
Par Sam Gindin
Des vents contraires se sont levés dans la course de Donald Trump pour faire dérailler et transformer l’Etat et placer l’Empire américain sur une base radicalement nouvelle – mais non moins écrasante. Cette fois, cependant, Trump est arrivé avec un programme plus préparé, tandis que les forces sociales pour contrer sa progression restent un souhait lointain. Cela facilite la poursuite obstinée de Trump [cet article a été écrit le 31 mars, soit avant les annonces sur les tarifs douaniers du 2 avril avec le chaos et les tendances récessives qui en découlent; toutefois, les éléments essentiels à cette offensive trumpiste sont déjà exposés].
Nous ne savons pas jusqu’où Trump ira. Aucune inquiétude ne doit être écartée, qu’il s’agisse de la menace de consolidation fasciste, de la crainte que les dommages causés aux programmes sociaux soient presque irréversibles, de la poursuite de la ruine du mouvement syndical ou des dommages aigus causés à l’environnement par quatre années d’inaction (ou pire).
Pour une grande partie de la gauche découragée, la trajectoire de Trump signifie un aller simple pour l’enfer. Et pourtant, il y a un écart considérable entre ce que Trump veut faire et ce qu’il pourra réaliser. Les traditions et les capacités des Etats peuvent être attaquées, mais pas si facilement redéfinies. Les structures économiques mondiales sont tenaces. Les réactions internationales sont incertaines. Les contradictions de classe foisonnent.
Bien que les coupes de Trump dans les services considérés comme acquis n’aient pas encore été largement ressenties, les réactions à la frénésie de Trump contre l’Etat commencent à faire surface [voir les manifestations du 6 avril dans de nombreuses villes des Etats-Unis, placées sous le mot d’ordre «Bas les pattes»]. Et si les tarifs douaniers farfelus de Trump, qui vont et viennent, s’avèrent être plus qu’un stratagème de négociation temporaire et que leur imposition fait monter les prix, perturbe l’économie et la fait chuter, la crédibilité de Trump s’effondrera. Les perspectives pour la gauche socialiste de tirer profit de tout cela sont faibles. Paradoxalement, la riposte à l’outrance de Trump est donc plus susceptible de venir de ses propres partisans populistes et du monde des affaires.
Trump peut répondre aux attentes de ceux qui recherchent une ligne dure en matière d’immigration et accorder à ses soutiens du monde des affaires les réductions d’impôts et la déréglementation qu’ils recherchent avidement. Mais c’est l’économie qui sera décisive pour sa base populiste, et sur ce point Trump a très peu de chances de réussir. Quant à l’establishment économique, elle a toujours supposé que Trump n’était pas assez fou pour déclencher une guerre tarifaire risquant de saper l’empire américain lui-même. Lorsque ce danger se concrétisera, les entreprises se rebelleront. La question ne sera alors plus de savoir ce que Trump a l’intention de faire, mais ce qu’il fera si ses plans déraillent. [Le lundi 7 avril, selon le Washington Post, Bill Ackman, dirigeant d’un important hedge fund et partisan de Trump, dénonce les tarifs. Quant à Jamie Dimon de JPMorgan Chase, il souligne, selon le New York Times, les dangers sur la croissance, la hausse de l’inflation et une réorganisation possible des relations entre la Chine, l’UE et les BRICS contraire aux intérêts de l’impérialisme états-unien. Le 8 avril, CNBC titre: «Elon Musk qualifie Peter Navarro – conseiller au Commerce de Trump – de “plus bête qu’un sac de briques”».]
Une méthode dans la folie de Trump?
Steve Bannon, le premier conseiller de Trump, s’est un jour décrit comme un léniniste parce que «Lénine […] voulait détruire l’Etat et c’est aussi mon objectif. Je veux tout faire s’écrouler et démolir l’establishment actuel.» (Washington Post, 4 avril 2024) Trump l’écoutait et apprenait. Il y a de la méthode dans au moins une partie de la folie initiale du deuxième mandat chaotique de Trump.
Le choc et la terreur déclenchés par Trump ne visaient pas seulement à concentrer le pouvoir de l’Etat entre ses mains ou à se venger d’avoir été rejeté en 2020. L’intention de perturber le fonctionnement normal de l’«Etat profond» pour neutraliser ses tendances oppositionnelles et le pousser dans ses retranchements est plus importante. Il ne s’agit pas de détruire l’Etat; les interventions de l’Etat à des fins autoritaires vont sans aucun doute augmenter. Il s’agit plutôt de paralyser de manière permanente les aspects de l’Etat susceptibles de brider le capital et de répondre aux besoins collectifs.
