Dossier-écologie. Marx, le communisme et la décroissance — A propos du nouveau livre de Kohei Saito: «Marx in the Anthropocene»

Par Daniel Tanuro

Kohei Saito remet le couvert. Dans  La nature contre le capital. L’écologie de Marx dans sa critique inachevée du capital  (Ed. Syllepse, Page2, et M, 2021), le marxologue japonais montrait comment le Marx de la maturité, conscientisé à l’impasse écologique capitaliste par les travaux de Liebig et de Frass, avait rompu avec le productivisme [1]. Son ouvrage qui suit, Marx in the Anthropocene. Towards the Idea of Degrowth Communism (Cambridge University Press, 2023), prolonge la réflexion [2].

Ce livre est remarquable et utile en particulier sur quatre points: la nature de classe, foncièrement destructive, des forces productives capitalistes; la supériorité sociale et écologique des sociétés (dites) «primitives», sans classes; le débat sur nature et culture avec Bruno Latour et Jason Moore, notamment; la grosse erreur, enfin, des «accélérationnistes» qui se réclament de Marx pour nier l’impérieuse nécessité d’une décroissance. Ces quatre points sont d’une importance politique majeure aujourd’hui, non seulement pour les marxistes soucieux d’être à la hauteur du défi écosocial lancé par la crise systémique du capitalisme, mais aussi pour les activistes écologiques. Le livre a les mêmes qualités que le précédent: il est érudit, bien construit, subtil et éclairant dans la présentation de l’évolution intellectuelle de Marx après 1868. Il a malheureusement aussi le même défaut: il présente pour acquis ce qui n’est qu’hypothèse. Une fois encore, Saito force le trait à vouloir trouver chez Marx la parfaite anticipation théorique des combats d’aujourd’hui. [3]

 Au commencement était la «faille métabolique»

La première partie de Marx in the Anthropocene approfondit l’exploration du concept marxien de «faille métabolique» («hiatus métabolique» dans la version française du Capital). [4] Saito se place ici dans le sillage de John B. Foster et de Paul Burkett, qui ont montré l’immense importance de cette notion. [5] Saito enrichit le propos en mettant en évidence trois manifestations du phénomène – perturbation des processus naturels, faille spatiale, hiatus entre les temporalités de la nature et du capital – auxquelles correspondent trois stratégies capitalistes d’évitement – les pseudo-solutions technologiques, la délocalisation des catastrophes dans les pays dominés, et le report de leurs conséquences sur les générations futures (p.29 et sq.).

Le chapitre 1 se penche plus particulièrement sur la contribution au débat du marxiste hongrois István Mészáros, que Saito estime décisive dans la réappropriation du concept de métabolisme à la fin du 20e siècle. Le chapitre 2 est focalisé sur la responsabilité d’Engels qui, en éditant les Livres II et III du Capital, aurait diffusé une définition du «hiatus métabolique» tronquée, sensiblement différente de celle de Marx. Pour Saito, ce glissement, loin d’être fortuit, traduirait une divergence entre la vision écologique d’Engels – limitée à la crainte des «revanches de la nature» – et celle de Marx – centrée sur la nécessaire «gestion rationnelle du métabolisme» par la réduction du temps de travail. Le chapitre 3, tout en rappelant les ambiguïtés de György Lukács, rend hommage à sa vision du développement historique du métabolisme humain-nature à la fois comme continuité et comme rupture. Pour Saito, cette dialectique, inspirée de Hegel («identité entre l’identité et la non-identité») est indispensable pour se différencier à la fois du dualisme cartésien – qui exagère la discontinuité entre nature et société – et du constructivisme social – qui exagère la continuité (l’identité) entre ces deux pôles et ne peut, du coup, «révéler le caractère unique de la manière capitaliste d’organiser le métabolisme humain avec l’environnement» (p. 91).

Dualisme, constructivisme et dialectique

La deuxième partie de l’ouvrage jette un regard très (trop?) critique sur d’autres écologies d’inspiration marxiste. Saito se démarque de David Harvey dont il épingle la «réaction négative surprenante face au tournant écologique dans le marxisme». De fait, Marx in the Anthropocene rapporte quelques citations «surprenantes» du géographe étasunien: Harvey semble convaincu de «la capacité du capital à transformer toute limite naturelle en barrière surmontable»; il confesse que «l’invocation des limites et de la rareté écologique (…) (le) rend aussi nerveux politiquement que soupçonneux théoriquement»; «les politiques socialistes basées sur l’idée qu’une catastrophe environnementale est imminente» seraient pour lui «un signe de faiblesse». Géographe comme Harvey, Neil Smith «montrerait la même hésitation face à l’environnementalisme», qu’il qualifie de «apocalypsisme». Smith est connu pour sa théorie de «la production sociale de nature». Saito la récuse en estimant qu’elle incite à nier l’existence de la nature comme entité autonome, indépendante des humains: c’est ce qu’il déduit de l’affirmation de Smith que «la nature n’est rien si elle n’est pas sociale» (p. 111). D’une manière générale, Saito traque les conceptions constructivistes en posant que «la nature est une présupposition objective de la production». Il ne fait aucun doute que cette vision était aussi celle de Marx. Le fait incontestable que l’humanité fait partie de la nature ne signifie ni que tout ce qu’elle fait serait dicté par sa «nature», ni que tout ce que la nature fait serait construit par «la société».

Destruction écologique: les «actants» ou le profit?

