Venezuela. «Le risque de guerre civile est important»

Entretien avec Edgardo Lander conduit par Jean-Baptiste Mouttet

Dans un pays qui est le théâtre d’une lutte entre deux présidents, Juan Guaidó d’un côté et Nicolás Maduro de l’autre, la « plateforme » citoyenne de défense de la Constitution propose une troisième voie afin d’éviter une recrudescence de la violence. Un de ses membres, Edgardo Lander, figure de la gauche vénézuélienne, renvoie les deux adversaires dos à dos et défend l’organisation d’un référendum.

Alors que la tension ne cesse de s’exacerber au Venezuela, il est difficile de proposer une voie qui ne se réclame ni du camp de l’opposition incarné par Juan Guaidó, qui s’est proclamé président de transition le 23 janvier, ni du camp bolivarien représenté par le président en exercice Nicolás Maduro.

Guaidó a de nouveau défié Maduro en début de semaine, assurant que l’aide humanitaire des États-Unis entrerait bien dans le pays le 23 février prochain, tandis que Maduro a, lui, reconnu avoir été en contact avec l’administration américaine, dans un entretien à l’agence AP.

Composée de chavistes dissidents et d’intellectuels de gauche, la « plateforme » de défense de la Constitution (de 1999) veut proposer une troisième voie. L’organisation, qui défend le retour à « l’ordre constitutionnel », fait campagne pour un référendum susceptible de mener à des élections générales afin de donner une nouvelle légitimité aux pouvoirs publics discrédités.

Edgardo Lander est une des figures de proue de la plateforme. Sociologue à la retraite de l’Université centrale du Venezuela (UCV), associé permanent de la Fondation Rosa-Luxemburg, il fut l’un des organisateurs du Forum social mondial de Caracas en 2006. Selon lui, Nicolás Maduro a précipité la fin des expériences de gauche en Amérique latine.

Quelle est votre analyse de la situation au Venezuela, depuis que Juan Guaidó s’est proclamé président le 23 janvier ?

Edgardo Lander : Le pays traverse une situation à très haut risque. Alors que le contexte économique est insoutenable, avec un manque d’accès à la nourriture ou aux médicaments, avec des millions de Vénézuéliens qui ont quitté le pays et des indicateurs sociaux qui sont ceux d’un pays en guerre, il y a une menace sévère de confrontation entre deux camps. L’un de ces deux camps est le gouvernement de Nicolás Maduro que nous reconnaissons comme président parce qu’il est à Miraflores [siège du gouvernement – ndlr], parce qu’il exerce le pouvoir et contrôle les forces armées.

Mais nous considérons que ce n’est pas un président « constitutionnel ». Pourquoi ? Parce que depuis 2015, il a violé, pas à pas, la Constitution de manière toujours plus autoritaire. Le gouvernement n’a pas reconnu les résultats des élections législatives de 2015. Le Tribunal suprême de justice (TSJ), en faveur de Maduro, a déclaré l’Assemblée nationale en « desacato » [en situation « d’outrage » – ndlr] et l’a ignorée complètement.

L’Assemblée nationale constituante a été élue par des mécanismes électoraux qui ont violé les lois fondamentales de la Constitution. Maduro en est venu à gouverner par décrets depuis janvier 2016. En situation d’urgence économique, le président a la faculté de déclarer l’état d’urgence pour trois mois. Il peut renouveler cet état d’urgence une seule fois avec l’appui de l’Assemblée nationale.

Nous sommes en 2019, et ce décret se renouvelle et se renouvelle… Il a ainsi décrété la création de l’Arc minier de l’Orénoque, qui concède 12 % du territoire national à l’exploitation minière où il y a une violation systématique des droits de l’homme, une violation systématique des droits des peuples amérindiens, une violation systématique de la souveraineté nationale. C’est un gouvernement qui convoque des élections quand il veut, avec les partis qu’il veut. Nous avons de nombreuses raisons de dire qu’il ne représente pas la volonté du peuple.

Et que pensez-vous de la dynamique de Juan Guaidó ?

De l’autre côté, nous sommes face à une offensive impériale extraordinairement forte, avec une menace de la part du gouvernement des États-Unis d’une invasion militaire du Venezuela et des mesures d’étranglement de l’économie du pays toujours plus sévères. La possibilité pour l’État vénézuélien de trouver des systèmes de financement internationaux est toujours plus restreinte. Cet étranglement de l’économie n’est pas la cause fondamentale de la crise que vit le pays.

