car elle fait passer au second plan le second terme du dilemme de Darwin, Ă  savoir la pĂ©rennitĂ© de la sĂ©lection naturelle. Certes, l’hommage Ă  l’instinct de sympathie semble s’accompagner d’une prise de distance avec les thĂšses malthusiennes: «Il ne faut donc employer aucun moyen pour diminuer de beaucoup la proportion dans laquelle s’augmente l’espĂšce humaine.» Mais Ă  cette dĂ©claration de principe, Darwin ajoute aussitĂŽt ce bĂ©mol: «bien que cette augmentation [de la population] entraĂźne de nombreuses souffrances».

Toute l’ambiguĂŻtĂ© de Darwin se retrouve dans l’évocation de ces «souffrances». Et le noble instinct de sympathie prĂ©sente un autre inconvĂ©nient, puisque «les membres dĂ©biles des sociĂ©tĂ©s civilisĂ©es peuvent donc se reproduire indĂ©finiment». Or, continue Darwin, «quiconque s’est occupĂ© de la reproduction des animaux domestiques sait, Ă  n’en pas douter, combien cette perpĂ©tuation des ĂȘtres dĂ©biles doit ĂȘtre nuisible Ă  la race humaine. On est tout surpris de voir combien le manque de soins, ou mĂȘme des soins mal dirigĂ©s, amĂšne rapidement la dĂ©gĂ©nĂ©rescence d’une race domestique; en consĂ©quence, Ă  l’exception de l’homme lui-mĂȘme, personne n’est assez ignorant ni assez maladroit pour permettre aux animaux dĂ©biles de reproduire.»

Ce parallĂšle entre l’espĂšce humaine et les animaux domestiques (qui deviendra un classique chez les eugĂ©nistes) introduit un trouble qui croĂźt avec l’espĂšce de rĂ©signation dĂ©solĂ©e de Darwin face aux «effets incontestablement mauvais» de cette situation: «les membres faibles des sociĂ©tĂ©s civilisĂ©es propagent leur nature et en consĂ©quence nous devons donc subir, sans nous plaindre, les effets incontestablement mauvais qui rĂ©sultent de la persistance et de la propagation des ĂȘtres dĂ©biles.» Par exemple le fait que «les membres insouciants, dĂ©gradĂ©s et souvent vicieux de la sociĂ©tĂ©, tendent Ă  s’accroĂźtre dans une proportion plus rapide que ceux qui sont plus prudents et ordinairement plus sages».

Il y aurait bien «un frein Ă  cette propagation, en ce sens que les membres malsains de la sociĂ©tĂ© se marient moins facilement que les membres sains. Ce frein pourrait avoir une efficacitĂ© rĂ©elle si les faibles de corps et d’esprit s’abstenaient du mariage.» Dans l’idĂ©al, «il devrait y avoir concurrence ouverte pour tous les hommes et on devrait faire disparaĂźtre toutes les lois et toutes les coutumes qui empĂȘchent les plus capables de rĂ©ussir et d’élever le plus grand nombre d’enfants.» Ou encore: «les deux sexes devraient s’interdire le mariage lorsqu’ils se trouvent dans un Ă©tat trop marquĂ© d’infĂ©rioritĂ© de corps ou d’esprit.»

Mais Darwin n’y croit pas vraiment. Il constate avec regret que «c’est lĂ  un Ă©tat de choses qu’il est plus facile de dĂ©sirer que de rĂ©aliser». Et c’est mĂȘme utopique: «exprimer de pareilles espĂ©rances, c’est exprimer une utopie, car ces espĂ©rances ne se rĂ©aliseront mĂȘme pas en partie, tant que les lois de l’hĂ©rĂ©ditĂ© ne seront pas complĂštement connues. Tous ceux qui peuvent contribuer Ă  amener cet Ă©tat de choses rendent service Ă  l’humanitĂ©.»

Il y a donc chez Darwin une forme d’inconsĂ©quence qui le conduit Ă  adopter une stratĂ©gie prudente. Elle consiste Ă  se rĂ©fĂ©rer Ă  trois auteurs qui «ont admirablement discutĂ© ce sujet» et Ă  qui il empruntera «la plupart de [ses] remarques» pour exprimer des positions et des recommandations qu’il prĂ©fĂšre ne pas assumer directement. Ces trois auteurs sont Francis Galton, Alfred Russell Wallace (sur lesquels on revient plus bas) et William Rathbone Greg.

