Capitalisme et pétrole, nouveaux centres d’accumulation du capital et place du Moyen-Orient dans l’impérialisme international

Aramco

Entretien avec Adam Hanieh conduit par Federico Fuentes

Adam Hanieh est professeur d’économie politique et de développement international à l’université d’Exeter (Angleterre), où ses recherches portent sur le capitalisme et l’impérialisme au Moyen-Orient. Son dernier ouvrage a pour titre Crude Capitalism. Oil,Corporate Power, and the Making of the World Market (Verso Books, septembre 2024). Dans ce grand entretien avec Federico Fuentes pour LINKS Adam Hanieh évoque la nécessité de mettre en avant les transferts de valeur pour comprendre l’impérialisme, le rôle d’Israël dans le capitalisme fossile mondial et l’influence croissante des Etats du Golfe.

Au cours du siècle dernier, le terme impérialisme a été utilisé pour définir différentes situations. Parfois, il est remplacé par des concepts tels que la mondialisation et l’hégémonie. Le concept d’impérialisme reste-t-il valable? Si oui, comment le définissez-vous?

Adam Hanieh: Il reste certainement valable et il y a beaucoup à apprendre à la fois des auteurs classiques sur l’impérialisme, tels que Vladimir Lénine, Nikolaï Boukharine et Rosa Luxemburg, ainsi que des contributions et débats ultérieurs, y compris ceux des marxistes anticolonialistes des années 1960 et 1970.

De manière très générale, je définis l’impérialisme comme une forme de capitalisme mondial reposant sur l’extraction et les transferts continus de valeur des pays pauvres (ou périphériques) vers les pays riches (ou centraux), et des classes des pays pauvres vers les classes des pays riches. Je pense qu’il existe une tendance à réduire l’impérialisme à un simple conflit géopolitique, à la guerre ou à l’intervention militaire. Mais sans cette idée centrale de transferts de valeur, nous ne pouvons pas comprendre l’impérialisme comme une caractéristique permanente du marché mondial qui opère même en période censée être «pacifique».

Les moyens par lesquels ces transferts de valeur ont lieu sont complexes et nécessitent une réflexion approfondie. L’exportation de capitaux sous forme d’investissements directs étrangers dans les pays dominés est l’un des mécanismes. Le contrôle direct et l’extraction des ressources en sont un autre. Mais nous devons également examiner les divers mécanismes et relations financiers qui se sont généralisés depuis les années 1980, par exemple les paiements du service de la dette effectués par les pays du Sud. Il existe également des différences de valeur de la force de travail entre les pays du centre et ceux de la périphérie, ce que les théoriciens de l’impérialisme des années 1960 et 1970, tels que Samir Amin et Ernest Mandel, ont analysé. L’échange inégal dans le commerce est une autre voie. Et la main-d’œuvre migrante est un autre mécanisme très important par lequel s’effectuent les transferts de valeur. Réfléchir à ces multiples formes nous permet de mieux comprendre le monde d’aujourd’hui, au-delà de la simple question de la guerre ou des conflits interétatiques.

Aborder l’impérialisme à travers ces transferts de valeur permet de révéler qui en profite. Lénine a mis en avant le capital financier, qui était le résultat du contrôle de plus en plus intégré du capital bancaire et du capital industriel ou productif. Cela reste valable. Mais c’est plus compliqué aujourd’hui, dans la mesure où certaines couches de bourgeoisies dominées dans la périphérie se sont partiellement intégrées au capitalisme dans le centre. Non seulement ils ont souvent la nationalité de ces pays, mais ils bénéficient de ces relations impériales. Il y a aussi beaucoup plus de propriété transfrontalière du capital et l’essor des zones financières offshore, ce qui rend beaucoup plus difficile le suivi du contrôle et des flux de capitaux. Pour comprendre l’impérialisme aujourd’hui, il faut mieux cerner qui bénéficie de cette intégration dans les principaux centres d’accumulation du capital, et comment les différents marchés financiers sont connectés.

