«A Gaza, nous sommes obligés de choisir entre une mort rapide ou lente»

Par Ismail

GAZA – Vers 22 heures, lundi 10 mai, je me suis rendu dans le café d’un ami avec une certaine hésitation. C’est une petite boutique qui propose un peu de nourriture et dispose de 30 ordinateurs que les clients peuvent utiliser. Des enfants étaient assis devant certains d’entre eux et jouaient à un jeu vidéo de combat.

Je suis allé au café pour acheter des autocollants de lettres pour mon clavier. Cet endroit est toujours bondé pendant le Ramadan, surtout après l’Iftar, le repas qui rompt le jeûne. Ce n’était pas différent hier – il y avait beaucoup d’enfants.

Un ami réparait l’internet après qu’il se soit déconnecté. J’ai décidé d’écouter une conversation entre deux enfants de l’école primaire. Ils fixaient leur écran d’ordinateur et jouaient à un jeu vidéo quand l’un d’eux a dit à l’autre, en plaisantant: «Ne t’inquiète pas, Israël nous réveillera tous pour le suhoor [le repas avant le début du jeûne].» Il voulait dire: par le bruit des bombes qu’Israël larguait.

Son ami lui répond, cynique: «Le Ramadan est presque terminé, je pense qu’ils veulent envoyer leurs bénédictions avant l’Aïd.» Ils ont continué à regarder leurs écrans et à jouer.

Une demi-heure plus tard, un homme est entré dans le café, le visage rouge de colère. Il a commencé à crier sur son fils, l’un des enfants de la conversation précédente. «Rentre chez toi immédiatement!» dit-il. «Comment peux-tu être ici à jouer à ton jeu vidéo alors que la situation sécuritaire est si dangereuse?»

Mon ami, le propriétaire, a essayé de calmer les choses, mais le père – on pouvait voir la peur dans ses yeux – l’a injurié. «Qu’est-ce qui vous prend de laisser votre commerce ouvert dans des moments pareils? Et pour des enfants, en plus?!» s’est exclamé le père. «Vous n’avez aucune empathie pour les autres.»

Le propriétaire a répondu: «J’ai de l’empathie pour ma famille. J’ai trois enfants à nourrir. Moi aussi j’ai besoin de quelque chose pour vivre. Cette boutique est ma seule source de revenus. Si je ferme, nous allons mourir. Que suggérez-vous que je fasse?»

Ils ont continué à se disputer alors que, dehors, les bombardements tonnaient. Mais cet échange raconte une histoire plus profonde sur la réalité actuelle de Gaza, et les deux types de mort qui existent ici: immédiate, et lente [1]. La situation se détériore, peut-être vers une opération militaire totale, qui n’intéresse personne. De retour à la maison, les informations continuent d’arriver, et les bruits d’explosions bruyantes sont incessants. Aux dernières nouvelles, on fait état de 25 victimes à ce jour, pour la plupart des civils, dont neuf enfants. Qui a quelque chose à gagner dans tout ça? Personne.

Comme si la guerre lente et silencieuse qu’Israël mène contre Gaza depuis des années ne suffisait pas. Oui, la guerre lente: le blocus aérien, maritime et terrestre en cours à Gaza, et la prise de possession par les colons des terres palestiniennes, dunam après dunam, en Cisjordanie et à Jérusalem.

Depuis des semaines, les Palestiniens de Gaza sont furieux de l’expulsion imminente par Israël de familles du quartier de Sheikh Jarrah à Jérusalem [voir à ce sujet le reportage d’Amira Hass publié sur ce site ce 13 mai 2021]. Tout le monde en parle, ils sont indignés. Je ne sais pas si vous, Israéliens, êtes conscients de l’importance de Jérusalem pour les habitants de Gaza, et pour tous les Palestiniens.

Il ne s’agit pas seulement d’un lien religieux. Les Palestiniens considèrent Jérusalem comme une partie inséparable de leur identité nationale et de leur histoire. Ces derniers jours, des centaines de Palestiniens de Gaza sont descendus dans la rue, ont scandé, manifesté et brûlé des pneus pour exprimer leur colère face à ce qui se passe à Jérusalem et à Sheikh Jarrah.

Il y a quelques jours, lors d’une de ces manifestations, je parlais avec mon amie Afaf. Elle a 19 ans et étudie l’anglais à l’université, ici. «Jérusalem est importante pour moi», a-t-elle dit, «c’est le seul endroit où je ressens un lien authentique et un sentiment d’appartenance en tant que Palestinienne.» «Israël ne me laisse pas visiter Jérusalem. Je n’y suis jamais allée», poursuit Afaf. «En fait, je n’ai même jamais quitté Gaza. Je ne suis jamais allée à Jaffa, la ville dont ma famille a été expulsée et où je souhaite vivre. Et pourtant, malgré ces faits difficiles, peut-être même à cause d’eux, je me sens très liée à Jérusalem.»

Que va-t-il se passer maintenant?