William Greg, de la hiérarchie des races à la démocratie élitiste

Darwin cite le long passage oĂč Greg oppose «l’Irlandais malpropre» et «l’Écossais frugal» auquel on a dĂ©jĂ  fait rĂ©fĂ©rence [8].» Mais il est Ă©clairant de se reporter Ă  l’intĂ©gralitĂ© de cet article de Greg [9] que Darwin entĂ©rine sans rĂ©serve. Dans son «admirable» discussion, Greg donne une dĂ©finition trĂšs compacte de la sĂ©lection naturelle: «le principe de la “sĂ©lection naturelle” selon lequel les races supĂ©rieures et les mieux dotĂ©es de l’espĂšce humaine piĂ©tinent (trampling out) et Ă©vincent les races les moins favorisĂ©es en raison de leur aptitude supĂ©rieure, semble ĂȘtre universellement vĂ©rifiĂ©.»

Il s’agit donc bien d’un principe universel qui s’applique Ă  l’espĂšce humaine, ou devrait s’appliquer, car il est en quelque sorte bridĂ© par le progrĂšs social: «nous sommes arrivĂ©s Ă  un Ă©tat de progrĂšs social et culturel, en un mot Ă  un degrĂ© Ă©levĂ© de civilisation. Mais la consĂ©quence indiscutable est de contrecarrer et de suspendre l’application de cette loi juste et salutaire de la “sĂ©lection naturelle” grĂące Ă  laquelle ce sont les meilleurs spĂ©cimens de la race – les plus forts, les plus raffinĂ©s, les plus dignes – qui survivent, l’emportent, s’imposent, rĂ©ussissent et triomphent dans la lutte pour l’existence.»

Comme Darwin, Greg dĂ©plore les effets collatĂ©raux des progrĂšs de la mĂ©decine, mais en termes bien plus glaçants: «nous avons permis de vivre Ă  ceux qui, dans un Ă©tat plus naturel et moins avancĂ©, seraient morts, et qu’il aurait mieux valu laisser mourir, du seul point de vue de la perfection physique de la race.» Greg va encore plus loin: non seulement les qualitĂ©s physiques de l’espĂšce sont dĂ©gradĂ©es, mais le bon fonctionnement mĂȘme de la sociĂ©tĂ© est remis en cause par la dĂ©mocratie. Car celle-ci implique «que les arrangements sociaux sont gĂ©rĂ©s et contrĂŽlĂ©s par les classes les moins Ă©duquĂ©es, les moins formĂ©es pour anticiper et mesurer les consĂ©quences, les plus ignorantes des lois terriblement contraignantes de la transmission hĂ©rĂ©ditaire».

Assez logiquement, Greg esquisse les contours d’une sociĂ©tĂ© qui se donnerait les moyens de renouer avec la sĂ©lection naturelle. On pourrait imaginer, Ă©crit-il, une rĂ©publique (sic) «qui interdirait aux indigents d’enfanter. Tous les candidats au fier et solennel privilĂšge de reproduire une race pure (untainted) et perfectionnĂ©e devraient ĂȘtre soumis Ă  un examen comparatif (competitive examination). Seuls auraient le droit de procrĂ©er les individus capables de transmettre une constitution pure, vigoureuse et bien dĂ©veloppĂ©e aux gĂ©nĂ©rations futures. La paternitĂ© serait ainsi un droit rĂ©servĂ© Ă  l’élite de la nation, de telle sorte que l’humanitĂ© pourrait avancer en toute sĂ©curitĂ© sur une voie dĂ©barrassĂ©e de tout obstacle Ă  ses possibilitĂ©s ultimes de progrĂšs. Les traits dĂ©gradĂ©s ou infĂ©rieurs pourraient ĂȘtre Ă©liminĂ©s, tandis que les caractĂ©ristiques supĂ©rieures seraient sĂ©lectionnĂ©es et confirmĂ©es, jusqu’Ă  ce que la race humaine devienne une glorieuse congrĂ©gation de saints, de sages et d’athlĂštes.»

Et Greg conclut en Ă©crivant que «le destin de l’humanitĂ© dĂ©pend de l’issue de la course engagĂ©e entre l’évolution morale et mentale et la dĂ©tĂ©rioration de la constitution physique qui dĂ©coule de la dĂ©faite de la loi de la sĂ©lection naturelle».

Cette contribution de Greg est intĂ©ressante parce qu’elle met en lumiĂšre la double approche de la sĂ©lection naturelle selon qu’elle s’applique entre les races, ou aux individus Ă  l’intĂ©rieur d’une mĂȘme race. La position de Darwin quant Ă  la premiĂšre acception est clairement qu’il existe une hiĂ©rarchie explicite entre les races. Ainsi il dĂ©nie Ă  certains sauvages «l’humanitĂ© [qui] est pour eux une vertu inconnue», et il affirme que «les anciens n’avaient pas plus l’idĂ©e du progrĂšs que ne l’ont, de nos jours, les nations orientales».

