Par Boris Kagarlitsky
[Note de Links. Dans ce nouvel article envoyé depuis la colonie pénitentiaire où il purge actuellement une peine de cinq ans pour «justification du terrorisme», Boris Kagarlitsky analyse la relation entre les citoyens russes ordinaies (hommes et femmes) et l’Etat. Son analyse permet d’expliquer l’absence d’opposition intérieure active face à l’orientation agressive présente de l’Etat russe – une situation encore exacerbée par les mesures répressives sévères prises contre des dissidents, comme le montre le cas de Kagarlitsky lui-même. Cet article a été publié d’abord en russe sur le site Rabkor– contraction de Rabotchi korrespondent, Correspondant des travailleurs – le 8 octobre, traduit en anglais par Dmitry Pozhidaev pour LINKS International Journal of Socialist Renewal.]
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Il y a plusieurs années, à une époque où régnait la paix, j’ai eu l’occasion d’analyser un groupe de discussion constitué dans une petite ville de province. Tout au long de la discussion, tout le monde a maudit les autorités avec des termes très durs. Mais à la question de savoir comment ils allaient voter, tous ont répondu unanimement: «Bien sûr, pour la Russie unie.» Cette réponse a naturellement étonné le modérateur.
Pourtant, la position des participant·e·s était logique en son genre. Ils percevaient simplement les élections d’une manière très différente de celle décrite dans la théorie politique. Nous pensions naïvement que les élections étaient organisées pour former (et changer) le gouvernement. Mais nous avons découvert que, pour eux, la signification était complètement différente. A travers la consultation électorale, les autorités testent la loyauté des citoyens. Et s’ils votent mal, ils seront punis. Cependant, les gens sont intelligents et ne se laissent pas piéger par les manipulations; ils votent donc comme il se doit. En général, le jour des élections ressemble à un examen national organisé tous les deux ans pour l’ensemble de la population adulte. En 2011, l’examen a failli échouer, mais tout s’est bien passé. Il y a tout de même eu quelques «élèves qui ont échoué», à l’exemple de ceux de Khabarovsk, qui en conséquence ont été sanctionnés. [En décembre 2011, les résultats des législatives ont été contestés dans diverses villes, entre autres à Khabarovsk, ville de 600’000 habitants dans l’Extrême-Orient russe.]
Une telle attitude à l’égard du pouvoir peut sembler quelque peu étrange. Mais cela ne semble pas se produire très souvent dans d’autres pays «exotiques». J’ai interrogé un collègue de l’Institut d’Amérique latine sur les peuples indigènes de cette région. Comment perçoivent-ils le pouvoir? Hélas, il n’y a rien de tel que l’attitude envers l’Etat propre à la Russie. Depuis l’époque des conquistadors, les peuples indigènes considèrent l’Etat comme une force étrangère et hostile et, dans la mesure du possible, lui tournent le dos. En revanche, dans notre pays, l’Etat est perçu comme une force à caractère objectif, un phénomène naturel. Vous aimez un climat froid? Un orage de grêle qui a ruiné vos récoltes? Un orage qui a brûlé votre grange? Bien sûr que non. Nous sommes très contrariés. Mais ce n’est pas une raison pour protester!
Avec une telle vision des réalités, toute tentative de s’engager utilement dans la politique semble, au mieux, étrange, et au pire, folle. Et peu importe qu’il s’agisse d’une politique pro-gouvernementale ou d’une politique d’opposition. Toute action consciente est tout aussi insensée et absurde, que l’on soutienne le gouvernement ou que l’on s’y oppose (après tout, vous n’essaieriez pas de hâter l’arrivée de l’été – il arrivera sans votre aide). On peut résoudre des problèmes personnels: faire carrière dans l’administration; vendre des parapluies en automne ou des T-shirts en été, en profitant des conditions météorologiques favorables.
Du point de vue de la science politique, il semble absurde que les fonctionnaires disent: « Si vous n’aimez pas notre gouvernement, allez vivre dans un autre pays.» Mais le citoyen ordinaire est tout à fait d’accord avec une telle déclaration. Il ne dira même pas que les choses sont meilleures dans un autre pays. Bien sûr! Après tout, si vous n’aimez pas les hivers rigoureux, vous pouvez déménager dans un pays au climat plus doux, n’est-ce pas? Tout est logique.