La crise a débuté avant ces mesures. Aujourd’hui, les sanctions contribuent à la crise sociale profonde que vit le pays. Alors que la population vénézuélienne souffre de faim, les États-Unis offrent une aide humanitaire. Nous savons ce qu’est l’aide humanitaire dans ce contexte. C’est une aide accompagnée des forces armées. Nous craignons un éclat de violence à la frontière colombienne, l’accès principal de l’arrivée de cette aide.

Pour la plateforme, il est évident que le pays a besoin d’une aide internationale. Mais il doit y avoir des mécanismes de collaboration internationale multilatérale, via des organismes comme la Croix-Rouge, l’Unicef, comme l’Organisation mondiale de la santé. Cela est très différent de l’instrumentalisation politique unilatérale des États-Unis, qui utilise l’aide comme un mécanisme de pénétration et d’exacerbation du conflit interne.

En résumé, depuis l’autoproclamation de Juan Guaidó comme président, nous sommes face à une dualité de pouvoir exacerbé. Nous avons deux assemblées législatives, deux procureurs de la République, deux cours suprêmes et deux présidents… Nous pouvons arriver à une division des forces armées avec un risque important de guerre civile.

Que propose la plateforme ?

Edgardo Lander

L’unique moyen d’éviter une sortie de crise par la violence est un accord élémentaire entre les deux parties qui permette de nommer un nouveau Conseil national électoral (CNE) et, ensuite, de réaliser un référendum consultatif où il sera demandé à la population si elle souhaite renouveler tous les pouvoirs publics. Il ne peut y avoir de référendum crédible qu’avec un nouveau CNE et une observation électorale internationale, principalement de l’ONU. S’il y avait un référendum avec le Conseil national électoral actuel, la population ne participerait pas. Ce conseil, aux mains du gouvernement, ne bénéficie plus d’aucune crédibilité.

La route que propose le président de l’Assemblée nationale Juan Guaidó suppose d’abord l’éviction de Nicolás Maduro. Pour lui, l’unique solution est la reddition complète du président en exercice. Cela est peu probable. Pour le moment, le soutien des forces armées au président en exercice demeure important. Le discours du gouvernement de ces derniers jours a été très agressif et militariste. Cette route de non-négociation conduit à l’affrontement.

Le gouvernement, face à toute cette pression nationale et internationale, prévoit des élections législatives. L’Assemblée nationale [où l’opposition est majoritaire – ndlr] a été élue en 2015 et le mandat des députés n’est pas terminé [en fonctions jusqu’au 5 janvier 2021 – ndlr]. Cette élection ne ferait qu’aiguiser le conflit et verrouiller les portes de la négociation.

Pour vous, le but de l’aide humanitaire qui s’achemine aujourd’hui vers le Venezuela est donc d’intervenir militairement, ou il s’agit seulement de communication politique ?

C’est une instrumentalisation politique claire. Mais c’est aussi la faute de Nicolás Maduro. Depuis trois ans, nous vivons une crise croissante dans le pays. Des organisations multilatérales, l’ONU ou la Croix-Rouge, étaient disposées à offrir des aliments et des médicaments. Pour ne pas reconnaître qu’il y a une crise, le gouvernement a refusé presque toutes les offres. Il est probable que la réaction de la population sera d’accueillir favorablement l’aide humanitaire, même si cette aide est instrumentalisée par les États-Unis. Le gouvernement est dans une impasse par sa propre faute.

Vous appelez à un référendum pour organiser des élections générales, mais une telle initiative demande du temps…

Non, un référendum peut s’organiser rapidement. Le problème n’est pas le temps. La capacité technologique que possède le CNE permet d’organiser facilement et rapidement un référendum. Il serait simplement demandé à la population : « Êtes-vous d’accord pour re-légitimer tous les pouvoirs publics ? » Le problème est politique.