Mais Darwin, comme on l’a vu, est plus ambigu en ce qui concerne la maniĂšre dont le principe de sĂ©lection pourrait ou devrait s’appliquer une fois atteint un certain degrĂ© de civilisation. Effectivement il ne franchit pas le pas, et laisse la porte ouverte Ă  des implications que l’on pourrait qualifier – au moins – de “prĂ©â€-eugĂ©nistes en s’abritant derriĂšre d’autres auteurs, tels que Greg.

On peut donner un autre exemple de ces dĂ©tours quand Darwin reprend Ă  son compte l’idĂ©e exprimĂ©e par Henry Maine, un anthropologue qui est aussi juriste, selon laquelle: «la plus grande partie de l’humanitĂ© n’a jamais manifestĂ© le moindre dĂ©sir de voir amĂ©liorer ses institutions civiles». Cependant Darwin ne mentionne pas le reste de la phrase: «depuis le moment oĂč la complĂ©tude extĂ©rieure leur a Ă©tĂ© donnĂ©e pour la premiĂšre fois par leur incarnation dans un enregistrement permanent [10].» Cette formule obscure (et qui n’est pas plus claire dans la version anglaise) signifie que certaines sociĂ©tĂ©s ont en quelque sorte figĂ© l’évolution des rapports sociaux dans un corset institutionnel. On peut certes discuter cette thĂšse, mais elle n’a en tout Ă©tat de cause rien Ă  voir avec une quelconque sĂ©lection naturelle et Darwin n’a pu s’y rĂ©fĂ©rer que sur la base d’un contresens.

La rĂ©fĂ©rence Ă  Henry Maine est cependant Ă©clairante, si on la rapporte Ă  ce que dernier Ă©crira un peu plus tard sur la dĂ©mocratie: «la stĂ©rilitĂ© lĂ©gislative de la dĂ©mocratie tient Ă  des causes permanentes. Les prĂ©jugĂ©s du peuple sont bien plus enracinĂ©s que ceux des classes privilĂ©giĂ©es, outre qu’ils sont d’une nature beaucoup plus vulgaire; et ils offrent beaucoup plus de danger, parce qu’ils courent le risque d’aller Ă  l’encontre de toute conclusion scientifique.»

C’est la mĂȘme thĂ©matique que celle de Greg, qui revient Ă  dire que ce sont les classes dominĂ©es qui, par leur ignorance et leurs prĂ©jugĂ©s, font obstacle Ă  l’évolution optimale du corps social. Et c’est exactement ce que dĂ©veloppe Maine en faisant Ă  son tour rĂ©fĂ©rence Ă  Darwin: «mĂȘme aujourd’hui, il existe un antagonisme marquĂ© entre les opinions dĂ©mocratiques et les vĂ©ritĂ©s scientifiques, appliquĂ©es aux sociĂ©tĂ©s humaines. Le point culminant de toute Ă©conomie politique a Ă©tĂ©, dĂšs le dĂ©but, occupĂ© par la thĂ©orie de la population. Cette thĂ©orie, aujourd’hui gĂ©nĂ©ralisĂ©e par Darwin et ses disciples, affirme en principe la survivance du plus capable; et, comme telle, elle est devenue la vĂ©ritĂ© centrale de toute science biologique. Et cependant elle est Ă©videmment antipathique Ă  la multitude; et ceux que la multitude veut bien mettre Ă  sa tĂȘte la rejettent dans l’ombre [11].»

La boucle est bouclĂ©e: Darwin se rĂ©fĂšre Ă  Maine, et ce dernier utilise Darwin dans sa critique de la dĂ©mocratie. On voit apparaĂźtre un raisonnement qui sera maintes fois repris par les eugĂ©nistes: les «prĂ©jugĂ©s du peuple» l’empĂȘchent d’adhĂ©rer Ă  la «vĂ©ritĂ© centrale de toute science biologique.» On pourrait remarquer que le peuple n’a peut-ĂȘtre pas tort de refuser la «vĂ©ritĂ© centrale» puisque celle-ci consiste Ă  dire qu’il est composĂ© d’ĂȘtres infĂ©rieurs.

Les arriÚre-pensées de Darwin

C’est peut-ĂȘtre dans certains commentaires privĂ©s de Darwin que l’on trouve le fond de sa pensĂ©e. Ainsi c’est dans une lettre de 1881 qu’il exprime, plus clairement que dans ses publications, le lien qu’il Ă©tablit entre sĂ©lection naturelle et hiĂ©rarchie raciale: «la sĂ©lection naturelle a plus fait pour le progrĂšs de la civilisation que vous ne semblez vouloir l’admettre. Rappelez-vous le risque couru par les nations europĂ©ennes, il y a quelques siĂšcles Ă  peine, d’ĂȘtre submergĂ©es par les Turcs, et combien cette idĂ©e est aujourd’hui ridicule! Les races caucasiennes les plus civilisĂ©es ont triomphĂ© de la vacuitĂ© turque dans la lutte pour l’existence. En envisageant le proche avenir du monde, quelle liste interminable de races infĂ©rieures auront Ă©tĂ© Ă©liminĂ©es par les races civilisĂ©es supĂ©rieures dans le monde entier. [12]»

