
Par Jean-François Marquis
Les nouvelles qui se sont succédées sur le front de la santé à un rythme soutenu, après l’acceptation d’EFAS (Financement uniforme des prestations ambulatoires et stationnaires, selon son acronyme allemand) le 24 novembre 2024, pointent toutes dans la même direction: le pouvoir des assureurs maladie se renforce et le secteur privé étend son emprise face à un service public de plus en plus «à vendre». L’importance de la constitution d’une coalition sociale pour contrer cette dynamique n’en ressort que plus nettement. Petit tour d’horizon.
Swiss Medical Network poursuit ses emplettes
Un détour par le canton d’Argovie s’impose en premier. Le 12 décembre 2024, l’hôpital cantonal d’Aarau et le groupe Swiss Medical Network (SMN – avec à la présidence du conseil d’administration l’ex-diplomate PDC Raymond Loretan), dont le siège est à Genolier, annoncent la conclusion d’un accord, très peu remarqué de ce côté-ci de la Sarine. SMN reprend le site de Zofingue, avec quelque 770 emplois, de l’hôpital cantonal argovien. Cette acquisition est financée par un échange d’actions, l’hôpital cantonal devenant actionnaire de SMN à hauteur de 3,57%. SMN reprend également les dettes du site de Zofingue. Le président de l’hôpital cantonal, Daniel Lüscher, intègre dans la foulée le conseil d’administration de SMN.
Cet accord va déboucher sur le lancement, en 2026, d’un réseau de soins intégrés VIVA, mis en place avec l’assureur Visana, sur le modèle du réseau VIVA lancé début 2024 dans le Jura bernois, autour du réseau Arc. Dans ce cadre, l’hôpital cantonal argovien deviendra l’hôpital de référence pour les cas complexes pris en charge par SMN.
Pour mémoire, Visana, dans la foulée du lancement du modèle d’assurance VIVA, est aussi devenu actionnaire de SMN et est représenté à son conseil d’administration par son directeur (Angelo Eggli, ex-directeur d’Allianz Partners Suisse) et par le président de son conseil d’administration, le conseiller national du Centre Lorenz Hess. Le canton d’Argovie est le troisième où sera lancé le modèle d’assurance VIVA: depuis début 2025, cette offre existe également au Tessin, avec le réseau de soins intégrés rete Sannt’Anna.
Quatre forces à l’œuvre
Cette nouvelle illustre les effets de quatre forces à l’œuvre dans le domaine de la santé. Premièrement, les hôpitaux en mains publiques, comme l’hôpital cantonal d’Aarau, ont été nombreux à être transformés en des entreprises indépendantes et ils sont gérés comme n’importe quelle entreprise.
C’est dans ce contexte qu’intervient le second élément: les hôpitaux de soins généraux sont actuellement sous-financés: cela résulte des forfaits par cas (les Diagnoses Related Groups – DRG) et de la pression exercée par les caisses maladie, avec l’encouragement des autorités fédérales, afin d’aligner le financement sur les hôpitaux les moins coûteux (le 30e percentile), sous prétexte de contraindre le système hospitalier à être plus «efficient». L’hôpital cantonal d’Aarau, qui fait partie des dix plus grands de Suisse, a ainsi dû être renfloué à hauteur de 240 millions de francs par le canton.
Troisièmement, cette fragilité financière pousse à détricoter les institutions qui sont propriétés publiques, ce qui représente une opportunité appréciable pour le secteur privé à la recherche d’opportunités d’expansion. Ainsi, le site de Zofingue avait besoin d’investissements à hauteur de 70 millions de francs: l’hôpital cantonal, sous perfusion financière, ne pouvait/voulait les assurer. Face à l’option de fermer le site zofingien, le rachat par SMN est ainsi apparu comme «favorable».
Quatrièmement, des pans entiers des forces politiques se réjouissent de ces évolutions et les facilitent. Le directeur de la santé du canton de Berne est le conseiller d’Etat UDC Pierre-Alain Schnegg: c’est lui qui a permis à SMN et à Visana de lancer leur modèle d’assurance VIVA. Le directeur de la santé du canton d’Argovie, Jean-Pierre Gallati, est également un élu UDC. C’est aussi le cas de Nathalie Rickli, la directrice de la santé du canton de Zurich, qui a poussé l’hôpital de Wetzikon, propriété de diverses communes zurichoises, au bord de la faillite.
Les caisses libérées de l’obligation de contracter
«Les assureurs se voient octroyer nettement plus de pouvoir»: c’est ainsi que la Neue Zürcher Zeitung (12.03.2025) résume la décision du Parlement de remettre en cause leur obligation de contracter avec les prestataires de soins (hôpitaux, médecins…) bénéficiant de l’autorisation de pratiquer. Le résumé de l’enjeu de cette décision par l’organe bourgeois zurichois est explicite: «Le Parlement souhaite ainsi exaucer un vieux souhait des caisses maladie. Elles ne veulent plus devoir collaborer avec des prestataires de services médicaux qu’elles jugent inefficaces, c’est-à-dire trop chers. La deuxième motivation principale est de mieux gérer la médecine ambulatoire: s’il y a trop de cabinets médicaux dans une région, les assureurs pourraient à l’avenir empêcher l’ouverture de nouveaux cabinets.» Cela donne une bonne idée du pouvoir sur la pratique médicale (éliminer les «inefficaces») et sur la politique publique de santé («empêcher l’ouverture de nouveaux cabinets médicaux») auquel aspirent les assureurs qui, faut-il le rappeler, sont des entreprises privées guidées par leurs objectifs financiers.