Les mesures tarifaires erratiques de Trump, ainsi que son renversement de l’ancienne politique bipartite sur l’Ukraine, ont déjà eu des résultats indirects. Pour se défendre contre le revirement états-unien, l’Europe et le Canada ont tous deux revêtu le manteau nationaliste de la souveraineté et ont apporté à Trump l’un des principaux changements qu’il a réclamés: une augmentation de leurs dépenses militaires afin de corriger la part disproportionnée des coûts militaires de l’OTAN supportée par l’Amérique. Etant donné que les entreprises américaines bénéficieront également d’une bonne part de l’augmentation des dépenses militaires à l’étranger, le complexe militaro-industriel états-unien, déjà hypertrophié, en sortira encore renforcé.
De même, il se peut que l’incertitude créée quant à l’accès au marché des Etats-Unis ait également un but dans sa folie: les entreprises pourraient désormais orienter leurs futurs investissements mondiaux et leurs chaînes d’approvisionnement pour s’implanter aux Etats-Unis, «au cas où». Cela est préoccupant pour tous, mais touche particulièrement le Canada, qui est si proche, déjà intégré et dont les coûts sont relativement comparables.
Derrière tout cela se cache la question principale au cœur du programme de Trump. Pour paraphraser, il demande: «Pourquoi, si l’Amérique est la puissance dominante du monde, accepte-t-elle une part si disproportionnée des fardeaux de la mondialisation et reçoit-elle une part si injuste des bénéfices?» Le recours de ces termes exagérés pour définir le statut des Etats-Unis ajoute une autre méthode dans la folie: la mauvaise piste.
Beaucoup d’Américains n’apprécieront peut-être pas les réponses de Trump à la question qu’il pose, mais ce faisant, ils ne remettent pas en cause les hypothèses implicites qui sous-tendent cette question. Les Etats-Unis sont-ils vraiment en déclin? Le problème est-il que le capital états-unien est faible et doit être renforcé, ou est-il déjà trop fort et doit-il être contrôlé? Les principales difficultés auxquelles s’affrontent les masses laborieuses sont-elles liées aux biens qu’ils importent, ou sont-elles d’origine nationale?
Malgré les droits de douane qui font la une des journaux, ce sont les actions intérieures de l’Etat américain et du capital domestique qui ont le plus d’impact sur la qualité de vie de la classe travailleuse. Pendant la Grande Dépression, le président Roosevelt a déclaré: «Nous ne pouvons pas nous contenter […] qu’une partie de notre peuple soit mal nourrie, mal vêtue, mal logée et en situation d’insécurité.» Neuf décennies plus tard, le «nous» de ce sentiment est encore divisé entre les élites qui sont effectivement d’accord avec une telle Amérique et celles qui ne le sont absolument pas. Pourtant, ceux qui sont du côté des perdants restent trop désunis et démoralisés pour réagir; les défaites passées ont fait des ravages.
Pour aborder le phénomène Trump, il est courant de traiter le trumpisme comme un phénomène unique. C’est une exagération. L’ascension d’une extrême droite a précédé celle de Trump, et son essor s’étend bien au-delà des Etats-Unis. Quelque chose de plus ancien que Trump et de plus structurel et similaire semble être en jeu. A cet égard, quatre développements interdépendants ont été particulièrement déterminants: la trajectoire du néolibéralisme, la crise de légitimité, la bipolarisation des options et la montée du nationalisme.
Du libéralisme au néolibéralisme
Le libéralisme était l’expression capitaliste des idéaux des Lumières. Ses principes fondateurs étaient la propriété privée des moyens de production/distribution et l’omniprésence des marchés, y compris les marchés de la main-d’œuvre et de la nature, soit les bases essentielles de la survie humaine. Sur le plan idéologique, le libéralisme affirmait que l’individualisme et l’intérêt de chacun maximiseraient le bien-être de tous. Sur le plan politique, il a permis l’instauration du suffrage, de droits tels que la liberté d’expression et d’association, la protection contre les arrestations arbitraires et des limites à l’intervention du gouvernement dans la société civile.