RĂ©cemment, Richard Weikart a exhumĂ© une lettre inĂ©dite qui expose cette fois les conceptions sociales de Darwin. Elle date de 1872 et est adressĂ©e Ă  Heinrich Fick, un juriste suisse. En voici le texte: «J’aimerais beaucoup que vous preniez le temps de discuter d’un point connexe (…) Ă  savoir la rĂšgle instaurĂ©e par tous nos syndicats ouvriers selon laquelle tout travailleur, qu’il soit bon ou mauvais, fort ou faible, devrait avoir la mĂȘme durĂ©e du travail et le mĂȘme salaire. Les syndicats s’opposent Ă©galement au travail Ă  la piĂšce, bref Ă  toute concurrence. Et j’ai bien peur que les sociĂ©tĂ©s coopĂ©ratives, que beaucoup considĂšrent comme le principal espoir pour l’avenir, n’excluent elles aussi le principe de concurrence. Cela me semble un grand mal pour le progrĂšs futur de l’humanitĂ©. NĂ©anmoins, dans n’importe quel systĂšme, les travailleurs sobres et prĂ©voyants seront avantagĂ©s et laisseront plus de descendants que les ivrognes et les insouciants. [13]»

Cette lettre est importante, en ceci qu’elle montre comment la science darwinienne est profondĂ©ment articulĂ©e Ă  des prĂ©jugĂ©s de classe et Ă  des positions rĂ©actionnaires: pour le salaire au mĂ©rite et aux piĂšces, contre les sociĂ©tĂ©s coopĂ©ratives; tout cela au nom de la concurrence qui n’est que la transposition dans le champ social du principe de sĂ©lection.

Enfin, l’idĂ©e selon laquelle l’intelligence se transmet de maniĂšre hĂ©rĂ©ditaire est fortement ancrĂ©e chez Darwin mĂȘme si ses implications ne sont pas, elles non plus, pleinement dĂ©veloppĂ©es. Cela va de soi pour les animaux: «la transmission est Ă©vidente chez nos chiens, chez nos chevaux et chez nos autres animaux domestiques». Et on observe «chez l’homme des faits analogues dans presque toutes les familles». Pour aller au-delĂ  de ces observations subjectives, Darwin renvoie aux «travaux admirables de M. Galton» (en l’occurrence Hereditary Genius) qui «nous ont maintenant appris que le gĂ©nie, qui implique une combinaison merveilleuse et complexe des plus hautes facultĂ©s, tend Ă  se transmettre hĂ©rĂ©ditairement».

Darwin y revient dans son autobiographie. AprĂšs avoir Ă©voquĂ© son frĂšre Erasmus Ă  qui il ne doit «pas grand-chose sur le plan intellectuel» et ses quatre sƓurs, qui ont toujours Ă©tĂ© affectueuses Ă  son Ă©gard, Darwin ajoute cette phrase, qui sera souvent mise en exergue par ses successeurs eugĂ©nistes: «J’ai tendance Ă  ĂȘtre de l’avis de Francis Galton, Ă  savoir que l’éducation et le milieu n’ont qu’un faible effet sur le caractĂšre, et que nos qualitĂ©s sont pour la plupart innĂ©es [14].»

Alfred Wallace et l’hypothùse spiritualiste

Avant d’en venir Ă  Galton, il faut Ă©voquer rapidement Alfred Russel Wallace (1823-1913), cet autre auteur auquel se rĂ©fĂšre Darwin. Il y aurait beaucoup de choses Ă  dire sur cette personnalitĂ© fascinante. Issu d’une famille de la classe moyenne, Wallace exerce plusieurs mĂ©tiers, se passionne pour l’entomologie. Puis, Ă  25 ans, il part avec un ami en Amazonie pour constituer une collection d’insectes, qu’il prĂ©voit de vendre Ă  des musĂ©es anglais. Mais le bateau prend feu et tout est perdu. Tout au long de sa longue vie, Wallace fut un auteur trĂšs prolifique. En 1907, il Ă©crit ainsi un livre pour dĂ©montrer que Mars n’est pas habitable [15]. Il a Ă©tĂ© influencĂ© par les idĂ©es socialistes, mais a plus tard versĂ© dans le spiritisme et menĂ© campagne contre la vaccination.