Dans le cadre de cette polémique, l’auteur consacre quelques pages très fortes à Jason Moore. Il admet que la notion de Capitalocène «marque une avancée par rapport au concept de ‘production sociale de nature’», car elle met l’accent sur les interactions humanité/environnement. Il reproche cependant à Moore d’épouser que les humains et les non-humains seraient des «actants» travaillant en réseau à produire un ensemble intriqué – «hybride» comme dit Bruno Latour. C’est un point important. En effet, Moore estime que distinguer une «faille métabolique» au sein de l’ensemble-réseau est un contresens, le produit d’une vision dualiste. Or, la notion de «métabolisme» désigne la manière dont les organes différents d’un même organisme contribuent spécifiquement au fonctionnement du tout. Elle est donc aux antipodes du dualisme (comme du monisme d’ailleurs) et on en revient à la formule de Hegel: il y a «identité de l’identité et de la non-identité». Marx in the Anthropocene s’attaque aussi aux thèses de Moore par un autre biais – celui du travail. Pour Moore, en effet, le capitalisme est mû par l’obsession de la «Cheap Nature» (nature bon marché) qui englobe selon lui la force de travail, l’énergie, les biens alimentaires et les matières premières. Moore se réclame de Marx, mais il est clair que sa «Cheap nature» escamote le rôle exclusif du travail abstrait dans la création de (sur)valeur, ainsi que le rôle clé de la course à la survaleur dans la destruction écologique. Or, la valeur n’est pas un «actant hybride» parmi d’autres. Comme dit Saito, elle est «purement sociale» et c’est par son truchement que le capitalisme «domine les processus métaboliques de la nature» (pp. 121-122).

Il est clair en effet que c’est bien la course au profit qui creuse la faille métabolique, notamment en exigeant toujours plus d’énergie, de force de travail, de produits agricoles et de matières premières «bon marché». De toutes les ressources naturelles que le capital transforme en marchandises, la force de travail «anthropique» est évidemment la seule capable de créer un indice aussi purement «anthropique» que la valeur abstraite. Comme le dit Saito: c’est «précisément parce que la nature existe indépendamment de et préalablement à toutes les catégories sociales, et continue à maintenir sa non-identité avec la logique de la valeur, (que) la maximisation du profit produit une série de disharmonies au sein du métabolisme naturel». Par conséquent, la «faille n’est pas une métaphore, comme Moore le prétend. La faille existe bel et bien entre le métabolisme social des marchandises ainsi que de la monnaie, et le métabolisme universel de la nature» (ibid). «Ce n’est pas par dualisme cartésien que Marx a décrit d’une manière dualiste la faille entre le métabolisme social et le métabolisme naturel – de même que la faille entre le travail productif et le travail improductif. Il l’a fait consciemment, parce que les relations uniquement sociales du capitalisme exercent un pouvoir extranaturel (alien power) dans la réalité; une analyse critique de cette puissance sociale requiert inévitablement de séparer le social et le naturel en tant que domaines d’investigation indépendants et d’analyser ensuite leur emboîtement.» (p. 123) Imparable. Il ne fait aucun doute, encore une fois, que cette vision de «l’emboîtement» du social dans l’environnemental était celle de Marx.

 Accélérationnisme vs. anti-productivisme

Le chapitre 5 polémique avec une autre variété de marxistes: les «accélérationnistes de gauche». Selon ces auteurs, les défis écologiques ne peuvent être relevés qu’en démultipliant le développement technologique, l’automation, etc. Cette stratégie, pour eux, est conforme au projet marxien: il faut abattre les entraves capitalistes à la croissance des forces productives pour possibiliser une société de l’abondance. Cette partie de l’ouvrage est particulièrement intéressante car elle éclaire la rupture avec le productivisme et le prométhéisme des années de jeunesse. La rupture n’est probablement pas aussi nette que Saito le prétend [6], mais il y a incontestablement un tournant. Dans Le Manifeste communiste, Marx et Engels expliquent que le prolétariat doit «prendre le pouvoir pour arracher petit à petit tout le capital à la bourgeoisie, centraliser tous les moyens de production aux mains de l’Etat et augmenter au plus vite la quantité des forces productives». [7] Il est frappant que la perspective de ce texte est résolument étatiste et que les forces productives y sont considérées comme neutres socialement; elles forment un ensemble de choses qui doit changer de mains (être «arraché petit à petit à la bourgeoisie») pour grandir quantitativement.

Les accélérationistes sont-ils pour autant fondés à se réclamer de Marx? Non, car Marx a abandonné la conception exposée dans le Manifeste. Kohei Saito attire l’attention sur le fait que son œuvre majeure, Le Capital, ne traite plus des «forces productives» en général (anhistoriques), mais de forces productives historiquement déterminées – les forces productives capitalistes. Le long chapitre XV du Livre 1 («Machinisme et grande industrie») décortique les effets destructeurs de ces forces, à la fois sur le plan social et sur le plan environnemental. On pourrait ajouter ceci: il n’est pas fortuit que ce soit précisément ce chapitre qui s’achève sur la phrase suivante, digne d’un manifeste écosocialiste moderne: «La production capitaliste ne développe la technique et la combinaison du procès de production sociale qu’en épuisant en même temps les deux sources d’où jaillit toute richesse: la terre et le travailleur». [8] Il n’est plus question ici de neutralité des technologies. Le capital n’est plus saisi comme une chose mais comme un rapport social d’exploitation et de destruction, qui doit être détruit («négation de la négation»). Notons que Marx, après la Commune de Paris, précisera que rompre avec le productivisme nécessite aussi de rompre avec l’étatisme.

Il est étonnant que Kohei Saito ne rappelle pas la phrase du Manifeste citée ci-dessus, où le prolétariat est exhorté à prendre le pouvoir pour «augmenter au plus vite la quantité des forces productives». Cela aurait donné plus de relief encore à sa mise en évidence du changement ultérieur. Mais peu importe: le fait est que le tournant est réel et débouche au Livre III du Capital sur une magnifique perspective de révolution en permanence, résolument anti-productiviste et anti-technocratique: «La seule liberté possible est que l’homme social, les producteurs associés règlent rationnellement leur métabolisme avec la nature et qu’ils accomplissent ces échanges en dépensant le minimum de force, dans les conditions les plus dignes de la nature humaine. La condition essentielle de cet épanouissement est la réduction de la journée de travail.» [9] L’évolution est nette. Le paradigme de l’émancipation humaine a changé: il ne consiste plus en la croissance des forces productives mais en la gestion rationnelle des échanges avec la nature et entre les humains.