Une troisième caractéristique qui découle de ces transferts de valeur est le concept d’aristocratie ouvrière. Ce concept était si important pour discuter du colonialisme et de l’impérialisme, remontant à Karl Marx et Friedrich Engels, mais il est souvent mal interprété ou laissé de côté dans la pensée marxiste contemporaine. Si l’on va au-delà de la brochure de Lénine, L‘impérialisme, stade suprême du capitalisme, pour examiner ses autres écrits sur l’impérialisme, on constate qu’il a consacré une attention particulière à l’analyse des implications politiques des relations impériales dans la création de couches sociales dans les pays centraux dont la politique s’est alignée et a été connectée à leur propre bourgeoisie. Cette idée reste valable et doit être remise en avant. En Grande-Bretagne, par exemple, elle permet d’expliquer le caractère clairement pro-impérialiste du Parti travailliste britannique.

L’une des caractéristiques de l’impérialisme contemporain qui n’était pas bien théorisée au début du XXe siècle est la façon dont la domination impériale est nécessairement liée à des idéologies racistes et sexistes particulières, qui contribuent à les justifier et à les légitimer. Nous pouvons le voir aujourd’hui dans le contexte de la Palestine. Il est vraiment important d’intégrer l’antiracisme et le féminisme dans notre façon de penser le capitalisme, l’anti-impérialisme et les luttes anti-impérialistes. Neville Alexander [1936-2012, il fut emprisonné de 1964 à 1974 à Robben Island] l’a fait dans le contexte sud-africain, tout comme Walter Rodney [1942-1980 date de son assassinat], un marxiste anticolonialiste de Guyane, et Angela Davis aux Etats-Unis.

Beaucoup s’accordent à dire qu’après la guerre froide, la politique internationale a été dominée par l’impérialisme étatsunien/occidental. Pourtant, un changement relatif semble se produire avec l’essor économique de la Chine, l’invasion de l’Ukraine par la Russie et la démonstration de puissance militaire au-delà de leurs frontières par des nations encore plus petites, telles que la Turquie et l’Arabie saoudite. De manière générale, comment comprendre la dynamique à l’œuvre au sein du système impérialiste international?

Depuis le début des années 2000, nous avons assisté à l’émergence de nouveaux centres d’accumulation du capital en dehors des Etats-Unis. La Chine se trouve au premier plan. Au départ, cela était lié aux flux d’investissements directs étrangers en Chine et dans la région plus large de l’Asie de l’Est visant à exploiter une main-d’œuvre bon marché dans le cadre d’une réorganisation des chaînes de valeur mondialisées. Mais depuis lors, l’essor de la Chine a été associé à un affaiblissement relatif du capitalisme étatsunien dans le contexte de crises mondiales profondes et de plus en plus graves.

Cette érosion relative de la puissance des Etats-Unis peut être observée à travers différents indicateurs. Au cours des trois dernières décennies, la domination étasunienne sur les technologies, les industries et les infrastructures clés s’est affaiblie. La baisse de la part des Etats-Unis dans le PIB mondial, qui est passée de 40% à environ 26% entre 1985 et 2024, en est une indication. Il y a également eu un changement relatif dans la propriété et le contrôle des plus grandes entreprises capitalistes du monde. Le nombre d’entreprises chinoises figurant dans le Global Fortune 500, par exemple, a dépassé celui des entreprises américaines en 2018 et est resté ainsi jusqu’à l’année dernière, lorsque les Etats-Unis ont repris la tête (139 entreprises américaines contre 128 chinoises). La présence de la Chine sur cette liste, en 2000, se limitait à 10 firmes. Si l’ascension de la Chine s’est faite en grande partie aux dépens des entreprises japonaises et européennes, on a également observé une baisse du contrôle américain sur les grandes firmes: au cours des 25 dernières années, la part des Etats-Unis dans le classement de Global Fortune 500 est passée de 39% à 28%.