Wallace est surtout connu pour avoir Ă©tĂ©, avec Darwin, le co-inventeur de la sĂ©lection naturelle. En 1858, il adresse Ă  Darwin une longue lettre jetant les bases de cette thĂ©orie. Darwin en est bouleversĂ©, car il retrouve dans le texte de Wallace ses propres idĂ©es, mieux exprimĂ©es que lui, de son propre aveu. Deux de ses amis imaginent alors un moyen de conserver Ă  Darwin sa prĂ©Ă©minence: lors d’une rĂ©union de la SociĂ©tĂ© linnĂ©enne, ils exposent la contribution de Wallace, mais en la faisant prĂ©cĂ©der d’un manuscrit de Darwin et d’un extrait de sa correspondance, de maniĂšre Ă  Ă©tablir son antĂ©rioritĂ©. Ni Darwin, ni Wallace qui se trouve Ă  l’autre bout du monde, ne sont prĂ©sents. L’ensemble de ces contributions sera publiĂ© dans la revue de la SociĂ©tĂ© [16]. Puis Darwin se hĂąte de terminer la rĂ©daction de L’origine des espĂšces qui paraĂźtra en 1859. A son grand soulagement, Wallace ne mettra jamais en cause l’antĂ©rioritĂ© de celui qu’il ne cessera d’admirer et Ă  qui il rendra plus tard hommage avec un livre sobrement intitulĂ© Le darwinisme [17].

L’itinĂ©raire intellectuel de Wallace est intĂ©ressant, parce qu’il met en cause la pertinence de la sĂ©lection naturelle appliquĂ©e Ă  l’homme. Dans un article de 1864 [18], il avance deux arguments pour expliquer pourquoi l’homme a pu «s’affranchir» de la sĂ©lection naturelle. La premiĂšre raison est que son intelligence supĂ©rieure lui a permis de se procurer sa nourriture en cultivant le sol et de confectionner des vĂȘtements et des armes. Tout cela «rend inutile la modification de son corps en fonction des conditions changeantes, Ă  la diffĂ©rence des animaux infĂ©rieurs».

La deuxiĂšme diffĂ©rence est que, grĂące Ă  ses «sentiments sympathiques et moraux supĂ©rieurs», l’homme peut faire sociĂ©tĂ©: «il cesse de piller les individus plus faibles de sa tribu (…) il sauve les malades et les blessĂ©s de la mort», etc. L’action de la sĂ©lection naturelle est ainsi doublement limitĂ©e: «les plus faibles, les nains, ceux dont les membres sont moins agiles, ou qui ont une vue moins perçante, ne subissent pas le chĂątiment extrĂȘme qui frappe les animaux aussi dĂ©fectueux.»

Wallace ajoute d’autres arguments dans un article de 1869 [19]. C’est pour lui une Ă©vidence que la sĂ©lection naturelle «n’aurait pas pu produire le corps sans poils de l’homme par l’accumulation de variations d’un ancĂȘtre velu». De maniĂšre plus subtile, Wallace se demande comment la survie des plus aptes (une expression qu’il prĂ©fĂšre Ă  celle de sĂ©lection naturelle) aurait pu «favoriser le dĂ©veloppement de pouvoirs mentaux si Ă©loignĂ©s des nĂ©cessitĂ©s matĂ©rielles des hommes sauvages, et qui, mĂȘme pour notre civilisation relativement avancĂ©e, semblent plutĂŽt prĂ©figurer l’avenir de l’espĂšce que reflĂ©ter son statut actuel.»

Toutes ces remarques auraient pu conduire Wallace Ă  Ă©tablir une rupture qualitative et Ă  affirmer que l’espĂšce humaine est dorĂ©navant rĂ©gie par des lois spĂ©cifiques qui ne sont plus rĂ©ductibles Ă  celle de sĂ©lection. Mais toutes les objections de Wallace le conduisent Ă  une autre solution, dĂ©jĂ  esquissĂ©e dans l’article de 1864. Les progrĂšs intellectuels et moraux ne pouvant «en aucune façon ĂȘtre imputĂ©s Ă  la survie des plus aptes», Wallace y voit la «preuve la plus sĂ»re qu’il existe des existences autres et plus Ă©levĂ©es que nous, de qui ces qualitĂ©s pourraient avoir Ă©tĂ© hĂ©ritĂ©es et vers lesquelles nous tendrions constamment».

Cinq ans plus tard, Wallace systĂ©matise cette hypothĂšse: c’est une «intelligence supĂ©rieure [qui] a guidĂ© le dĂ©veloppement de l’homme dans une direction dĂ©finie et dans un but spĂ©cial. L’univers «n’est pas simplement le produit de la volontĂ© d’intelligences supĂ©rieures ou d’une seule Intelligence SuprĂȘme: il est cette volontĂ© elle-mĂȘme». Cette dĂ©rive spiritualiste ne fera que s’affirmer: en 1875, Wallace publie un livre consacrĂ© au «spiritualisme moderne [20]». Engels le lira et s’efforcera – assez longuement – Ă  dĂ©construire les «expĂ©riences magnĂ©ticophrĂ©nologiques» dĂ©crites par Wallace, dans un manuscrit de 1878 reproduit dans Dialectique de la nature sous le titre «La science de la nature et le monde des esprits [21].»