Pour qu’il y ait un référendum, il faut un accord minimal entre les deux camps. Des deux côtés, il y a des secteurs extrêmes qui n’envisagent de sortie à la crise que dans la violence. Des secteurs agissent dans cette direction. Luis Almagro, le secrétaire général de l’Organisation des États américains (OEA), s’est transformé en une sorte de porte-parole des États-Unis. Quand les gouvernements du Mexique et d’Uruguay ont pris l’initiative d’organiser la conférence, mercredi, à Montevideo pour trouver une sortie par la collaboration, il a immédiatement déclaré que ce serait « ridicule ».

La plateforme a rencontré Guaidó. Avez-vous l’impression qu’il vous a entendu ?

Nous lui avons dit qu’il avait avec Nicolás Maduro la responsabilité d’éviter que le pays ne vive une guerre civile. Il nous a écoutés, a pris des notes et a fait montre de beaucoup d’intérêt. Mais il nous a confirmé que le premier objectif était la destitution de Nicolás Maduro, c’est-à-dire la capitulation de l’autre, une route qui va continuer à provoquer du chaos. Nous avons aussi sollicité un rendez-vous avec Nicolás Maduro.

En proposant une négociation, comme vous le faites, n’est-ce pas donner une respiration à Nicolás Maduro ?

Absolument pas. Nous sommes certains que si un référendum était organisé, il y aurait une réponse positive catégorique à l’idée de renouveler tous les pouvoirs. C’est l’ambiance qui se respire dans le pays. Le mal-être est généralisé. Une majorité de Vénézuéliens rejettent le gouvernement.

Avant même la proclamation de Juan Guaidó, dès le 21 janvier, des quartiers populaires ont manifesté contre Nicolás Maduro. C’est un changement par rapport aux manifestations de 2017. Diriez-vous que les oppositions au madurisme sont aussi populaires ?

Oui. Quelques jours avant la proclamation, dans différentes zones de Caracas, des cacerolazos [manifestations consistant à faire du bruit à l’aide de casseroles en signe de mécontentement – ndlr] se sont fait entendre. Elles ne se sont pas fait entendre, comme le veut la tradition, dans les zones des classes moyennes mais dans des quartiers modestes. Sous Hugo Chávez, ces secteurs populaires étaient majoritairement favorables au processus bolivarien. Cette opposition à Nicolás Maduro n’est pas qu’une question idéologique. La vie quotidienne de la population est extraordinairement difficile. Le salaire ne suffit pas. L’inflation est de 250 % pour le seul mois de janvier. Il y a des hôpitaux sans eau, sans électricité. Il y a cette sensation qu’il n’est pas possible d’en supporter plus.

L’opposition insiste sur le clientélisme pour expliquer qu’une partie de la population soutient encore le chavisme.

Elle ne se mobilise pas seulement contre un sac de nourriture [allusion aux « claps », ces produits alimentaires vendus à prix modique –  ndlr]. C’est une vision raciste du monde populaire. C’est une méconnaissance de la réalité de prétendre que les personnes qui s’identifient comme chavistes le font simplement parce que le gouvernement les assujettit.

Nicolás Maduro a-t-il tué l’idéal socialiste en Amérique latine ?

Il y a contribué activement. Nicolás Maduro ne mène pas une politique de gauche. C’est une politique d’ajustements, de concentrations de la richesse, de détériorations des salaires, de perte de droits sociaux. Le discours, lui, continue d’être anti-impérialiste, dénonce Trump, l’oligarchie colombienne… Si c’est ça le socialisme, je ne veux rien avoir à faire avec ça.

(Article publié sur Mediapart, en date du 15 février 2019. Voir l’article du 4 février publié sur ce site pour information. De plus, des représentants de la Plate-forme démocratique citoyenne ont rencontré Guaido – le légitimant, au moins de facto – et affirment vouloir établir des liens avec le gouvernement de Maduro, afin d’exposer leurs propositions. Cela, à juste titre, a été critiqué par les courants proposant, au Venezuela, dans le contexte actuel, l’affirmation autonome des secteurs populaires avec leur rejet de la politique impérialiste, des actions de Maduro et la mise en avant de revendications propres pour faire face à la double opération administration Trump-Guaido et la politique de Maduro et de la bolibourgeoisie. En outre, nous publierons aujourd’hui même un article concernant le blocus financier impérialiste, en alliance avec Guaido et son cercle dirigeant, et le type de riposte populaire difficile mais possible, entre autres portant sur la question de la dette, de la réforme agraire, etc. – Réd. A l’Encontre)

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