Le capitalisme libéral n’était cependant pas un projet universaliste, mais de classe. Le droit de vote était subordonné à la possession de biens importants, et les premières tentatives des travailleurs d’agir collectivement ont été considérées comme des conspirations illégales visant à limiter les droits prépondérants du monde des affaires. Aux Etats-Unis, la possession d’une propriété est restée en vigueur jusqu’au dernier tiers du XIXe siècle, mais elle a continué d’exclure les femmes jusqu’au premier quart du XXe siècle et les Noirs jusqu’à la loi sur le droit de vote de 1965. Les droits syndicaux n’ont été établis qu’avec la loi Wagner au milieu des années 1930 [Wagner Act, loi fédérale signée en 1935].
Contenir les travailleurs dans une société où leurs droits étaient considérablement restreints était une chose. Le faire après que les travailleurs ont obtenu le droit de vote, consolidé la syndicalisation et gagné des droits collectifs vitaux grâce aux programmes sociaux en était une autre. La réponse de l’Etat américain à la montée de la classe ouvrière lors de la Grande Dépression a été d’introduire les droits syndicaux et les programmes sociaux – des concessions considérées comme essentielles pour conserver/retrouver la crédibilité du capitalisme.
Dans la période qui a suivi la Seconde Guerre mondiale, les grandes attentes de la classe ouvrière, après les dénis des années 1930 et les sacrifices de l’économie de guerre, ont de nouveau mis la pression sur les classes dirigeantes. Le projet états-unien d’un ordre mondial libéral a renforcé ces pressions car il s’est accompagné d’une restructuration prononcée au niveau national et a nécessité le transfert de fonds nationaux pour relancer le capitalisme à l’étranger.
Le boom de l’après-guerre a permis aux classes dirigeantes d’offrir plus facilement des concessions aux travailleurs et travailleuses. Ces gains étaient toutefois limités, intégrateurs et – sans changements structurels dans rapports de force entre classes – susceptibles d’être inversés. Cependant, à mesure que le boom de l’après-guerre s’estompa et que le capital a cherché à limiter les attentes des travailleurs et à accroître l’autorité des gérants sur le lieu de travail, les concessions du capital ont permis la persistance d’une certaine résistance.
L’Etat américain ne savait pas au début comment réagir à cela sans s’aliéner la classe ouvrière. Après une décennie de tâtonnements, un consensus s’est dégagé. Il était essentiel de renforcer la subordination sociale et des travailleurs aux priorités de l’accumulation du capital. Pour ce faire, il fallait libéraliser la finance, mondialiser la production, mettre un frein à la croissance des programmes sociaux et affaiblir de manière décisive le mouvement syndical.
Ce projet, qui consistait à adapter le libéralisme des premières années du capitalisme aux nouvelles circonstances des acquis politiques de la classe ouvrière, a donné naissance à un libéralisme modifié ou nouveau: le néolibéralisme. Beaucoup l’ont qualifié à tort de dégradation de l’Etat et d’expansion des marchés, mais cette interprétation a mal saisi son essence de classe. Les marchés ont besoin d’Etats, et l’Etat a plutôt été transformé pour limiter certains de ses rôles (programmes sociaux, droits syndicaux, participation démocratique) tout en renforçant d’autres (subventions aux entreprises, interventions dans les grèves, complexe industrie-prison).
La crise de légitimité
Bien que les classes dirigeantes aient d’abord été inquiètes des conséquences d’un démantèlement des récents acquis de la classe ouvrière, une décennie de recherche d’autres solutions les a convaincues que le maintien de l’ordre capitaliste exigeait une attaque frontale contre les classes laborieuses. Il s’est avéré que, bien que le mouvement ouvrier ait fait preuve d’un militantisme syndical important et d’impressionnantes manifestations, il n’était qu’un tigre de papier en matière de poids politique.
Le statu quo n’étant plus une option et en l’absence de base sociale pour faire basculer la situation vers la gauche, la solution à la crise du capitalisme de la fin des années 1970 s’est résumée à la nécessité d’accroître le capitalisme. Adolph Reed [professeur à l’Université de Pennsylvanie, dans son article de Jacobin du 5 avril 2023] a résumé le résultat en ces termes: «un capitalisme sans opposition de la classe ouvrière». Le fait de devoir «soudoyer» les travailleurs a été remplacé par quelque chose de bien moins coûteux: le fatalisme de la classe ouvrière. «Il n’y a pas d’alternative» est devenu le slogan du capitalisme.
Pendant un certain temps, les familles ouvrières ont trouvé des moyens de survivre à l’agression. Les femmes actives ont travaillé plus longtemps; les femmes au foyer sont entrées sur le marché du travail. Les étudiants ont pris du temps sur leurs études pour travailler (généralement dans des emplois précaires et mal payés). Les familles se sont endettées. Mais ces adaptations individualisées ont atrophié la résistance commune, renforçant l’affaiblissement de la force collective de la classe.
