Israël-Palestine. «Ne pleurez pas une coexistence qui n’a jamais existé»

Par Rami Younis

Les citoyens palestiniens d’Israël se sont habitués à entendre des déclarations ridicules de la part des grands médias et des politiciens israéliens. Leur manque de connaissance de la société palestinienne et les mensonges qu’ils crachent à la télévision nationale ne sont pas seulement très loin des normes journalistiques, ils sont souvent tout simplement ridicules et très peu journalistiques.

Mais ces dernières semaines, même selon leurs critères, le spectacle d’horreur et de comédie qu’est la télévision israélienne s’est surpassé. Alors que la violence faisait rage dans tout le pays, à Jérusalem, à Gaza et dans les «villes mixtes», les présentateurs traditionnels se sont attaqués aux invités arabes de leurs émissions, interrompant leurs réponses. Certains présentateurs ont activement provoqué les manifestants palestiniens, tandis que des politiciens de la gauche israélienne ont publiquement soutenu l’attaque contre Gaza.

Comme s’ils étaient inconscients de leur propre exhortation contre les Palestiniens ces deux dernières semaines – certains des diffuseurs les plus connus ont même appelé à nous tirer dessus à vue – subitement, tout le monde parle de «ramener la coexistence dans nos rues». Ces déclarations ne sont pas seulement hypocrites, elles révèlent la raison principale pour laquelle il n’y a jamais eu de réelle «coexistence» entre les citoyens juifs et palestiniens. Alors comment peuvent-ils pleurer quelque chose qui n’a jamais existé? Pourquoi les Israéliens juifs pleurent-ils soudainement la perte d’une utopie imaginaire? C’est simple: dans leur esprit, elle a réellement existé.

Les médias ignorent systématiquement les difficultés de la société palestinienne. Les Israéliens n’ont aucune idée que de nombreux Palestiniens de Lydd (Lod) ont dû construire leur maison sur leur propre terrain sans les permis nécessaires, parce que les autorités refusent de donner ces permis tout en empêchant l’expansion des quartiers palestiniens et en démolissant les maisons existantes.

Ils n’entendent guère parler non plus des crimes violents qui se produisent dans la ville et qui, jusqu’à présent, touchaient surtout sa communauté palestinienne, la police ne faisant rien tant que les Arabes s’entre-tuaient. En d’autres termes, ils ne comprennent pas que la ville qui s’est «déchaînée» – comme les médias ont faussement décrit le récent soulèvement, et qui a été accueillie par la violence d’Etat – n’a jamais fait l’expérience de la coexistence, tout simplement parce qu’une partie de cette ville lutte constamment pour exister.

Les villes binationales, officiellement appelées «villes mixtes» par l’establishment, sont souvent présentées comme une oasis de coexistence. Aux yeux du grand public israélien, des villes comme Acre et Jaffa – où les Israéliens vont faire leurs courses et manger du houmous dans des restaurants arabes – peuvent sembler être un paradis où Juifs et Arabes vivent heureux pour toujours.

Mais dans un pays où la ségrégation culturelle est pratiquée contre une nationalité, une véritable coexistence n’est pas envisageable. Dans un pays où l’establishment sioniste tente d’effacer toute l’identité nationale d’un groupe, il n’y aura jamais de coexistence. Dans un pays où l’une des parties grandit avec un certain récit – aussi raciste ou délirant soit-il – tandis que l’autre partie n’a pas le droit d’apprendre sa propre histoire, les explosions sont inévitables. Quelle sorte de coexistence peut être établie dans un pays qui refuse de reconnaître la blessure ouverte de la Nakba?