Subsomption formelle et subsomption réelle du travail

Les pages les plus riches de «Marx in the Anhropocene», à mon avis, sont celles où Saito montre que le nouveau paradigme marxien de l’émancipation résulte d’un ample effort de critique des formes successives que le capital a imposées au travail. Bien qu’elle fasse partie des travaux préparatoires au Capital, cette critique ne sera publiée que plus tard («Manuscrits économiques de 1861-1863»). Sa clé de voûte est l’importante notion de subsomption du travail au capital. Insistons-y en passant: la subsomption est plus que de la soumission: subsumer implique intégrer ce qui est soumis à ce qui soumet. Le capital subsume le salariat puisqu’il intègre la force de travail comme capital variable. Mais, pour Marx, il y a subsomption et subsomption: le passage de la manufacture au machinisme et à la grande industrie implique le passage de la «subsomption formelle» à la «subsomption réelle». La première signifie simplement que le capital prend le contrôle du procès de travail qui existait auparavant, sans apporter de changement ni à son organisation ni à son caractère technologique. La seconde s’installe à partir du moment où le capital révolutionne complètement et sans arrêt le procès de production – non seulement sur le plan technologique mais aussi sur le plan de la coopération – c’est-à-dire des relations productives entre travailleurs.euses et entre travailleurs.euses et capitalistes. Se crée ainsi un mode de production spécifique, sans précédent, entièrement adapté aux impératifs de l’accumulation du capital. Un mode dans lequel, contrairement au précédent, «le commandement par le capitaliste devient indispensable à la réalisation du procès de travail lui-même» (p. 148).

Saito n’est pas le premier à pointer le caractère de classe des technologies. Daniel Bensaïd soulignait la nécessité que «les forces productives elles-mêmes soient soumises à un examen critique». [10] Michaël Löwy défend qu’il ne suffit pas de détruire l’appareil d’Etat bourgeois – l’appareil productif capitaliste aussi doit être démantelé. [11] Cependant, on saura gré à Saito de coller au plus près du texte de Marx pour résumer les implications en cascade de la subsomption réelle du travail: celle-ci «augmente considérablement la dépendance des travailleurs vis-à-vis du capital»; «les conditions objectives pour que les travailleurs réalisent leurs capacités leur apparaissent de plus en plus comme une puissance étrangère, indépendante»; «du fait que le capital en tant que travail objectivé – moyens de production – emploie du travail vivant, la relation du sujet et de l’objet est inversée dans le processus de travail»; «le travail étant incarné dans le capital, le rôle du travailleur est réduit à celui de simple porteur de la chose réifiée – les moyens de préserver et de valoriser le capital à côté des machines – tandis que la chose réifiée acquiert l’apparence de la subjectivité, puissance étrangère qui contrôle le comportement et la volonté de la personne»; «l’augmentation des forces productives étant possible seulement à l’initiative du capital et sous sa responsabilité, les nouvelles forces productives du travail social n’apparaissent pas comme les forces productives des travailleurs eux-mêmes mais comme les forces productives du capital»; «le travail vivant devient (ainsi) un pouvoir du capital, tout développement des forces productives du travail est un développement des forces productives du capital». Deux conclusions non productivistes et non technocratiques s’imposent alors avec force: 1°) «le développement des forces productives sous le capitalisme ne fait qu’augmenter le pouvoir extérieur du capital en dépouillant les travailleurs de leurs compétences subjectives, de leur savoir et de leur vision, il n’ouvre donc pas automatiquement la possibilité d’un avenir radieux»; 2°) le concept marxien de forces productives est plus large que celui de forces productives capitalistes – il inclut des capacités humaines telles que les compétences, l’autonomie, la liberté et l’indépendance et est donc à la fois quantitatif et qualitatif» (p. 149-150).

Quel matérialisme historique? Quelle abondance?

Ces développements amènent Kohei Saito à réinterroger le matérialisme historique. On sait que la Préface à la critique de l’économie politique contient le seul résumé que Marx ait fait de sa théorie. On y lit ceci: «A un certain stade de leur développement, les forces productives matérielles de la société entrent en contradiction avec les rapports de production existants ou, ce qui n’en est que l’expression juridique, avec les rapports de propriété au sein desquels elles s’étaient mues jusqu’alors. De formes de développement des forces productives qu’ils étaient, ces rapports en deviennent des entraves. Alors s’ouvre une période de révolution sociale». [12] Il semble clair que Marx ne pouvait plus adhérer littéralement à cette formulation – et encore moins à celle du Manifeste sur l’augmentation quantitative des forces productives – dès lors que son analyse l’amenait à conclure que le développement des dites forces renforce l’emprise du capital et mutile l’agentivité de celleux qu’il exploite. Comme le dit Saito: «On ne peut plus assumer qu’une révolution socialiste pourrait simplement remplacer les relations de production par d’autres une fois atteint un certain niveau de forces productives. Puisque les forces productives du capital engendrées par la subsomption réelle sont matérialisées et cristallisées dans le mode capitaliste de production, elles disparaissent en même temps que le mode de production». Transférer la propriété du capital à l’Etat ne changerait pas le problème: les forces productives restant inchangées, 1°) les tâches de conception devraient être assurées par une «classe bureaucratique», 2°) la destruction écologique continuerait. L’auteur en conclut que «la subsumption réelle pose un problème difficile de ‘gestion socialiste libre’. La vision traditionnelle du matérialisme historique, synthétisée dans la Préface, n’indique aucune piste de solution» et «Marx n’a pas été à même d’apporter une réponse définitive à ces questions, même dans Le Capital, de sorte que nous devons aller au-delà» (pp. 157-158).