Il est important de noter que ces signes de déclin relatif des Etats-Unis se reflètent au niveau national. Le capitalisme étatsunien est en proie à de graves problèmes sociaux: baisse de l’espérance de vie, incarcération de masse, sans-abrisme, santé mentale et effondrement des infrastructures essentielles. Le néolibéralisme et la polarisation extrême de la richesse ont éviscéré la capacité de l’Etat à répondre aux crises majeures, comme on l’a vu avec la pandémie de Covid et, plus récemment, lors de la saison des ouragans de 2024 et des incendies de Los Angeles en janvier 2025.

Mais nous devons souligner l’affaiblissement relatif de la puissance américaine. Je ne pense pas qu’un effondrement imminent de la domination des Etats-Unis soit à l’ordre du jour. Ils conservent un avantage militaire considérable sur leurs rivaux, et la centralité du dollar américain n’est pas remise en question. Ce dernier est une source majeure de puissance étatsunienne car il permet aux Etats-Unis d’exclure leurs concurrents des marchés financiers et du système bancaire américains (particulièrement évident depuis le 11 septembre). Une grande partie de la puissance géopolitique des Etats-Unis s’articule autour de sa domination financière – une autre raison pour laquelle nous devons considérer l’impérialisme au-delà de ses formes militaires.

Il y a aussi une vision plus ample de ces rivalités mondiales que nous devrions mettre en avant: les crises multiples et interconnectées qui marquent aujourd’hui le capitalisme à l’échelle mondiale. Nous pouvons le constater dans la stagnation des taux de profit et les importants volumes de capitaux excédentaires en quête de valorisation; l’énorme augmentation de la dette publique et privée; la surproduction dans de nombreux secteurs économiques; et la dure réalité de l’urgence climatique. Ainsi, lorsque nous parlons de la dynamique du système impérialiste mondial, il ne s’agit pas simplement de rivalités entre Etats et de mesurer la force des Etats-Unis par rapport à d’autres puissances capitalistes. Nous devons replacer ces conflits dans la crise systémique à plus long terme que tous les Etats tentent de surmonter.

Comment comprenez-vous l’ascension du président américain Donald Trump dans ce contexte?

Certains commentateurs libéraux dépeignent souvent Trump comme une sorte d’égoïste fou supervisant une administration détournée par des milliardaires d’extrême droite (ou secrètement dirigée par la Russie). Je pense que cette perspective est erronée. Indépendamment du narcissisme personnel de Trump, il représente un projet politique clair qui s’attaque aux problèmes généraux que je viens d’évoquer: comment gérer le déclin relatif des Etats-Unis dans le contexte des crises systémiques plus importantes auxquelles est confronté le capitalisme mondial?

Si vous suivez les discussions entre ses conseillers économiques, vous en aurez la preuve. Un exemple particulièrement révélateur est une longue analyse [Hudson Bay Capital: «A User’s Guide to restructuring the Global Trading system, november 2024»] écrite en novembre 2024 par Stephen Miran, un économiste qui vient d’être confirmé à la présidence du Conseil des conseillers économiques de Trump. Miran affirme que l’économie des Etats-Unis s’est amenuisée par rapport au PIB mondial au cours des dernières décennies, alors que les Etats-Unis supportent le coût du maintien du «parapluie de défense» mondial face à des rivalités interétatiques croissantes. Il affirme surtout que le dollar est surévalué en raison de son rôle de monnaie de réserve internationale, ce qui a érodé la capacité de production américaine.