L’aliénation croissante et les frustrations grandissantes ont provoqué une crise de légitimité. La colère ne s’adressait pas au capitalisme et aux capitalistes, mais plutôt aux gouvernements élus, aux agences d’Etat et aux partis politiques qui étaient censés défendre les travailleurs et travailleuses contre les turpitudes les plus extrêmes du capitalisme. La crise de légitimité se manifesta sous la forme d’une crise politique.
De nombreux marxistes ont insisté sur le fait que la cause sous-jacente résidait dans le déclin économique. Mais les bénéfices des entreprises états-uniennes ont été remarquables, et les investissements non immobiliers [biens de production], bien qu’ils n’aient pas suivi la croissance des bénéfices, ont augmenté en moyenne de plus de 3% en termes réels entre leur pic avant les crises de 2008-2009 et 2024.
La tension résidait plutôt dans le contraste – et le lien – entre la réussite des capitalistes et la pauvreté de la majorité de la population. La crise de légitimité politique qui s’ensuivit a favorisé un changement radical, mais seule la droite a su en tirer parti. Cela a culminé avec l’élection de Trump.
La bipolarisation des options
La crise de légitimité est intimement liée à une bipolarisation des options. La volonté persistante du capitalisme de «se nicher partout, de s’installer partout» l’a conduit à pénétrer toutes les institutions, à imprégner la culture quotidienne, à déformer nos perceptions et à créer et recréer constamment une classe laborieuse qu’il peut tolérer. Il est ainsi devenu encore plus difficile de s’opposer au capitalisme.
Les réformateurs se tournent souvent avec nostalgie vers les années d’or du capitalisme d’après-guerre comme alternative avérée. Mais même si nous nous contentions de revenir à cette époque, il faudrait pour cela faire machine arrière sur une grande partie des changements économiques intervenus depuis: la mondialisation, la restructuration de la production, la croissance du pouvoir des entreprises et de la finance. Ce serait une entreprise particulièrement radicale.
De plus (et mis à part le fait que cette époque n’était pas si merveilleuse que ça), nous devons faire face au constat que les années 1950 et 1960 se sont soldées par un échec. Elles ne constituaient pas une option durable sans l’apport d’autres changements bien plus radicaux. Pour le capital et l’Etat, cela a impliqué le virage néolibéral. La gauche au sens large a refusé ou a simplement été incapable de s’y attaquer et a été mise de côté. L’expression politique de cette bipolarisation des options est le dépérissement, pratiquement partout, de la social-démocratie. En l’absence de volonté et de capacité à transformer les structures du pouvoir sur les lieux de travail et dans l’Etat, ses réformes se sont avérées ténues.
Penser (et agir) en grand est aujourd’hui une condition même pour gagner à petite échelle. Cette tactique exige de développer un sens des réalités distinct de celui du capital et de respecter les travailleurs en tant que personnes ayant des potentiels au-delà du vote périodique, du porte-à-porte et du financement de campagnes par l’intermédiaire de leurs syndicats. La politique électorale est bien sûr utile, mais seulement si une base sociale puissante est déjà en place. Construire une telle base ne peut se faire dans les délais serrés et l’esprit de compromis des campagnes électorales, qui cherchent à mobiliser la classe ouvrière telle qu’elle est, et non à jouer un rôle de premier plan dans la construction de la classe ouvrière telle qu’elle pourrait être.
En l’absence d’un projet plus vaste d’éducation et d’organisation visant à créer une classe ouvrière dotée de la compréhension, de la vision indépendante, de la confiance et des capacités organisationnelles/stratégiques essentielles à la transformation de la société, la social-démocratie se dissout dans le «crétinisme parlementaire» dont parlait Marx. Elle fuit le socialisme au lieu de le défendre et considère sa base ouvrière comme acquise afin de gagner en crédibilité (légitimité) auprès de certains secteurs des milieux d’affaires.
Les démocrates de Biden semblaient reconnaître le prix politique d’un électorat aliéné et osaient parfois parler de la fin du néolibéralisme. Mais les réformes qu’ils ont introduites n’ont pas été à la hauteur de ce qu’impliquerait un véritable changement de cap. Au moment où nous écrivons ces lignes, le Parti démocrate n’a jamais été aussi mal noté. Le Nouveau Parti démocratique (NPD) canadien, social-démocrate, est également au plus bas, et les partis sociaux-démocrates européens connaissent depuis longtemps le même sort.