«Aller au-delà» est ce qui est proposé dans la troisième partie de son ouvrage, et c’est elle qui soulève le plus de polémiques. La question de départ est simple: si l’émancipation ne passe pas par la libre croissance des forces productives, donc par ce que Daniel Bensaid appelait le «joker de l’abondance» [13] par où pourrait-elle passer? Par «la réduction d’échelle et le ralentissement de la production», répond Saito (p. 166). Pour l’auteur, en substance, l’abondance doit s’entendre non comme pléthore de biens matériels privés – sur le modèle à la fois consumériste et excluant de l’accumulation de marchandises accessibles uniquement à la seule demande solvable – mais comme profusion de richesses sociales et naturelles communes. Sans cela, «l’option restante devient le contrôle bureaucratique de la production sociale, qui a causé l’échec de la voie soviétique» (p. 166).

Décroissance, économie stationnaire et transition

Marx in the Anthropocene entend donc plaider pour un «communisme de la décroissance», profondément égalitaire, axé sur la satisfaction des besoins réels. Selon Saito, ce communisme était celui des communautés dites «archaïques», dont certains traits ont subsisté longtemps sous des formes plus ou moins dégradées dans des systèmes agraires basés sur la propriété collective de la terre, en Russie notamment. Pour le Marx de la maturité, il s’agit de beaucoup plus que des survivances d’un passé révolu: ces communautés indiquent qu’après avoir «exproprié les expropriateurs», la société, pour abolir toute domination, devra progresser vers une forme plus élevée de la communauté «archaïque». J’adhère pleinement à cette perspective, mais avec un bémol: Saito force gravement le trait en prétendant que «14 années d’étude sérieuse des sciences naturelles et des sociétés précapitalistes» auraient amené Marx en 1881 à avancer «son idée du communisme décroissant» (p. 242) Cette affirmation est excessive. Prise littéralement, elle ne repose sur aucun document connu. Du coup, pour qu’elle ait malgré tout une once de plausibilité (et encore: à condition de la formuler comme une hypothèse, pas comme une certitude!) Saito est obligé de recourir à une succession d’amalgames: faire comme si la critique radicale de l’accumulation capitaliste par Marx était la même chose que l’économie stationnaire, comme si les communautés «archaïques» étaient stationnaires, et comme si l’économie stationnaire était la même chose que la décroissance. Cela fait beaucoup de «si», néglige des différences essentielles… et ne nous fait pas avancer dans le débat sur les enjeux de la décroissance au sens où elle se discute aujourd’hui entre anticapitalistes, c’est-à-dire au sens littéral de la réduction de la production imposée objectivement par la contrainte climatique. Voyons cela de plus près.

Laissons le PIB de côté et considérons uniquement la production matérielle: une société post-capitaliste dans un pays très pauvre romprait avec la croissance capitaliste mais devrait accroître la production pendant une certaine période pour répondre à l’énorme masse de besoins réels insatisfaits; une économie stationnaire utiliserait chaque année la même quantité de ressources naturelles pour produire la même quantité de valeurs d’usage avec les mêmes forces productives; quant à une économie décroissante, elle réduirait les prélèvements et la production. En mettant un signe d’égalité entre ces formes, Kohei Saito entretient une confusion regrettable. «Il devrait maintenant être clair, écrit-il, que le socialisme promeut une transition sociale vers une économie de décroissance» (p.242). C’est fort mal formulé, car la décroissance n’est pas un projet de société, juste une contrainte qui pèse sur la transition. Une «économie de décroissance», en tant que telle, cela ne veut rien dire. Certaines productions doivent croître et d’autres décroître au sein d‘une enveloppe globale décroissante. Pour coller au diagnostic scientifique sur le basculement climatique, il faut dire à peu près ceci: planifier démocratiquement une décroissance juste est le seul moyen de transiter rationnellement vers l’écosocialisme. En effet, étant donné qu’un nouveau système énergétique 100% renouvelables doit forcément être construit avec l’énergie du système actuel (qui est fossile à 80%, donc source de CO2), il n’y a en gros que deux stratégies possibles pour supprimer les émissions: soit on réduit radicalement la consommation finale d’énergie (ce qui implique de produire et transporter globalement moins) en prenant des mesures anticapitalistes fortes (contre les 10%, et surtout le 1% le plus riche); soit on mise sur la compensation carbone et sur le déploiement massif à l’avenir d’hypothétiques technologies de capture-séquestration du carbone, de capture-utilisation ou de géoingénierie, c’est-à-dire sur des solutions d’apprentis-sorciers entraînant encore plus de dépossessions, d’inégalités sociales et de destructions écologiques. Nous proposons l’expression «décroissance juste» comme axe stratégique des marxistes antiproductivistes d’aujourd’hui. Faire de la décroissance un synonyme de l’économie stationnaire n’est pas une option car cela équivaut à baisser le volume de l’alarme incendie.

La commune rurale russe, la révolution et l’écologie

La perspective d’une décroissance juste doit beaucoup à l’énorme travail pionnier de Marx, mais il n’y a pas de sens à affirmer qu’il en est le concepteur, car Marx n’a jamais plaidé explicitement pour une diminution nette de la production. Pour en faire le père du «communisme décroissant», Saito se base quasi exclusivement sur un texte célèbre et d’une importance exceptionnelle: la lettre à Vera Zasoulitch. [14] En 1881, la populiste russe avait demandé à Marx, par courrier, son avis sur la possibilité, en Russie, de s’appuyer sur la commune paysanne pour construire le socialisme directement – sans passer par le capitalisme. La traduction russe du Capital avait déclenché un débat sur cette question parmi les opposants au tsarisme. Marx rédigea trois brouillons de réponse. Ils attestent sa rupture profonde avec la vision linéaire du développement historique, donc aussi avec l’idée que les pays capitalistes les plus avancés seraient les plus proches du socialisme. A ce sujet, la dernière phrase est claire comme de l’eau de roche: «Si la révolution se fait en temps opportun, si elle concentre toutes ses forces pour assurer l’essor libre de la commune rurale, celle-ci se développera bientôt comme un élément régénérateur de la société russe et comme élément de supériorité sur les pays asservis par le régime capitaliste».