Wallace n’en reste pas moins un progressiste. Certes, il Ă©tablissait une distinction entre les races, mais il ne partageait pas le racisme inhĂ©rent Ă  l’arrogance colonialiste. Dans un article que lui avait demandĂ© Herbert Spencer, il Ă©crit par exemple: «dans nos colonies, les hommes blancs sont trop souvent les vĂ©ritables sauvages, et ils ont besoin d’ĂȘtre Ă©duquĂ©s et christianisĂ©s tout autant que les indigĂšnes [22].» Un an avant sa mort, Wallace est interrogĂ© par un journaliste [23]. C’est l’occasion pour lui de formuler Ă  nouveau ses convictions sociales: «la division actuelle de la sociĂ©tĂ© entre riches et pauvres est absurde. Que certains soient riches au-delĂ  des rĂȘves d’avarice, tandis que d’autres souffrent de la faim au milieu de l’abondance, voilĂ  un scandale auquel il est essentiel de porter remĂšde.»

Enfin, Wallace prend clairement ses distances avec l’eugĂ©nisme: «vous ne devez pas penser un instant que j’approuve les hĂ©rĂ©sies eugĂ©niques que l’on prĂŽne aujourd’hui (
) OĂč ai-je dĂ©fendu des thĂ©ories aussi absurdes? Jamais je n’ai donnĂ© la moindre approbation Ă  l’eugĂ©nisme [qui] n’est que l’ingĂ©rence d’un clergĂ© scientifique arrogant. La sĂ©grĂ©gation des inaptes n’est qu’un prĂ©texte pour Ă©tablir une tyrannie mĂ©dicale.» Au lieu de prĂŽner la sĂ©grĂ©gation des unfit, Wallace parie sur le progrĂšs social: «donnez aux gens de bonnes conditions, amĂ©liorez leur environnement, et ils Ă©volueront tous vers le type le plus Ă©levĂ©. Il n’y a pas de personnes totalement mauvaises, mais seulement diffĂ©rents degrĂ©s de bontĂ©.»

On voit que la trajectoire de Wallace vers le spiritualisme est une maniĂšre de rĂ©pondre Ă  la question cruciale de l’extension de la thĂ©orie de la sĂ©lection naturelle Ă  l’espĂšce humaine. En cela, mĂȘme s’il lui rend constamment hommage, Wallace se distingue de la rĂ©ponse implicite et prĂ©cautionneuse de Darwin.

Notes

[1] Je remercie Alain Bihr pour ses remarques sur une premiĂšre version de ce texte.

[2] Charles R. Darwin, On the Origin of Species by Means of Natural Selection, 1859; De l’origine des espĂšces au moyen de la sĂ©lection naturelle, traduction par Edmond Barbier de la 6e Ă©dition anglaise, 1876.

[3] Charles R. Darwin, The Descent of Man and Selection in Relation to Sex, 1871; La descendance de l’homme et la sĂ©lection sexuelle, traduction par Edmond Barbier de la seconde Ă©dition anglaise revue et augmentĂ©e, 1874. Il existe une autre traduction sous le titre La Filiation de l’homme et la sĂ©lection liĂ©e au sexe, publiĂ©e aux Editions Syllepse en 1999, sous la direction de Patrick Tort.

[4] Sheila F. Weiss, Race Hygiene and National Efficiency. The Eugenics of Wilhelm Schallmayer, 1987.

[5] L’anecdote est rapportĂ©e par Ira Byock dans son livre The Best Care Possible, 2012.

[6] Patrick Tort, Darwin n’est pas celui qu’on croit, 2010.

[7] Patrick Tort, ed., MisĂšre de la sociobiologie, 1985.

[8] voir Michel Husson, «Comment justifier l’injustifiable? Le cas de la famine irlandaise», A l’encontre, 29 avril 2019.

[9] William R. Greg, «On the Failure of ‘Natural Selection’ in the Case of Man», Fraser’s Magazine n° 78, September 1868.

[10] since the moment when external completeness was first given to them by their embodiment in some permanent record. Henry S. Maine, Ancient Law, 1861; traduction française: L’ancien droit, 1874.

[11] Henry S Maine, Popular Government , 1885; traduction française: Essais sur le gouvernement populaire, 1887.

[12] Charles Darwin, lettre à William Graham, 3 juillet 1881 dans Life And Letters of Charles Darwin, edited by Francis Darwin, Vol.1, 3Úme édition, 1887, p.316.

[13] Richard Weikart, «A Recently Discovered Darwin Letter on Social Darwinism«, Isis, 1995.