Il propose de résoudre ce problème en brandissant la menace de droits de douane pour contraindre les alliés des Etats-Unis à assumer une plus grande part des coûts de l’empire. Selon Miran, cela contribuera à ramener l’industrie manufacturière aux Etats-Unis (un élément important en cas de guerre). Il propose une série de mesures pour limiter les effets inflationnistes de ce plan et maintenir le dollar comme monnaie dominante malgré la dévaluation espérée (il souligne explicitement l’importance du dollar américain pour projeter et garantir la puissance des Etats-Unis). Ce type de perspective est défendu par l’administration Trump, y compris par le secrétaire au Trésor, Steven Mnuchin [ancien de Goldman Sachs de 1985 à 2002 – dont son père était un haut dirigeant – puis à la tête d’un fonds spéculatif].

L’essentiel n’est pas de savoir si ce plan fonctionne ou s’il est économiquement judicieux, mais de comprendre les motivations qui le sous-tendent. Il est explicitement conçu comme un moyen de faire face aux problèmes auxquels s’affronte le capitalisme américain et international, et de réaffirmer la primauté des Etats-Unis en répercutant ses coûts sur d’autres zones du monde. L’administration Joe Biden a proposé différentes solutions, mais elle s’est heurtée aux mêmes problèmes, parlant ouvertement d’intensifier la «concurrence stratégique» et de la nécessité de trouver des moyens pour les Etats-Unis de «maintenir leurs avantages fondamentaux dans la concurrence géopolitique» («The Sources of American Power. A Foreign Policy for a Change World», Jake Sullivan, Foreign Affairs, November-December 2023).

Nous devons donc aborder l’administration Trump en tant qu’acteurs dotés d’un projet cohérent. Il est évident que ce projet génère de nombreuses contradictions et tensions internes, ainsi que des désaccords évidents de la part de certaines sections du capital étatsunien et d’alliés historiques. Mais ces tensions reflètent également la nature très instable du capitalisme international mondial à l’heure actuelle.

L’articulation nationale du projet, comme c’est souvent le cas en temps de crise, repose sur la désignation de boucs émissaires, donc: un racisme virulent et des attitudes anti-migrants, un irrationalisme anti-scientifique, le déni du changement climatique et des politiques ultra-conservatrices en matière de genre et de sexualité. Tous ces types de tropes idéologiques servent à promouvoir le nationalisme, le militarisme et le sentiment d’un pays assiégé. Ils permettent encore plus de répression étatique et de coupes dans les dépenses sociales. Bien sûr, cela ne se limite pas aux Etats-Unis. La résurgence mondiale de ces idéologies d’extrême droite est une indication supplémentaire que nous sommes confrontés à une crise systémique plus importante à laquelle tous les Etats capitalistes font face.

Je tiens à souligner à nouveau l’urgence climatique. Nous pouvons voir comment l’administration Trump déchire les réglementations environnementales et cherche à accélérer la production nationale de pétrole et de gaz afin de réaffirmer le pouvoir du capitalisme étatsunien (en réduisant les coûts énergétiques). Mais il est également très clair que nous entrons dans une phase d’effondrement climatique en cascade et imprévisible, qui aura un impact matériel sur des milliards de personnes dans les décennies à venir. La droite peut nier la réalité du changement climatique, mais c’est finalement parce que le capitalisme ne peut laisser quoi que ce soit affecter l’accumulation du capital. Nous devons placer la question climatique au centre de notre politique actuelle, car elle sera de plus en plus présente dans tous les domaines.

Diverses explications contradictoires ont été avancées pour justifier le soutien impérialiste des Etats-Unis et de l’Occident à la guerre d’Israël contre Gaza. Quel est votre point de vue? Comment le processus de normalisation entre Israël et les nations arabes s’inscrit-il dans ce contexte? Et quel impact le 7 octobre et le génocide de Gaza ont-ils eu sur ce processus?

Nous devrions replacer la relation entre les Etats-Unis et Israël dans le contexte de la région au sens large, et non pas simplement à travers le prisme de ce qui se passe à l’intérieur des frontières de la Palestine ou des motivations des dirigeants israéliens. Cela nécessite de mettre en évidence l’impérialisme américain (voir l’article de juin 2024 d’Adam Hanieh sur le site alencontre.org) et le rôle central de la région dans le capitalisme fossile international.