La bipolarisation des options s’applique également à la droite. La droite peut mobiliser les ressentiments et la colère par des appels nationalistes, mais elle ne peut pas tenir ses promesses car cela nécessiterait de remettre en question les prérogatives du capital. Malgré une rhétorique occasionnelle affirmant le contraire, la droite est trop intégrée idéologiquement et institutionnellement au grand capital pour pouvoir rompre avec lui. C’est pourquoi une partie de la base populaire de Trump se retourne ou peut se retourner contre lui.
Nationalisme
La mondialisation n’a pas érodé le rôle des Etats-nations, mais les a plutôt rendus plus importants que jamais. Sous l’égide de l’Etat américain, tous les Etats capitalistes ont fini par assumer la responsabilité d’établir – et de légitimer – les conditions de l’accumulation mondiale sur leur propre territoire et de convenir alors mutuellement des règles qui les liaient.
La souveraineté des Etats au sein de l’ordre dirigé par les Etats-Unis était une souveraineté libérale, et non populaire. Elle était assortie de conditions, comme indiqué précédemment: le caractère sacré de la propriété privée des moyens de production et de distribution, des marchés plus libres et un traitement égal du capital étranger et national. Le rôle actif des Etats-nations a contribué à maintenir vivant le sentiment nationaliste, et le développement inégal de la mondialisation a suscité des ressentiments qui ont fait de la résurgence de la réaction nationaliste une possibilité permanente.
La revendication socialiste d’une souveraineté substantielle ou populaire supérieure aux droits de propriété privée impliquait une restructuration économique radicale qui soulevait la nécessité d’une planification et d’un réexamen des priorités nationales. Cela représentait un défi à la fois à l’ordre mondial dirigé par les Etats-Unis et pour les classes capitalistes nationales, en particulier celles qui étaient les plus intégrées dans la mondialisation.
La droite pouvait bien se plaindre du statut de son pays au sein du capitalisme mondial. Mais comme elle n’était pas prête à assumer véritablement son propre pouvoir ou à contester la mondialisation elle-même, elle a essentiellement accepté les règles de l’Empire états-unien et exprimé son nationalisme économique en termes de renforcement de la compétitivité nationale. Son nationalisme populiste a détourné l’attention de la mondialisation en soi pour la concentrer sur son impact en termes d’augmentation de l’immigration.
La situation aux Etats-Unis est particulière car l’empire états-unien a le pouvoir de canaliser le nationalisme américain pour modifier l’équilibre des coûts et des avantages en sa faveur. En d’autres termes, il peut critiquer de manière populiste l’impact de la mondialisation sur l’emploi et les communautés ainsi que l’afflux d’immigrants, puis agir pour modifier la mondialisation sans la quitter. Mais les tactiques de mobilisation utilisées et les mécanismes employés pour faire pression sur les autres Etats afin qu’ils acceptent des règles et des conditions spéciales pour les Etats-Unis comportent des risques pour la nature même de l’impérialisme américain.
Des contradictions essentielles
Ce qui distingue Trump des autres présidents états-uniens, c’est sa détermination agressive à détruire l’Etat et à utiliser les droits de douane comme un outil pour obtenir des avantages.
Remplacer les chefs des agences d’Etat par des fidèles de Trump n’est pas comme couper la tête d’un poulet. L’institution continue d’exister, tout comme la nécessité d’un éventail de fonctions étatiques développées au fil de l’histoire qui répondent à la fois aux besoins sociaux et capitalistes. Une réduction aveugle ne mettra pas fin à la bureaucratisation, mais créera plutôt une nouvelle bureaucratie, plus étroitement clientéliste et autoritaire, avec des conflits permanents au sein des agences et entre elles, entraînant chaos, dysfonctionnements, bévues, dommages permanents, ainsi que des résistances sous la forme de fuites d’informations stratégiques de l’intérieur de l’Etat.

En ce qui concerne les droits de douane, qui sont pour Trump et ses conseillers le Saint Graal pour rendre à l’Amérique sa grandeur, trois points méritent d’être soulignés. Premièrement, si les droits de douane sont une taxe de vente sur les marchandises étrangères destinée à redistribuer les emplois dans le monde, ils ont également des répercussions sur la répartition nationale des revenus. Prenons la réaction d’Amazon et de Walmart, les deux plus grands employeurs des Etats-Unis.