[14] Charles Darwin, The Autobiography, Edited by his grand-daughter Nora Barlow, 1958, p. 21. Traduction française: L’autobiographie, Le Seuil, 2011, p. 42.

[15] Alfred Wallace, Is Mars Habitable?, 1907. Voir l’article de Wikipedia, trĂšs documentĂ©.

[16] Charles Darwin, Alfred Wallace, On the Tendency of Species to form Varieties, Journal of the Linnean Society, July 1858.

[17] Alfred Wallace, Darwinism, 1889; traduction française: Le darwinisme, 1891.

[18] Alfred Wallace, «The development of human races under the law of natural selection», Anthropological Review, May 1864.

[19]Alfred Wallace, «The Limits of Natural Selection as Applied to Man», Quarterly Review, April 1869.

[20] Alfred Russel Wallace, «On miracles and modern spiritualism», 1875.

[21] Friedrich Engels, Dialectique de la nature, 1883, p. 26-34.

[22] Alfred Russel Wallace, «How to Civilize Savages», The Reader, June 17, 1865, p. 113.

[23] Alfred Russel Wallace, «The Last of the Great Victorians», Interview, The Millgate Monthly, July 1912.

6 Commentaires

  1. Chercher « dans certains commentaires privĂ©s de Darwin (
) le fond de sa pensĂ©e » (correspondance, etc.) plutĂŽt que dans un discours publiquement souscrit comme The Descent of Man – que d’ailleurs vous traduisez, comme d’autres, par La Descendance de l’Homme plutĂŽt que La Filiation de l’Homme(une descendance et une filiation ce n’est pas pareil pourtant
.) – est contestable. D’autant plus que le but (idĂ©ologique) est toujours le mĂȘme : tirer des conclusions en faveur d’un « darwinisme social » (dont le noyau thĂ©orique est l’élimination des moins aptes par laissez-faire ou par interventionnisme) de Darwin. Autant dire que c’est ratĂ© comme avec Weikart (1995, date de son article, c’est « rĂ©cent » ?? mais votre contribution n’est pas datĂ©e). En effet, ĂȘtre pour l’élimination des moins aptes ou ĂȘtre pour le salaire au mĂ©rite et aux piĂšces, c’est tout autant « rĂ©actionnaire » mais ce n’est vraiment pas la mĂȘme chose. Autant faire de Proudhon un « darwiniste social » avant l’heure puisqu’il Ă©tait pour un libĂ©ralisme pour les prolĂ©taires : « L’ouvrier supĂ©rieur qui conçoit, rend plus de travail et de meilleure qualitĂ© qu’un autre
 recevra un plus fort salaire ; il pourra gagner une demie et demi, deux, trois journĂ©es de travail et au-delĂ . Ainsi les droits de la force, du talent, du caractĂšre mĂȘme aussi bien que ceux du travail seront mĂ©nagĂ©s » (dans CapacitĂ© politique des classes ouvriĂšres)

    • Michel Husson: Comme vous (Lilian Truchon) partagez la lecture de Patrick Tort, je comprends votre rĂ©action. Mais elle porte sur des points mineurs. Je n’ai pas fait que mobiliser la correspondance de Darwin, comme vous le suggĂ©rez: je cite abondamment The Descent of Man dans sa traduction française mais j’ai vĂ©rifiĂ© qu’elle n’introduit aucun biais que la nouvelle aurait corrigĂ©. L’article de Weikart n’est pas vraiment rĂ©cent, tout dĂ©pend de l’échelle de temps… et ma contribution est Ă©videmment datĂ©e!

      Vous ne discutez pas ma thĂšse, annoncĂ©e d’emblĂ©e: «si Darwin lui-mĂȘme s’est gardĂ© de s’engager sur cette voie, il en a laissĂ© le soin Ă  d’autres». Ainsi Darwin renvoie-t-il Ă  Galton qui montre que « le gĂ©nie (…) tend Ă  se transmettre hĂ©rĂ©ditairement.» Est-ce forcer le texte que de dire que Darwin se rallie Ă  cette thĂšse, qui est au fond le fondement du darwinisme social?

      Darwin dĂ©plore l’idĂ©e que «tout travailleur, qu’il soit bon ou mauvais, fort ou faible, devrait avoir la mĂȘme durĂ©e du travail et le mĂȘme salaire» ont, contrairement Ă  ce que vous dites, quelque chose Ă  voir avec «l’élimination des moins aptes». Il affirme que «les travailleurs sobres et prĂ©voyants seront avantagĂ©s et laisseront plus de descendants». Payer un salaire plus avantageux aux travailleurs «forts» afin qu’ils «laissent plus de descendants»: le lien n’est-il pas Ă©vident?

  2. Il n y a pas de teleologie, d évolution lineaire, de dieu transcendental, mais une évolution « en buisson » aleatoire, « en bifurcation  » pour employer un mot decdaniel bensaid.