Pour Saito, ce texte signifie que la dégradation capitaliste de l’environnement avait conduit Marx, après 1868, à «abandonner son schéma de matérialisme historique antérieur. Ce ne fut pas une tâche aisée pour lui, dit-il. Sa vision du monde était en crise. En ce sens, (ses) recherches intensives au cours de ses dernières années (sur les sciences naturelles et les sociétés précapitalistes, D.T.) étaient une tentative désespérée de reconsidérer et de reformuler sa conception matérialiste de l’histoire à partir d’une perspective entièrement nouvelle, découlant d’une conception radicalement nouvelle de la société alternative» (p. 173). «Quatorze années de recherches» avaient amené Marx «à conclure que la soutenabilité et l’égalité basées sur une économie stationnaire sont la source de la capacité (power) de résistance au capitalisme». Il aurait donc saisi «l’opportunité de formuler une nouvelle forme de régulation rationnelle du métabolisme humain avec la nature en Europe occidentale et aux Etats-Unis»: «l’économie stationnaire et circulaire sans croissance économique, qu’il avait rejetée auparavant comme stabilité régressive des sociétés primitives sans histoire» (pp. 206-207).

Que penser de cette reconstruction du cheminement de la pensée marxienne à la sauce écolo? Le narratif a beaucoup pour plaire dans certains milieux, c’est évident. Mais pourquoi Marx a-t-il attendu 1881 pour s’exprimer sur ce point clé? Pourquoi l’a-t-il fait seulement à la faveur d’une lettre? Pourquoi cette lettre a-t-elle demandé trois brouillons successifs? Si vraiment Marx avait commencé à «réviser son schéma théorique en 1860 par suite de la dégradation écologique» (p.204), et si vraiment le concept de faille métabolique avait servi de «médiation» dans ses efforts de rupture avec l’eurocentrisme et le productivisme (p. 200), comment expliquer que la supériorité écologique de la commune rurale ne soit pas évoquée une seule fois dans la réponse à Zasoulitch? Last but not least: si on peut ne pas exclure que la dernière phrase de cette réponse projette la vision d’une économie post-capitaliste stationnaire pour l’Europe occidentale et les Etats-Unis, ce n’est pas le cas pour la Russie; Marx insiste fortement sur le fait que c’est seulement en bénéficiant du niveau de développement des pays capitalistes développés que le socialisme en Russie pourra «assurer le libre essor de la commune rurale». Au final, l’intervention de Marx dans le débat russe semble découler bien plus de son admiration pour la supériorité des rapports sociaux dans les sociétés «archaïques» [15] et de son engagement militant pour l’internationalisation de la révolution que de la centralité de la crise écologique et de l’idée du «communisme décroissant».

«Offrir quelque chose de positif»

L’affirmation catégorique que Marx aurait inventé ce «communisme décroissant» pour réparer la «faille métabolique» est à ce point excessive qu’on se demande pourquoi Kohei Saito la formule en conclusion d’un ouvrage qui comporte tant d’excellentes choses. La réponse est donnée dans les premières pages du chapitre 6. Face à l’urgence écologique, l’auteur pose la nécessité d’une réponse anticapitaliste, juge que les interprétations productivistes du marxisme sont «intenables», constate que le matérialisme historique est «impopulaire aujourd’hui» parmi les environnementalistes, et estime que c’est dommage (a pity) car ceux-ci ont «un intérêt commun à critiquer l’insatiable désir d’accumulation du capital, même si c’est à partir de points de vue différents» (p. 172). Pour Saito, les travaux qui montrent que Marx s’est détourné des conceptions linéaires du progrès historique, ou s’est intéressé à l’écologie, «ne suffisent pas à démontrer pourquoi des non-marxistes, aujourd’hui, doivent encore prêter attention à l’intérêt de Marx pour l’écologie. Il faut «prendre en compte à la fois les problèmes de l’eurocentrisme et du productivisme pour qu’une interprétation complètement nouvelle du Marx de la maturité devienne convaincante» (p. 199). «Les chercheurs doivent offrir ici quelque chose de positif», «élaborer sur sa vision positive de la société post-capitaliste» (p. 173). Est-ce donc pour donner de façon convaincante cette interprétation «complètement nouvelle» que Saito décrit un Marx fondant successivement et à quelques années de distance «l’écosocialisme» puis le «communisme de la décroissance»? Il me semble plus proche de la vérité, et par conséquent plus convaincant, de considérer que Marx n’était ni écosocialiste ni décroissant au sens contemporain de ces termes. , Cela n’enlève rien au fait que sa critique pénétrante du productivisme capitaliste et son concept de «hiatus métabolique» sont décisifs pour saisir l’urgente nécessité actuelle d’une «décroissance juste».

Vouloir à toute force faire entrer la décroissance dans la pensée de Marx est anachronique. Ce n’est d’ailleurs pas nécessaire. Certes, on ne peut pas défendre la décroissance juste et maintenir en parallèle la version productiviste quantitativiste du matérialisme historique. Par contre, la décroissance juste s’intègre sans difficulté à un matérialisme historique qui considère les forces productives dans leurs dimensions quantitatives et qualitatives. Quoiqu’il en soit, nous n’avons pas besoin de la caution de Marx, ni pour admettre la nécessité d’une décroissance juste, ni plus généralement pour élargir et approfondir sa «critique inachevée de l’économie politique».