L’ascension des Etats-Unis en tant que puissance capitaliste dominante a été étroitement liée à l’adoption du pétrole comme principale source d’énergie fossile au milieu du XXe siècle. Cela a donné un rôle très important au Moyen-Orient, en tant que centre des exportations mondiales de pétrole et zone cruciale de production d’énergie, dans le projet mondial des Etats-Unis. Au Moyen-Orient, Israël a été un pilier essentiel de l’influence des Etats-Unis, en particulier après la guerre [israélo-arabe] de 1967, où il a démontré sa capacité à vaincre les mouvements nationalistes arabes et les luttes anticoloniales. En ce sens, les Etats-Unis ont toujours été aux commandes de cette relation régionale – et non pas Israël, et certainement pas un lobby pro-israélien.

L’autre pilier de la puissance des Etats-Unis au Moyen-Orient a été les Etats du Golfe, en particulier l’Arabie saoudite. Depuis le milieu du XXe siècle, les Etats-Unis ont établi une relation privilégiée avec les monarchies du Golfe, agissant comme un soutien à leur survie tant qu’elles restaient dans le système plus large d’alliances régionales des Etats-Unis. Cela signifiait garantir l’approvisionnement en pétrole du marché mondial et veiller à ce que le pétrole ne soit jamais utilisé comme «arme». Cela signifiait également que les milliers de milliards de dollars gagnés par les Etats du Golfe grâce à la vente de pétrole étaient en grande partie réinjectés sur les marchés financiers occidentaux.

Mais, comme pour son statut mondial, la domination des Etats-Unis dans la région s’est érodée au cours des deux dernières décennies. Cela se reflète dans le rôle croissant d’autres Etats extérieurs à la région (comme la Chine et la Russie) et dans la lutte des puissances régionales pour étendre leur influence (par exemple l’Iran, la Turquie, l’Arabie saoudite et les Emirats Arabes Unis). Il est important de noter qu’il y a également eu un déplacement vers l’est des exportations de pétrole et de gaz du Golfe, qui s’orientent désormais principalement vers la Chine et l’Asie de l’Est, plutôt que vers les pays occidentaux.

En réponse, les Etats-Unis ont cherché à rapprocher leurs deux principaux alliés régionaux en normalisant les relations politiques, économiques et diplomatiques entre les Etats du Golfe et Israël. Ce projet remonte à plusieurs décennies, mais s’est intensifié dans le cadre des accords d’Oslo dans les années 1990. Plus récemment, Israël a normalisé ses relations avec les Emirats Arabes Unis et Bahreïn par le biais des accords d’Abraham de 2020. Cette année-là, Israël a également normalisé ses relations avec le Soudan et le Maroc. Ces étapes importantes ont été suivies en 2022 par la signature d’un accord de libre-échange entre les Emirats Arabes Unis et Israël.

Nous devons lire les actions d’Israël et le génocide à Gaza à travers ce prisme. Même maintenant, au lendemain du 7 octobre et du génocide, et alors que l’on parle d’expulser davantage de Palestiniens de leur terre, l’objectif des Etats-Unis reste la normalisation des liens entre Israël et les Etats du Golfe afin de réaffirmer leur primauté dans la région.

Cependant, la proposition de Trump de nettoyer Gaza de sa population palestinienne ne rend-elle pas plus difficile la normalisation des relations entre les gouvernements de la région et Israël?

Les propositions de Trump en faveur d’un nettoyage ethnique de Gaza trouvent clairement un écho dans une grande partie du spectre politique israélien. Il existe cependant de nombreux obstacles à cela, à commencer par le fait que des Etats tels que la Jordanie et l’Egypte ne veulent pas voir un si grand nombre de réfugiés palestiniens déplacés sur leur territoire.