    Kimura montre de maniÚre convaincante selon moi que les mutations génétiques sont neutres velles sont favorisées dans un sens ou dans l autre par l environnement. Gould specifie cela en montrant qu elles ont lieu rapidement lors d une variation d environnnement.

    Laissons darwin et margaret mead chacun a leur place. Il n y a pas de teleplogie. Ce qui n est pas vrai en politique: la prise du pouvoir par le comité militaire revolutionnaires du soviet de petrgrad n est pas tombée du ciel.

    • Michel Husson: Merci (Willy) de ce commentaire. Mais ma contribution n’était pas centrĂ©e sur la dimension strictement «biologique» de la sĂ©lection. C’est pourquoi je n’ai pas traitĂ©, par exemple, de la compatibilitĂ© de la thĂ©orie de Darwin avec les dĂ©couvertes ultĂ©rieures, notamment la gĂ©nĂ©tique mendĂ©lienne, ni de la ThĂ©orie neutraliste de l’évolution de Motoo Kimura. Une contribution ultĂ©rieure portera sur le dĂ©bat plus rĂ©cent autour de la «courbe en cloche» qui porte sur la biologisation des rapports sociaux, en m’appuyant Ă©videmment sur les travaux de Stephen Jay Gould.

  3. Je rĂ©ponds Ă  Michel Husson suite Ă  mon commentaire : bien que, comme vous le dites, je partage la lecture de P. Tort, nous sommes vous et moi d’accord maintenant sur le fond (!), Ă  savoir :
    Il n’y a pas de darwinisme social de Darwin puisqu’il s’est gardĂ© de s’engager sur cette voie (du darwinisme social).
    Pourquoi ? Selon moi, parce qu’il Ă©tait rĂ©solument opposĂ© Ă  ce qu’écriront en son nom Spencer et Galton (et Haeckel), les vrais fondateurs – comme vous l’admettez aussi par dĂ©faut- du « darwinisme social ». Selon vous : parce qu’il en a laissĂ© le soin Ă  d’autres – d’oĂč le besoin d’aller chercher dans sa correspondance, etc. pour espĂ©rer y trouver quelque chose dans ce sens. Je vous le redis : cette sorte d’épistĂ©mologie du soupçon est trĂšs contestable. Il est vrai que dans Descent of Man on trouve certaines rĂ©fĂ©rences thĂ©oriques ou documentaires de Darwin Ă  Spencer et Ă  Galton mais cela n’entraĂźne de sa part en rĂ©alitĂ© aucune adhĂ©sion aux positions doctrinales et recommandations Ă©thiques de l’un et de l’autre. L’enjeu d’une lecture instruite de ce livre par Patrick Tort qui ne se contente pas de citations fragmentaires est la suivante : voir comment ces rĂ©fĂ©rences s’insĂšrent dans le cours de la dĂ©monstration. Pour cela, il faut suivre les rĂšgles de base qu’on demande Ă  tout lycĂ©en dans un commentaire composĂ© : « quelle progression se rĂ©alise dans le texte ? », « l’auteur manifeste-il sa prĂ©sence dans le texte et comment ? », « quelle est l’intention de l’auteur ? ».
    Enfin, concernant la question syndicale et Darwin, voici sa logique globale restituĂ©e sommairement : L’égalitĂ© des salaires a un coĂ»t biologique indĂ©niable, dĂ©favorisant les plus mĂ©ritants et les plus travailleurs. NĂ©anmoins, comme il CONCLUT dans The Descent of Man (oĂč l’on trouve de nombreux thĂšmes analogues par exemple concernant la « sĂ©lection militaire » au chapitre V) : : « Nous ne saurions faire obstacle Ă  notre sympathie, mĂȘme sous la pression d’une raison implacable, sans porter une atteinte dĂ©gradante Ă  la plus noble partie de notre nature [
] Nous devons par consĂ©quent supporter les effets indubitablement mauvais de la survie des faibles et de la propagation de leur nature [
] ». Je paraphrase P. Tort : l’ensemble du raisonnement de Darwin le conduit Ă  approuver les mesures de sauvegarde des dĂ©ficients de tous ordres, quoi qu’il en coĂ»te : l’avancement de la civilisation ? qui se confond avec celui de l’altruisme ? exige toujours un sacrifice et impose, normalement, un risque. Si Darwin pose le constat d’un dommage biologique liĂ© Ă  la gĂ©nĂ©ralisation des conduites altruistes et anti-sĂ©lectionnistes, nĂ©anmoins, il y a chez lui approbation morale de ces conduites. Autrement dit, Darwin « refuse l’extension ?simple” de la dynamique sĂ©lective en milieu humain, contrairement aux « darwinistes sociaux ».

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