Le problème de l’apologie

On peut se demander l’utilité d’une critique des exagérations de Saito. On peut dire: l’essentiel est que «(ce) livre fournit une alimentation utile aux socialistes et aux activistes environnementaux, indépendamment des avis (ou de l’intérêt même d’avoir un avis) sur la question de savoir si Marx était vraiment un communiste décroissant ou pas» [16]. C’est l’essentiel, en effet, et il faut le répéter: Marx in the Anthropocene est un ouvrage excellent, notamment parce que ses développements sur les quatre points mentionnés en introduction de cet article sont d’une actualité et d’une importance majeure. Pour autant, le débat sur ce que Marx a dit ou pas n’est pas à sous-estimer car il porte sur la méthodologie à pratiquer dans l’élaboration des outils intellectuels nécessaires à la lutte écosocialiste. Or, cette question-là concerne aussi les activistes non-marxistes.

La méthode de Kohei Saito présente un défaut: elle est apologétique. Ce trait était déjà perceptible dans «Marx’s ecosocialism»: alors que le sous-titre de l’ouvrage pointait la «critique inachevée de l’économie politique», l’auteur consacrait paradoxalement tout un chapitre à faire comme si Marx, après Le Capital, avait développé un projet écosocialiste complet. Marx in the Anthropocene suit le même chemin, mais de façon encore plus nette. Pris ensemble, les deux ouvrages donnent l’impression que Marx, dans les années 70, aurait fini par considérer la perturbation du métabolisme humanité-nature comme la contradiction centrale du capitalisme, qu’il en aurait d’abord déduit un projet de croissance écosocialiste des forces productives, puis qu’il aurait abandonné celui-ci vers 1880-81 pour tracer une nouvelle voie: le «communisme décroissant». J’ai tenté de montrer que ce narratif est fort contestable.

Un des problèmes de l’apologie est de surestimer fortement l’importance des textes. Par exemple, Saito donne une importance disproportionnée à la modification par Engels du passage du Capital, Livre III, où Marx parle de la «faille métabolique». La domination des interprétations productivistes du matérialisme historique au cours du 20e siècle ne s’explique pas avant tout par cette modification: elle découle principalement du réformisme des grandes organisations et de la subsomption du prolétariat au capital. Lutter contre cette situation, articuler les résistances sociales pour mettre l’idéologie du progrès en crise au sein même du monde du travail est aujourd’hui la tâche stratégique majeure des écosocialistes. Les réponses sont à chercher dans les luttes et dans l’analyse des luttes beaucoup plus que dans les Notebooks de Marx.

Plus fondamentalement, l’apologie tend à flirter avec le dogmatisme. «Marx l’a dit» devient trop facilement le mantra qui empêche de voir et de penser en marxistes au sujet de ce que Marx n’a pas dit. Car il n’a évidemment pas tout dit. S’il est une leçon méthodologique à tirer de son œuvre monumentale, c’est que la critique est fertile et que le dogme est stérile. La capacité de l’écosocialisme de relever les défis formidables de la catastrophe écologiques capitaliste dépendra non seulement de sa fidélité mais aussi de sa créativité et de sa capacité à rompre, y compris avec ses propres idées antérieures comme Marx le fit quand c’était nécessaire. Il ne s’agit pas seulement de polir soigneusement l’écologie de Marx mais aussi et surtout de la développer et de la radicaliser. (Publié dans Actuel Marx, 2024 numéro 76. Reproduit avec autorisation de l’auteur)

Voir de même à propos de l’ouvrage de Kohei Saïto, La Nature contre le capital, l’article, édité en deux parties, d’Alain Bihr «L’écologie de Marx à la lumière de la MEGA 2», publié sur le site alencontre.org en date du 23 novembre 2021.

Notes

[1] Marx’s ecosocialism. An unfinished critique of the political economy. Trad. française La nature contre le capital. L’écologie de Marx dans sa critique inachevée du capital, Syllepse, 2021.

[2] Marx in the Anthropocene. Towards the Idea of Degrowth Communism. Cambridge University Press, 2023.

[3] Voir mon article «Marx était-il écosocialiste? Une réponse à Kohei Saito»,gaucheanticapitaliste.org

[4] Karl Marx, Le Capital, Livre III, Moscou, éditions du Progrès, 1984, Chapitre 47, p. 848

[5] Lire en particulier Paul Burkett, Marx and Nature. A Red and Green Perspective. Palgrave Macmillan, 1999. John Bellamy Foster, Marx’s Ecology. Materialism and Nature, Monthly Review Press, 2000

[6] On lit déjà dans L’Idéologie allemande (1845-46): «il arrive un stade dans le développement où naissent des forces productives et des moyens de circulation […] qui ne sont plus des forces productives mais des forces destructrices (le machinisme et l’argent)». Karl Marx et Friedrich Engels, L’Idéologie allemande, Éditions sociales, 1971, p. 68.

[7] Karl Marx et Friedrich Engels, Manifeste du Parti communiste, in Œuvres choisies, ed. De Moscou, tome 1, p.130.

[8] Le Capital, Livre I, Garnier-Flammarion, 1969, p. 363.

[9] Le Capital, Livre III, ed. De Moscou, chapitre 48, p. 855.

[10] Daniel Bensaïd, Introduction critique à ‘l’Introduction au marxisme’ d’Ernest Mandel, 2e édition, ed. Formation Lesoil, en ligne sur contretemps.eu

[11] Michael Löwy, Ecosocialisme. L’alternative radicale à la catastrophe écologique capitaliste, Mille et une nuits, 2011, p. 39

[12] Marx-Engels, Œuvres choisies, Tome 1, p.525.

[13] D. Bensaïd, op. cit

[14] Marx et Engels, Œuvres choisies, op. cit. tome 3, p. 156.