Lorsque ces entreprises importent des marchandises de Chine (leur principal fournisseur), le gouvernement ajoute des droits de douane au coût des marchandises. Cela augmente les coûts des entreprises et est répercuté, en tout ou en partie, sur leurs clients. Contrairement à un impôt sur le revenu, cette taxe ne dépend pas de vos revenus; les riches et les pauvres paient le même prix pour les marchandises. Mais l’histoire ne s’arrête pas là. Ce qui compte au moins autant, c’est comment le gouvernement va utiliser les recettes qu’il a perçues. Elles ne serviront certainement pas à améliorer les programmes sociaux et les infrastructures nécessaires; Trump et Musk sont trop occupés à les sabrer.
Au lieu de cela, les fonds collectés grâce aux droits de douane seront utilisés par l’administration Trump pour compenser la perte de revenus due aux réductions d’impôts promises par Trump à ses riches amis. Ainsi, au lieu de mettre fin à l’inflation dès le premier jour, Trump l’aggrave. Et au lieu de répondre aux préoccupations populaires, il utilise l’argent prélevé principalement sur les travailleurs pour rendre les richissimes encore plus riches (et plus sordides).
Deuxièmement, bien que les droits de douane soient parfois justifiés pour défendre l’emploi ou, comme dans les pays du Sud, pour créer le temps et l’espace nécessaires à l’instauration d’un développement économique, s’ils constituent la seule réponse au lieu de faire partie d’un ensemble plus large de politiques, le résultat risque de ne pas correspondre à l’intention. Au milieu des années 1980, Ronald Reagan a imposé des quotas sur les voitures japonaises pour les forcer à produire aux Etats-Unis plutôt que de se contenter d’expédier des véhicules depuis le Japon. Le soutien enthousiaste des travailleurs américains de l’automobile, compréhensible compte tenu de leurs options, ne leur a toutefois pas apporté la sécurité attendue.
Les emplois ne sont pas allés là où les travailleurs et travailleuses de l’automobile subissaient des fermetures. Ils se sont déplacés dans le Sud des Etats-Unis. Les entreprises japonaises, ayant l’avantage de disposer d’usines nouvellement construites (aux Etats-Unis) sans coûts hérités du passé pour les retraités, sans syndicats pour représenter les travailleurs, et jouant les Etats les uns contre les autres pour obtenir d’importantes subventions, ont augmenté leur part de marché. Cela a entraîné de nouvelles pertes d’emplois dans le Nord des Etats-Unis. Bientôt, les usines japonaises non syndiquées, et non l’UAW, ont fixé les normes de l’industrie.
Pour en revenir à l’exemple chinois, puisque c’est là que s’est concentrée une grande partie de la colère suscitée par les pertes d’emplois, taxer les produits chinois ne les fera pas être produits aux Etats-Unis. Les acheteurs se tourneront plutôt vers d’autres pays où les coûts sont un peu plus élevés qu’en Chine, mais toujours bien moins chers qu’aux États-Unis en raison de leur stade de développement. On l’a vu avec les précédents droits de douane imposés à la Chine, qui ont quelque peu réduit ses exportations vers les Etats-Unis. Mais cela a été suivi par une explosion des exportations vers les Etats-Unis en provenance du reste de l’Asie. Ajoutez à cela les représailles contre les exportations états-uniennes et les interruptions dans les chaînes d’approvisionnement qui affectent toutes sortes d’autres emplois aux Etats-Unis. Il en résulte une inflation plus élevée, davantage de perturbations dans l’économie et peu d’impact sur les emplois états-uniens.
Ceci nous amène à un troisième point. Les droits de douane sont un moyen de détourner l’attention des problèmes plus importants auxquels sont confrontés les travailleurs et travailleuses des Etats-Unis, des problèmes intimement liés à l’offensive néolibérale contre les travailleurs évoquée plus haut et qui est toujours en cours. Le commerce est important, mais l’impact antagoniste et substantiellement antidémocratique au niveau national des décisions des entreprises et du gouvernement l’est encore plus. Ces conséquences vont de l’absence de soins de santé universels à un accès inadéquat à l’enseignement supérieur et au logement abordable jusqu’au refus de faire de la syndicalisation un droit démocratique fondamental.