Mais des pays comme l’Arabie saoudite, la Jordanie et l’Egypte ne sont pas fondamentalement en désaccord avec le projet des Etats-Unis. En principe, la monarchie saoudienne n’a aucun problème à normaliser ses relations avec Israël, et elle a certainement donné le feu vert aux Emirats Arabes Unis pour le faire dans le cadre des Accords d’Abraham. Il existe un alignement extrêmement étroit entre les Etats-Unis et les Etats du Golfe, qui s’accélère sous Trump. Nous pouvons le constater par le fait que l’Arabie saoudite accueille les négociations actuelles entre les Etats-Unis et la Russie, et par la récente annonce faite par les Emirats Arabes Unis de leur intention d’investir 1400 milliards de dollars américains aux Etats-Unis au cours de la prochaine décennie.

Dans le même temps, il est évidemment très difficile pour ce projet d’avancer sans la défaite des Palestiniens à Gaza et ailleurs, et sans une certaine forme d’acquiescement palestinien. La solution potentielle à ce dilemme se trouve en Cisjordanie, sous la forme de l’Autorité palestinienne (AP). L’AP est essentielle car elle a créé une couche de politiciens palestiniens et une classe capitaliste palestinienne dont les intérêts sont liés à un compromis avec Israël et qui sont prêts à faciliter la normalisation régionale (c’était tout l’intérêt des accords d’Oslo). Ainsi, nous ne devrions pas considérer les Etats arabes comme étant génétiquement opposés au nettoyage ethnique et à la normalisation de la manière dont Trump le propose.

Les monopoles pétroliers nationaux gérés par les Etats du Moyen-Orient (et d’autres pays non occidentaux) ont dépassé les entreprises occidentales sur le marché mondial du pétrole. Comment cela influence-t-il la position du Moyen-Orient au sein du capitalisme international?

Au cours des deux dernières décennies, nous avons assisté à l’émergence de grandes compagnies pétrolières nationales, qui modifient la dynamique de l’industrie pétrolière mondiale. Les Etats du Golfe se distinguent à cet égard, en particulier avec Saudi Aramco, le plus grand producteur et exportateur de pétrole au monde aujourd’hui, qui a dépassé les grandes entreprises occidentales qui ont dominé l’industrie pendant la majeure partie du XXe siècle.

Ces compagnies pétrolières nationales ont suivi l’exemple des supermajors pétrolières occidentales en s’intégrant verticalement. Dans les années 1970, les Etats producteurs de pétrole tels que l’Arabie saoudite se concentraient principalement sur l’extraction du pétrole brut en amont. Mais aujourd’hui, leurs compagnies pétrolières nationales sont actives tout au long de la chaîne de valeur. Elles sont impliquées dans le raffinage et la production de produits pétrochimiques et de plastique. Elles possèdent des compagnies maritimes, des pipelines, des pétroliers et des stations-service où les carburants sont vendus. Elles disposent de réseaux de commercialisation mondiaux.

Dans le même temps, nous avons assisté à l’émergence de ce que j’appelle dans Crude Capitalism «l’axe Est-Est des hydrocarbures». Avec l’essor de la Chine, les exportations de pétrole du Golfe se sont détournées de l’Europe occidentale et des Etats-Unis, pour se diriger vers l’Est, plus précisément vers la Chine et l’Asie de l’Est. Nous ne parlons pas seulement de l’exportation de pétrole brut, mais aussi de produits raffinés et de produits pétrochimiques. Cela a conduit à des interdépendances croissantes entre ces deux régions qui constituent désormais l’axe central de l’industrie pétrolière mondiale en dehors des Etats-Unis.

Cela ne veut pas dire que les marchés occidentaux et les compagnies pétrolières ne sont pas importants. Les grandes supermajors occidentales dominent toujours aux Etats-Unis et dans le bloc nord-américain au sens large. Mais il faut bien admettre que le marché mondial du pétrole est un marché pétrolier fragmenté, dans lequel ces connexions Est-Est reflètent davantage l’affaiblissement de l’influence étatsunienne – à l’échelle mondiale et au Moyen-Orient.