[15] Une opinion partagée par Engels: cf. notamment son admiration pour les Zoulous face aux Anglais, dans L’origine de la famille, de la propriété privée et de l’Etat.

[16] Diana O’Dwyer, «Was Marx a Degrowth Communist», https://rupture.ie

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De l’écologie aux luttes sociales et à la révolution: sur le livre de Daniel Tanuro

Par Jean-Marie Harribey

L’ingénieur agronome Daniel Tanuro, militant écosocialiste et membre de la IVe Internationale, a publié cette année Écologie, luttes sociales et révolution (Paris, La Dispute, 2024). C’est un livre d’entretiens menés par Alexis Cukier et Marine Garrisi, et préfacé par Timothée Parrique. Déjà auteur de livres remarqués [1], Daniel Tanuro propose ici une synthèse bienvenue d’une part sur l’état des connaissances en matière de dégradation écologique, notamment par rapport au dérèglement climatique, et d’autre part sur l’action à mener pour dépasser le modèle de croissance capitaliste à l’origine des crises multiples, comme l’auteur l’indique: ce que l’on sait, ce que l’on peut faire.

Ce que l’on sait et que rapporte Daniel Tanuro

Tant les rapports du GIEC sur le climat que ceux de l’IPBES sur la biodiversité et les services écosystémiques n’hésitent plus: nous marchons vers la catastrophe ou selon Daniel Tanuro le «cataclysme» (p. 25). Le diagnostic est indiscutable si «l’on prend en compte simultanément neuf éléments interdépendants: la biodiversité, l’acidité des océans, la concentration atmosphérique en particules, l’apparition de nouvelles entités chimiques, les changements d’occupation des sols, l’état de la couche d’ozone stratosphérique, les cycles du carbone, de l’azote et du phosphore ainsi que celui de l’eau» (p. 26) [2]. Ainsi on peut définir les «zones frontières» (p. 27) à ne pas franchir.

Dans la discussion qui oppose certains experts, écomarxistes ou non, sur l’origine du changement d’ère qu’auraient provoqué les activités humaines, Daniel Tanuro est tranchant: pour désigner un changement d’ère géologique, «il faut appliquer les critères des géologues […] qui fournissent une base solide pour situer le début de l’Anthropocène  après la Seconde guerre mondiale» (p. 30): niveau des océans, déclin brutal de la biodiversité, nouvelles entités chimiques dans les roches. Même s’il y a bien des prémisses avant 1950, il s’agit pour l’auteur de désigner la «grande accélération» (p. 31) qui se produit après cette date. De ce fait, Daniel Tanuro s’écarte des autres théoriciens marxistes qui ont plutôt tendance à préférer le concept de capitalocène à celui d’anthropocène. Mais la distance n’est pas très grande car Daniel Tanuro précise: «le changement intervient dans les années 1950, comme résultat d’un siècle et demi d’accumulation capitaliste» (p. 32, je souligne JMH); «Il faut en effet s’opposer aux tentatives d’utiliser “l’Anthropocène contre l’histoire”, comme dit fort justement Andreas Malm. Ces tentatives escamotent les déterminants sociaux, les dissolvent dans les lois de la nature. On efface ainsi l’histoire, en particulier le capitalisme, le colonialisme et le patriarcat.» (p. 33)

En revanche, Daniel Tanuro s’écarte nettement de Jason Moore qui s’inscrit dans le courant emmené par Bruno Latour récusant toute spécificité à l’humanité par rapport à la nature et enlevant toute signification au capitalisme (p. 34) [3].

Suivent plusieurs pages très intéressantes sur la méthodologie utilisée pour élaborer les rapports au sein du GIEC dont le contenu est toujours médiatisé par la synthèse à l’intention des décideurs. Or celle-ci est toujours le fruit d’un compromis: par exemple, dans le 6rapport de 2023, sont mises sur le même plan les énergies renouvelables, les fossiles avec capture-séquestration du carbone et les technologies pour retirer du carbone de l’atmosphère (p. 40). Où est le problème? Daniel Tanuro explique que le «zéro émissions nettes» pour répondre aux objectifs de l’Accord de Paris serait compatible, dans l’esprit des tenants des fossiles, avec la poursuite de leur utilisation grâce aux progrès techniques. (p. 41)

Ainsi se dessine le projet de l’auteur: «Le consensus pro-croissance et pro-capitalisme vert n’est plus ce qu’il était.» (p. 44) La croissance capitaliste n’est plus possible parce que «cette production demande plus d’énergies fossiles, donc plus d’émissions, qu’il faut donc décroître en satisfaisant les besoins de base, dans la justice sociale.» (p. 45) L’auteur donne corps à la convergence entre marxistes et décroissants, en faveur de laquelle argumente aussi son préfacier Timothée Parrique [4].

Cette première partie consacrée aux connaissances sur la situation écologique est l’occasion pour Daniel Tanuro de faire état de l’importance des savoirs populaires car les savoirs scientifiques peuvent être imprégnés d’idéologie. Par exemple, le destin de l’Île de Pâques est aujourd’hui tout à fait reconsidéré. La thèse de l’écocide de Diamond, qui serait «le résultat combiné de la surpopulation et de la folie des grandeurs de chefs tyranniques et cruels» (p. 48) est très certainement fausse: la disparition de la forêt est plutôt due aux rats arrivés avec les Polynésiens. Daniel Tanuro en déduit que le mode de production capitaliste empêche que «le travail social constitue une médiation simple, transparente entre la collectivité humaine et le reste de la nature. […] En s’appropriant le travail, en l’émiettant et en le soumettant à sa logique absurde, le capitalisme déconnecte cette intelligence de son objet principal.» (p. 54)