Je n’ai cessé de penser à ce que m’avait dit Afaf. En toute honnêteté, ce lien fort avec Jérusalem n’est pas totalement clair pour moi. Je ne le comprends pas complètement, mais je sais qu’il est profond. Ces dernières semaines, alors que je regardais les forces israéliennes à Jérusalem, les familles à Sheikh Jarrah, les coups, les grenades assourdissantes et les tirs en direct, je me suis sentie impuissant. Comme si quelqu’un venait de frapper un de mes parents devant mes propres yeux.

C’est un sentiment. Et nous, Palestiniens, sommes fragmentés après tout. Nous sommes dispersés dans le monde entier. L’occupation est la raison de cette division, et de notre exil permanent. Notre peuple est également déchiré politiquement, idéologiquement et religieusement. Mais lorsqu’il s’agit de Jérusalem, nous sommes tous unis. Dans une réalité de ségrégation absolue entre les différentes communautés palestiniennes, cette ville est le dernier fragment de notre unité. C’est aussi ce qui a alimenté la colère à Gaza contre ce qui se passe à Sheikh Jarrah, à la porte de Damas et à la mosquée Al-Aqsa.

A la maison, je me dis: «Que va-t-il se passer maintenant? On dirait que ça ne va pas bien se terminer.» Tout le monde est furieux, et les Palestiniens de Gaza subissent déjà une situation que personne ne souhaite. Aucun des résidents ici ne souhaite vraiment une guerre, croyez-moi. Une guerre dans laquelle Israël démontrera son immense puissance militaire, montrera ses muscles et fera des milliers de blessés. Les scènes d’horreur et les effusions de sang dans nos rues ne me manquent pas. Personne ne le fait.

Mais voici ce que je veux que vous compreniez: nous saignons ici, de toute façon. Nous saignons en silence, tout le temps. Sans tenir compte de telle ou telle guerre. Et que fait Israël à ce sujet? Pourquoi dois-je, pourquoi devons-nous, choisir entre une mort rapide en temps de guerre et une mort silencieuse sous le blocus? Vous savez, beaucoup de mes amis à Gaza disent: «Peut-être vaut-il mieux mourir que de continuer à vivre ainsi, totalement étouffés? Qu’avons-nous à perdre?» Et bien que je les comprenne, je ne suis pas d’accord. Nous avons quelque chose à perdre. Nos parents, nos proches, et même nous-mêmes – nous pourrions tous les perdre au cours de ces attaques.

Les Israéliens, eux aussi, ont quelque chose à perdre. Devant les caméras, devant le monde entier, j’ai entendu des représentants du gouvernement israélien dire qu’ils veulent la paix, qu’ils cherchent à vivre ensemble, côte à côte avec les Palestiniens. Mais, en fait, depuis des années, ils promeuvent une politique qui est à l’opposé de la paix. Le blocus de Gaza réduit à néant toute possibilité de paix. Il est facile de vouloir la paix quand on est le parti le plus fort. Il est facile de parler de paix lorsque vous ne suffoquez pas au quotidien, lorsque la «paix» est pour vous un luxe, et non un besoin critique.

Je suis inquiet pour ma famille. Les gens autour de moi sont extrêmement inquiets maintenant. À la maison, dans la rue, partout – nous avons tous peur que les bombardements ne dégénèrent en une guerre totale. Mon frère et sa femme, qui vivent à l’étranger, nous appellent toutes les cinq minutes pour vérifier si nous allons bien. Tout ce qu’ils peuvent faire, c’est prier. Ma mère est très anxieuse. Elle vient d’ordonner à mes jeunes frères et sœurs de rester à la maison. «Qu’est-ce que tu crois, maman, qu’Israël ne peut pas bombarder notre maison?» demande mon frère. «Oui, Israël peut, mais si nous mourons, je veux que nous mourions ensemble, tous», a-t-elle répondu.

Je ne veux pas que quelqu’un meure. Mon Dieu, je ressens tellement de désespoir en ce moment, et je ne sais pas quoi faire. (Article publié sur le site israélien +972, le 12 mai 2021; traduction rédaction A l’Encontre. Une version de cet article a été publiée pour la première fois sur We Beyond the Fence, un site web indépendant consacré à Gaza. Il a également été publié sur Local Call, en hébreu)

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[1] Gaza est un des lieux avec la plus grande concentration de population au monde… alors les bombardements «ciblés»! Le taux de pauvreté atteint deux tiers de la population; le taux de chômage s’élève à 50%. Dans la «situation normale», l’électricité est distribuée durant huit heures au maximum et l’eau est sans cesse coupée. Israël contrôle toutes les entrées et sorties… d’une «prison en plein air»; l’accès à la mer est sous surveillance. L’offensive militaire se combine avec un étranglement absolu des livraisons de biens et de médicaments, dans un contexte où sévit la pandémie. La «punition collective» n’est que la forme usuelle d’une politique coloniale, les bombardements la forme accentuée. (Réd.)

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