Qu’est-ce que cela nous apprend sur l’idée que certaines entreprises transnationales ou publiques non occidentales peuvent fonctionner avec succès sans ancrage institutionnel dans une puissance impérialiste?

Il ne s’agit pas d’entreprises étatsuniennes ou occidentales, mais elles ont tout de même des liens importants avec des compagnies pétrolières occidentales (notamment par le biais de partenariats) et sont actives sur les marchés occidentaux. La plus grande raffinerie de pétrole aux Etats-Unis appartient à l’Arabie saoudite. Nous ne devrions donc pas nécessairement les opposer, comme s’il y avait une différence fondamentale dans la façon dont elles, en tant que «bloc fossile», voient l’avenir de l’industrie. Elles sont absolument du même côté en ce qui concerne l’état d’urgence climatique. Nous pouvons le constater dans le rôle prépondérant des Etats du Golfe qui font obstruction et détournent toute réponse internationale efficace à cette urgence.

Tout en renforçant leurs liens avec la Chine, les Etats du Golfe ont de plus en plus démontré leur volonté d’agir de manière autonome et même de rivaliser pour exercer une influence dans la région. Comment expliquez-vous le rôle de ces Etats du Golfe?

Associés à cet affaiblissement relatif de la puissance des Etats-Unis, d’autres acteurs, dont les Etats du Golfe, ont cherché à projeter leurs propres intérêts régionaux.

Ils ont utilisé divers mécanismes: le parrainage de différents groupes armés ou mouvements politiques ou l’accueil de différentes forces politiques (le cas du Qatar se distingue ici); l’octroi d’une aide financière à des Etats tels que l’Egypte et la Libye; l’intervention militaire dans des pays tels que le Yémen et le Soudan; et le contrôle des ports et des voies logistiques. De cette manière, les Etats du Golfe ont cherché à accroître leur présence régionale.

Cela est en partie lié aux conséquences des soulèvements arabes de 2011, qui se sont rapidement propagés dans la région, déstabilisant des dirigeants autoritaires de longue date, comme en Egypte et en Tunisie. Les États du Golfe ont joué un rôle majeur dans la tentative de reconstitution de ces États autoritaires à la suite des soulèvements.

Il existe également des rivalités entre les Etats du Golfe, en particulier entre l’Arabie saoudite et le Qatar, mais aussi entre l’Arabie saoudite et les Emirats Arabes Unis. Ils ne sont pas nécessairement d’accord sur tout et soutiennent parfois des camps opposés, par exemple au Soudan [où l’Arabie saoudite soutient les forces armées soudanaises dans la guerre civile en cours, tandis que les Emirats Arabes Unis aident les Forces de soutien rapide d’Hemeti-Mohamed Hamdan Dogolo].

Cependant, malgré son déclin relatif, les Etats-Unis restent la principale puissance impérialiste de la région. Cela est évident au vu de leur présence militaire directe dans le Golfe, où les Etats-Unis disposent d’installations et de bases militaires dans des pays tels que le Bahreïn, l’Arabie saoudite et les Emirats Arabes Unis. Les Etats-Unis restent la dernière force de recours, militaire et politique, des régimes du Golfe.

Le terme «subimpérialiste» est parfois utilisé pour décrire des pays comme ceux-ci, qui sont à la fois subordonnés à une puissance impérialiste mais qui opèrent avec une certaine autonomie dans leur sphère d’influence. Considérez-vous que ce terme est utile pour comprendre les Etats du Golfe?

Si le terme de «sous-impérialisme» peut rendre compte en partie de ce que représentent ces Etats, les Etats du Golfe n’ont pas nécessairement la capacité de projeter leur puissance militaire de la même manière que les puissances occidentales. Cela ne veut pas dire qu’ils ne renforcent pas leur capacité militaire, mais ils agissent encore largement par procuration et dépendent fortement de la protection militaire des Etats-Unis. Comme je l’ai mentionné, il y a des bases militaires américaines partout dans le Golfe. Les exportations de matériel militaire des pays occidentaux vers la région renforcent la supervision occidentale des armées du Golfe, car ces exportations nécessitent une formation, une maintenance et un soutien continus.