Les Palestiniens ne sont pas les seuls à souffrir de ce déni: les Israéliens sont les victimes indirectes de cette oblitération. En ne connaissant pratiquement rien de leurs voisins palestiniens, la plupart des Juifs israéliens ont développé une illusion collective selon laquelle les citoyens palestiniens mènent une vie agréable dans l’Etat juif et devraient donc être reconnaissants de vivre dans une «démocratie». Il est tout à fait courant en Israël de négliger et d’ignorer la douleur de l’autre partie, alors pourquoi la douleur actuelle des citoyens palestiniens serait-elle différente? D’une manière ironique, les Juifs israéliens sont devenus les «dommages collatéraux» de la façon dont leur établissement traite les citoyens palestiniens.

Le gouvernement israélien, la police, les médias et la plupart du public israélien – en particulier les suprémacistes juifs – ont tous été de connivence contre les Palestiniens, que ce soit à Gaza, Jérusalem, Lydd ou Haïfa. Jusqu’à quel point peut-on être déconnecté pour ne pas comprendre à quel point les Palestiniens de Lyd étaient effrayés d’aller se coucher chaque nuit dans la crainte que des ultranationalistes juifs ne brûlent leurs maisons? [Voir à ce propos l’article publié sur ce site le 21 mai et portant sur à la situation à Lydd]

Comment peut-on être ignorant, si l’on ne se demande pas pourquoi toute la jeunesse palestinienne, du fleuve à la mer, a décidé de s’unir en faisant une grève historique [le 18 mai] et en descendant dans la rue, pour réclamer le retour de leur liberté et de leur dignité?

Ce furent des jours effrayants, sans aucun doute. Et pourtant, je reste optimiste. L’unité de la jeunesse palestinienne – la vague actuelle de protestations a été menée par des adolescents et des jeunes d’une vingtaine d’années – a réussi à surprendre Israël et son sous-traitant, l’Autorité palestinienne.

Les Palestiniens savent qu’Israël n’est pas une démocratie, mais plutôt une entité coloniale qui les maintient sous sa botte. Ils le savent, même si beaucoup ont peur de le dire explicitement, parce qu’ils le ressentent et le vivent. Les Juifs israéliens, bien qu’ils vivent sur la même terre, vivent une expérience complètement différente. Ils adhèrent à cette idée de «la seule démocratie du Moyen-Orient» parce que cela leur convient et les aide à dormir la nuit. Ils n’ont aucune raison réelle de la remettre en question.

Et ce, jusqu’à ce que nous, les citoyens palestiniens de l’Etat, venions leur mettre un miroir devant la figure. Au lieu de pleurer une illusion, les Juifs israéliens devraient prendre le temps d’écouter et d’apprendre de nous ce à quoi pourrait ressembler une véritable coexistence: une coexistence fondée sur la connaissance de l’histoire, du récit et de la réalité de l’autre partie, tout en respectant son exigence de vivre dans la dignité. Une coexistence où la relation entre les deux nationalités n’est pas celle du maître et de l’esclave, mais plutôt ancrée dans l’égalité et la liberté.

Les chances que cela se produise ne sont pas très élevées. C’est pourquoi la jeunesse palestinienne maintiendra son soulèvement en vie. Peut-être pas demain et peut-être pas la semaine prochaine, mais je vous garantis qu’ils ne resteront plus silencieux. La nouvelle génération palestinienne s’est réveillée, et elle ne s’arrêtera pas tant qu’elle n’aura pas retrouvé sa liberté et sa dignité. Pour eux, cette vague de protestation est le premier pas vers cet objectif. (Article publié sur le site israélien +972, le 31 mai 2021 ; traduction rédaction A l’Encontre)

Rami Younis est un journaliste, cinéaste et activiste palestinien de Lydd (Lod). Rami Younis écrit sur des questions d’intérêt et d’importance politique pour la communauté palestinienne en Israël et dans les territoires occupés. Il est également l’un des cofondateurs de la «Palestine Music Expo». Il a précédemment été consultant en médias et porte-parole de la députée palestinienne Haneen Zoabi. Il réside actuellement à Boston, où il effectue des recherches et écrit sur le militantisme culturel à l’université de Harvard.

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