La particularité de la compréhension du pouvoir par le citoyen ordinaire ne réside pas dans le fait qu’il est inutile de protester ou qu’il est impossible de changer les dirigeants. Ce n’est pas l’essentiel. De plus, l’expérience personnelle atteste que le pouvoir et le gouvernement parfois changent . Même si, pour une raison ou une autre, ils changent généralement pour le pire, sans notre participation et pour des raisons qui dépassent l’entendement humain. Le problème principal est que le pouvoir ne peut pas être amélioré. De quelque manière que ce soit il est impossible de l’influencer positivement. Les révolutions et les coups d’Etat se produisent par eux-mêmes, mais il est impossible d’imaginer des réformes positives, surtout avec le soutien de la société. L’imagination n’est tout simplement pas suffisante pour cela. Il est plus facile d’envisager l’apocalypse.
A cet égard, les illusions du citoyen russe ordinaire et du citoyen occidental sont diamétralement opposées. Un citoyen européen ou états-unien vous rappellera fièrement qu’il est électeur et contribuable, et que le pouvoir dépend donc de lui; après tout, c’est lui qui le nomme et le remplace si nécessaire. Il est clair que la réalité dément constamment de tels points de vue. Dans la plupart des cas, seuls les visages à la télévision changent. Et si l’on veut vraiment changer quelque chose, il ne suffit pas de déposer dans une urne, tous les deux ans, un bulletin de vote portant le nom de son parti préféré.
Comme le citoyen russe ordinaire est totalement libéré de ces illusions démocratiques, il se sent très intelligent, sobre et avisé. Cependant, tout en se réconciliant avec l’Etat en tant que force naturelle, incontrôlable et incompréhensible, ils ne se sentent pas aliénés par lui. Le pouvoir est tout à fait «le leur» et il faut absolument lui demander quelque chose. Il ne vous donnera probablement rien, mais cela vaut la peine d’espérer. Ici, tout se passe comme dans le conte de fées Morozko (Grand-père Gel). Comme nous le savons, Grand-père Gel, contrairement au personnage moderne du Nouvel An, copié en grande partie sur le Saint-Nicolas anglo-états-unien, punit sévèrement toute expression de mécontentement à l’égard du froid qu’il crée, mais peut récompenser la soumission et la patience [1]. Comme la soumission est bien présente ici, il est permis d’espérer une récompense. Si elle ne vient pas, le problème vient de nous-mêmes (nous n’avons pas été reconnus ou appréciés). C’est pourquoi des formes de protestation aussi singulières se sont répandues en Russie: grèves de la faim et même menaces de suicide collectif. Curieusement, cela fonctionne. Les fonctionnaires, qui ne prêtent pas beaucoup d’attention à la «population soumise», commencent à la remarquer si les gens se montrent prêts à sauter du toit ou à se détruire par d’autres moyens. Une protestation massive des citoyens russes ordinaires, si elle était possible, prendrait la forme d’un suicide à l’échelle nationale.
Le lecteur pourrait se demander: «La situation est-elle aussi grave que cela?» Mais pourquoi pensez-vous que les choses vont si mal? Après tout, si un gouvernement progressiste arrivait soudainement au pouvoir, le citoyen ordinaire s’y soumettrait aussi docilement que face à un gouvernement réactionnaire. C’est simplement que la météo a changé et qu’elle est devenue plus agréable.
Heureusement, le citoyen ordinaire décrit ici ne constitue pas la totalité de la population russe. Ni même la majorité. Il est tout à fait possible qu’un changement de climat politique conduise au développement d’une nouvelle conscience. Mais pour chaque cas particulier, il existe une réponse simple et concrète: cesser d’être un citoyen ordinaire et commencer à agir. En d’autres termes, devenir un citoyen non seulement de nom, mais aussi d’essence. (Traduction rédaction A l’Encontre)
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[1] Kagarlitsky fait référence ici au conte de fées russe Morozko, dans lequel Grand-père Gel met à l’épreuve deux jeunes filles avec un froid de plus en plus glacial. Celle qui résiste à l’épreuve est généreusement récompensée (et se marie), tandis que celle qui se plaint du froid est sévèrement punie. (Réd. Links)
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