Cela dit, l’exportation de capitaux du Golfe vers la région au sens large – et de plus en plus aussi vers le continent africain – est très évidente. Ces exportations de capitaux reflètent des transferts transfrontaliers de valeur. Il est également très clair que les conglomérats basés dans le Golfe ont été les principaux bénéficiaires de la vague néolibérale qui a balayé le Moyen-Orient au cours des dernières décennies, au cours de laquelle les économies ont été ouvertes et les terres et d’autres actifs privatisés. Je ne parle pas seulement des conglomérats publics du Golfe, mais aussi des grands conglomérats privés. Si vous regardez dans la région des secteurs tels que la banque, la vente au détail, l’agroalimentaire, vous trouverez à la fois des conglomérats publics et privés basés dans le Golfe.

C’est pourquoi il est si important de penser à la région dans le contexte des intérêts capitalistes et des modèles d’accumulation du capital, et pas seulement dans le contexte des conflits interétatiques.

L’Iran est parfois considéré comme une puissance de faible importance ou sous-impérialiste, étant donné son conflit simultané avec l’impérialisme américain et son rôle accru dans la région. D’autres le voient comme le fer de lance d’un «axe de résistance anti-impérialiste» dans la région. Comment voyez-vous le rôle de l’Iran?

L’expression «axe de la résistance» est trompeuse car elle implique une trop grande unanimité entre un ensemble d’acteurs assez hétérogène ayant des intérêts, des bases sociales et des relations avec la politique différents, tant au niveau national que régional. Elle cherche essentiellement à placer un signe plus là où [l’ancien président américain George W. Bush] a placé un signe négatif avec son «axe du mal». C’est une façon réductrice de concevoir la politique.

Nous devons nous opposer clairement et sans équivoque à toute forme d’intervention impérialiste occidentale en Iran ou dans la région au sens large (que ce soit directement ou par l’intermédiaire d’Israël). Cela signifie non seulement une intervention militaire, mais aussi une intervention économique et d’autres formes d’intervention. Les sanctions sont un élément important dans le cas de l’Iran.

En même temps, nous devons reconnaître que l’Iran est un Etat capitaliste, avec sa propre classe capitaliste, qui a ses propres objectifs dans la région et plus largement. Tout comme les Etats du Golfe, l’Iran tente de projeter sa puissance régionale, dans ce contexte de déstabilisation post-2011, d’affaiblissement relatif de la puissance des Etats-Unis et de tout ce dont nous avons discuté.

Il est vrai que l’Iran le fait en dehors du projet étatsunien pour la région, comme il le fait depuis des décennies. Mais reconnaître le caractère capitaliste de l’Etat iranien signifie que nous devons également être solidaires des mouvements sociaux et politiques progressistes réprimés en Iran, qu’il s’agisse des luttes ouvrières et syndicales (qui restent nombreuses), des luttes des femmes, des luttes du peuple kurde, etc. Ce sont des mouvements que nous, socialistes, devons soutenir, dans le cadre d’une politique anti-impérialiste.

Le point de départ est d’être systématiquement anticapitaliste dans notre façon de penser les Etats et les mouvements, ce qui signifie ne donner aucun soutien politique aux gouvernements capitalistes, quels qu’ils soient et où qu’ils puissent être. Nous pouvons être solidaires des personnes en lutte tout en nous opposant à l’intervention impérialiste sous toutes ses formes, et ne pas réduire les complexités du capitalisme au Moyen-Orient à une sorte de géopolitique manichéenne. (Article-entretien publié sur le site LINKS en date du 31 mars 2025; traduction par la rédaction de A l’Encontre)

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