Les échecs du système économique et politique états-unien à agir de manière cohérente sur la transition vers les véhicules électriques, une dimension relativement mineure de la crise environnementale qui aura un impact majeur sur les travailleurs et travailleuses de l’automobile et les autres travailleurs, sont également pertinents ici. Dans les années 1950, les Etats-Unis produisaient environ les trois quarts de tous les véhicules à essence dans le monde. Aujourd’hui, la Chine, pour des raisons qui vont bien au-delà des questions commerciales, fabrique à peu près la même proportion de véhicules électriques dans le monde. Les raisons, et donc les solutions, vont bien au-delà des droits de douane.
Une réinitialisation impériale?
Au cours des huit dernières décennies, l’Empire américain d’après-guerre a été la poule aux œufs d’or pour le capitalisme états-unien et une grande partie du capitalisme mondial. Son essor a été une réponse aux échecs cauchemardesques du capitalisme international au cours des trois décennies précédentes: deux guerres mondiales, la Grande Dépression, une réaction nationaliste monstrueuse. L’objectif était de créer un capitalisme relativement stable et intégré au niveau mondial, non pas fondé sur la force brute mais sur l’acceptation de la souveraineté formelle de tous les Etats et de relations économiques internationales fondées sur des règles.
Les ressentiments et les frustrations qui se sont accumulés aux Etats-Unis au cours des dernières décennies ont créé une ouverture politique qui a conduit à l’ascension de Trump. Canalisant les frustrations vers l’extérieur plutôt que vers la lutte des classes intérieure contre les travailleurs, Trump a promis de rééquilibrer les coûts et les avantages internationaux en faveur des Etats-Unis: un projet difficile mais possible qui a obtenu le soutien de la majorité de la population.
Le capitalisme états-unien, en revanche, se concentrait sur les avantages qu’il tirerait d’une deuxième présidence Trump. Il a largement ignoré les diatribes préélectorales de Trump sur le commerce, les considérant comme des effets de manche. Des droits de douane judicieux et temporaires auraient pu être acceptables, mais la charge débridée de Trump dès le départ risquait de démanteler l’Empire. Son imposition de droits de douane à la volée a rendu les représailles inévitables, et son acharnement à montrer qu’il est sérieux entraînera une augmentation des droits de douane à des degrés plus élevés. La militarisation des droits de douane par Trump pour imposer d’autres concessions non commerciales ajoute à l’animosité et au chaos.
Et comme le commerce est indissociable de l’évolution des taux de change, des contrôles des capitaux pourraient également suivre. Par le passé, l’incertitude mondiale avait tendance à accélérer les flux financiers internationaux vers la sécurité de la place états-unienne, augmentant la valeur du dollar mais rendant les biens produits aux Etats-Unis moins compétitifs. Aujourd’hui, ces flux pourraient surprendre et s’inverser, entraînant la panique sur les marchés et une hausse des taux d’intérêt américains. Dans tous les cas, une nouvelle étape dans le réaménagement de l’ordre mondial pourrait suivre: des contrôles des capitaux et une réduction négociée du taux de change du dollar à l’échelle mondiale.
Les Etats-Unis n’ont bien sûr jamais hésité, même dans le cadre de l’«ordre fondé sur des règles», à intimider le Sud ou un partenaire particulier lorsqu’ils le jugeaient nécessaire. Ce qui distingue la période actuelle, c’est la mesure dans laquelle l’agressivité récente de Trump est dirigée contre les alliés des Etats-Unis. Le discrédit qui en résulte pour le leadership américain rendra encore plus difficile toute fin négociée de la guerre des tarifs douaniers et le rétablissement de l’ordre mondial.
Certains se réjouiront de cette éventuelle dislocation de l’empire américain sous l’effet des représailles. Mais le rappel de la réalité de l’entre-deux-guerres devrait nous faire réfléchir. En l’absence d’une gauche puissamment organisée, il n’y a pas peu de raisons de s’attendre à ce que les économies soient plongées dans le chaos, que les boucs émissaires et le nationalisme soient mobilisés et que les pratiques démocratiques soient écartées.
Conclusion: la gauche fanée dépérira-t-elle?
Quelles que soient les inclinations de Trump, sans capacité à tenir ses promesses économiques et à échapper au chaos tarifaire, ses problèmes s’aggraveront. Une bonne partie de sa base populaire commence déjà à s’impatienter et une grande partie de ses partisans capitalistes s’énervent. La réponse des socialistes doit commencer par ce que nous ne devons pas faire.