Pour la population, cela signifie l’enterrement définitif du libre choix du médecin… pour les personnes qui ne peuvent pas se payer une assurance privée (un marché qui bénéficiera ainsi d’un joli coup de pouce). Pour les médecins et les hôpitaux, cela revient à se trouver sans protection face aux exigences des assureurs qui pourront, à tout moment, décider de cesser de rembourser les prestataires qui ne se plient pas à leurs exigences.
La suppression de l’obligation de contracter pour les assureurs était déjà au cœur du projet de managed care, refusé en juin 2012 par 76% des votantes et votants. Mais il faut plus qu’une votation populaire pour décourager les assureurs privés (comme la droite et le patronat). Ils n’ont pas cessé depuis lors de revendiquer ce changement. Ils l’ont progressivement mis en place avec les modèles d’assurance dits «de soins intégrés», qui restreignent déjà le choix des professionnels auxquels l’assuré est autorisé à avoir recours. La décision du Parlement, le 11 mars dernier, leur offre désormais la possibilité de généraliser cette pratique. Le Conseil fédéral devra maintenant élaborer une proposition législative concrète.
Aux malades et aux détenteurs de revenus limités de payer plus
Une semaine plus tard, le Parlement a pris autre décision: la franchise minimale à charge des assurés devra augmenter et suivre à l’avenir l’évolution des coûts de la santé (NZZ, 21.03.2025). Le Conseil fédéral devra faire une proposition concrète, mais il est généralement évoqué une hausse de cette franchise de 300 francs actuellement à 500 francs. En attendant les augmentations ultérieures.
Rappel: chaque assuré paie pour son assurance maladie obligatoire une prime mensuelle. Pour une personne ayant choisi la franchise minimale, elle peut aisément se situer entre 500 et 600 francs par mois, indépendamment du revenu. Ensuite, les premières dépenses de santé relèvent de ladite «franchise» et ne sont pas remboursées. La franchise minimale actuelle est de 300 francs par an, la maximale de 2500 francs. Enfin, l’assuré paie sur les dépenses remboursées une «participation» correspondant à 10% de la facture, jusqu’à concurrence de 700 francs par an. Une personne ayant besoin de soins réguliers d’une certaine importance, qui est souvent une personne âgée avec des affections chroniques, peut ainsi se retrouver avec une facture de 8200 francs par an (12 x 600 + 300 + 700), sans compter les frais non pris en charge par l’assurance maladie. A multiplier par deux pour un couple. Cela se remarque dans le budget.
L’argument invoqué pour justifier l’augmentation de la franchise minimale est que cela «inciterait» à un recours plus précautionneux aux soins. Cela produirait ainsi une diminution relative des coûts de la santé, dont tous les assurés bénéficieraient.
La nouvelle faîtière des assureurs maladie, prio.swiss, diffuse généreusement cet argumentaire et elle a même chiffré avec précision l’économie attendue: 1,2 milliard de francs (communiqué du 12.03.2025). Pour cela, elle se base sur une étude commandée par Helsana [1], le plus grand assureur de Suisse, au Basel center for health economics (BCHE). Le BCHE est dirigé par le professeur Stefan Felder, qui s’est spécialisé depuis une quinzaine d’années dans la livraison d’études chiffrées, et probablement facturées avec autant de précision, aux cliniques et assureurs privés, afin de légitimer leurs politiques respectives. A la lecture, il apparaît que la moitié environ de la prétendue «économie» de 1,2 milliard de francs correspond en fait au financement supplémentaire versé par les assuré·e·s dont la franchise augmente de 200 francs, et qu’elle n’a donc rien d’une économie et tout d’un transfert de charge. Quant à l’autre moitié, son évaluation repose sur des hypothèses des plus douteuses sur le comportement induit par une telle hausse de la participation aux frais. Même la NZZ, pourtant favorable à l’augmentation de la franchise, se permet de multiplier les points d’interrogation à ce sujet.
Le premier motif pour lequel les personnes assurées choisissent une franchise basse est le fait qu’elles souffrent de problèmes de santé chroniques. Une augmentation de la franchise de 200 francs ne va pas changer leur recours aux soins (ou, sinon, cela sera aux dépens de leur santé). Elle représentera donc pour elles un pur transfert de charges. Les personnes avec un bas revenu tendent aussi plus souvent à choisir une franchise basse: elles ne disposent pas des liquidités financières pour faire face à une dépense importante imprévue. Selon les dernières données de l’enquête SILC (Statistics on Income and Living Conditions) publiées le 31 mars 2025 par l’Office fédéral de la statistique (OFS), presque 19% de la population n’est ainsi pas en mesure de faire face à une dépense inattendue de 2500 francs dans un délai d’un mois. Ce sont donc les personnes avec une santé fragile et/ou celles avec des bas revenus, qui sont souvent aussi des personnes âgées, qui seront le plus directement impactées par cette mesure de régression sociale. (7 avril 2025)
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[1] Les assureurs maladie sont des entreprises privées qui remplissent une mission publique, à savoir l’offre d’une assurance maladie obligatoire. Dans le cadre de leurs activités, elles recueillent une énorme masse de données. Celles-ci, bien que résultant d’un mandat public, ne sont cependant pas systématiquement mises à disposition (de façon anonymisée bien entendu) des pouvoirs publics et de la recherche, pour les analyser dans une perspective de santé publique. Les assureurs choisissent les recherches qu’ils mandatent, ou autorisent. Le scandale de l’emprise des assureurs privés sur l’assurance obligatoire de soins, c’est aussi cette privatisation de données qui appartiennent à la collectivité et qui lui seraient utiles.
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