Même si nous préférerions que Trump perde face aux démocrates, nous devons nous garder de croire que les démocrates actuels ou futurs sont le vecteur d’un monde meilleur. Les acclamer à nouveau reviendrait à rétablir un statu quo si récemment critiqué, ce qui consoliderait une chute des perspectives alors que nous avons particulièrement besoin de les améliorer. Il en va de même pour ce qui est de comprendre ce que l’activité électorale peut faire et ce qu’elle ne peut pas faire. Les élections n’ont de sens que s’il existe une base sociale capable de les faire aboutir. C’est l’existence d’une telle base qui rend les élections utiles.
Cela ne signifie pas que nous devons consacrer notre énergie à encourager chaque victoire locale et sporadique comme un signe que nous avons «franchi un cap» et appeler à un vague «renforcement du mouvement». La résistance et la solidarité sont fondamentales pour tous les progrès sociaux et méritent d’être saluées. Mais extrapoler à partir de victoires partielles – il n’y a pas de victoires totales dans le capitalisme – pour fantasmer des tournants radicaux ou une révolution imminente constitue des obstacles à la recherche des réponses complexes à ce qui nous échappe depuis si longtemps. De même, donner le statut de mouvement à des groupes qui surgissent de temps en temps et montrent des potentiels d’organisation mais n’ont pas la capacité institutionnelle de se maintenir nuit à la compréhension de ce que signifierait la construction de mouvements efficaces.
D’un point de vue analytique, nous devons comprendre que la rivalité interimpérialiste et un vague internationalisme ne feront pas le gros du travail à notre place. La menace fondamentale qui pèse sur le capitalisme international ne réside pas tant dans le conflit entre les Etats que dans les conflits au sein des Etats et dans la manière dont ils se répercutent ensuite au niveau international.
Le trumpisme – qui n’est pas le résultat du conflit entre le capital états-unien et le capital européen, canadien ou chinois, mais plutôt le résultat du néolibéralisme aux Etats-Unis – est révélateur à cet égard. Une sensibilité internationaliste est bien sûr fondamentale pour l’universalisme du socialisme. Mais comme Marx et Engels l’ont noté, la lutte peut être internationale dans son essence, mais dans la pratique elle commence chez soi. Si nous ne sommes pas organisés chez nous, nous ne pourrons pas faire grand-chose pour les autres à l’échelle internationale.
Enfin, nous devons cesser de qualifier de «réductionnisme de classe» l’identification de la tâche principale de la gauche comme étant la construction d’une force sociale de la classe laborieuse. Si la classe laborieuse n’est pas convaincue de s’organiser pour la transformation sociale, nous pouvons oublier de parler de remplacer le capitalisme par quelque chose de radicalement meilleur. Il est essentiel de s’attaquer aux inégalités au sein de la population, qu’elles soient fondées sur le sexe, la race, l’origine ethnique, le niveau de revenu, etc. Mais ces luttes sont plus pertinentes si elles visent à surmonter les inégalités entre les travailleurs et travailleuses afin de construire une véritable classe. Sans cet objectif, nous nous retrouvons à morceler la classe et à détourner les fragments de la lutte contre l’ennemi principal: le capitalisme.
Nous devons avant tout affronter le fait que nous sommes, dans tous les pays, en train de repartir de zéro. Aux Etats-Unis, cela signifie entamer la longue marche pour reconstruire une gauche, en dehors des carcans du Parti démocrate, une gauche capable de répondre aux préoccupations d’une classe ouvrière désorientée et démoralisée. Sur le plan institutionnel, cela signifie que nous devons nous organiser pour devenir socialistes et construire une force sociale dotée des capacités collectives nécessaires pour se défendre, comprendre que les limites auxquelles elle est confrontée ne sont pas des raisons de reculer, mais des raisons d’élargir la lutte, et avoir suffisamment confiance en nous pour rêver nos propres rêves et agir en conséquence. Tout ce que nous faisons doit être jugé principalement en fonction de sa contribution à cet objectif. (Article publié sur le site NONsite.org le 31 mars 2025; traduction rédaction A l’Encontre)
Sam Gindin est un auteur et militant qui a été directeur de la recherche pour le syndicat des Travailleurs canadiens de l’automobile de 1974 à 2000. Il est co-auteur (avec Leo Panitch) de The Making of Global Capitalism (Verso), et co-auteur avec Leo Panitch et Steve Maher de The Socialist Challenge Today (édition augmentée et mise à jour par Ed. Haymarket). Le titre de l’article «L’homme qui voulut être roi» fait référence à un film qui adaptait une nouvelle de Rudyard Kipling datant de 1888.
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