Ce que l’on peut faire et que propose Daniel Tanuro

Progressivement, Daniel Tanuro se place sur le terrain de l’épistémologie qui va le conduire à une stratégie anticapitaliste: «La critique marxienne de l’économie politique est absolument indispensable à la compréhension de la catastrophe. Tous les courants de l’écologie politique s’accordent à dire que cette catastrophe est le résultat de la croissance, de l’accumulation. C’est exact. Mais d’où vient la croissance? That’s the question. Pour Bruno Latour et ses partisans, la croissance découle de ce que les “Modernes”, à partir des Lumières, ont créé un dualisme entre nature et culture. Sur cette base, disent-ils, la société a cru pouvoir grandir hors-sol et remplacer ce monde par une autre, comme si le paradis sur terre était possible. Selon Latour, nous devons abandonner cette illusion, renoncer qu’il y a un capitalisme à combattre, comprendre que nous sommes tous des “Terrestres”. L’axe du conflit politique, pour lui, sépare les Non-Terrestres des Terrestres […] À l’opposé de cette vision idéaliste – au sens philosophique comme au sens commun du terme – Marx, dès la première section du Capital, fournit une explication matérialiste de la nature “croissanciste” du système. Le capital n’est pas une chose mais un rapport social d’exploitation du travail par le salariat.» (p. 63-64).

Daniel Tanuro est prudent: «Marx n’était pas un écosocialiste avant la lettre […], mais son analyse du capital permet d’appréhender la destruction de l’environnement comme un problème social, d’origine sociale et qui appelle une réponse sociale» (p. 65). Il est plus mesuré que Kohei Saito [5], tout en disant comme ce dernier que «la logique doublement destructrice ne peut être brisée qu’en remplaçant la production de valeur abstraite par la production de valeurs d’usage pour satisfaire les besoins réels et démocratiquement déterminés. […] La critique scientifique que Marx a faite du mode de production capitaliste préserve de certains dérapages  réactionnaires parce qu’elle articule deux niveaux emboîtés: d’une part, Homo sapiens participe du métabolisme de la nature; d’autre part, ce métabolisme prend des formes historiques qui ne sont pas naturelles mais sociales.» (p. 65-67). Un peu plus loin, Daniel Tanuro précise: «Marx n’était pas plus “décroissant” qu’il n’était “écosocialiste”. Il dénonçait l’accumulation capitaliste, évidemment, mais ne défendait pas la nécessité de produire moins pour gérer rationnellement le métabolisme humanité/nature. Or, tel est bien, aujourd’hui, le sens de la décroissance: il faut impérativement réduire la production matérielle globale pour arrêter la catastrophe. C’est une contrainte écologique relativement récente. Le concept marxien de «hiatus métabolique» aide à l’appréhender, mais il est anachronique de vouloir à toute force faire entrer la décroissance dans la pensée de Marx.» (p. 73)

Daniel Tanuro explique pourquoi le capitalisme vert, la croissance verte, le «greenwashing systémique» (p. 86), la géoingénierie sont des impasses. Sont en cause l’effet rebond, le pillage néocolonial des ressources et les rivalités interimpérialistes, dans un contexte où un scénario écofasciste, bien qu’improbable à court terme, n’est pas à exclure.

L’auteur accorde une place déterminante aux luttes sociales ancrées sur l’écologie pour bâtir des alternatives. À nouveau, il condamne la prétention latourienne à dépasser le clivage gauche-droite, ce qui revient à nier la lutte des classes. Mais il prend soin aussi de dire que le monde du travail doit «rompre la stratégie syndicale traditionnelle du partage des “fruits de la croissance” qui enferme les revendications des travailleurs et des travailleuses dans un cadre productiviste et bouche toute perspective politique» (p. 109).

Pour armer un bonne stratégie afin de «détacher le mouvement ouvrier du productivisme» (p. 115), Daniel Tanuro observe «trois points faibles de la domination capitaliste». «Le premier est l’incapacité du capital à résoudre, ou même à atténuer, la crise qu’il a lui-même créée. Pour le dire simplement, le capital va bien, mais le capitalisme va mal.» (p. 113). Le deuxième est l’ampleur de la régression causée par les politiques néolibérales» (p. 113) dont le signe est la faiblesses des gains de productivité du travail malgré la révolution technique. Le troisième point faible est «une crise de légitimité extrêmement profonde des régimes politiques et du système socio-économique» (p. 114). Il dégage alors ce qu’il appelle un «fil rouge d’une rupture ouvrière avec le productivisme»: appliquer à tous les secteurs de la reproduction sociale le «prendre soin» (p. 117) des féministes. «Du point de vue anthropologique, transhistorique, qu’est-ce que le travail, si ce n’est une manière de prendre soin de la vie? En dernière instance, le capitalisme est contraire à la nature humaine parce qu’il ne prend soin que du profit, démembre le travail pour arriver à ses fins, et détraque notre métabolisme avec le reste de la nature.» (p. 130)

Concrètement, «quelle est la clé de voûte de la situation objective? L’impossibilité d’arrêter la catastrophe climatique sans diminuer radicalement la consommation finale d’énergie au niveau global, donc la transformation et le transport des matières. Les conditions d’existence de plus de trois milliards d’êtres humains dépendent d’une décroissance juste, c’est-à-dire d’une décroissance capitaliste qui frappe essentiellement les 1% les plus riches au niveau planétaire» (p. 140-141). Si je suis entièrement d’accord avec le mot d’ordre de «ralentir» (p. 141) – que j’ai longtemps opposé à certains théoriciens de la décroissance pour penser la phase de transition – et avec «la question n’est pas “oui ou non à la décroissance?” mais plutôt: “La décroissance de quoi, où, pourquoi, pour qui, comment … et qui décide?”» (p. 141), ce que j’ai résumé par la notion de décroissance sélective, je doute fortement que limiter seulement les 1% les plus riches suffise. En effet, le mode de vie ostentatoire, gaspilleur et prédateur est le fait d’une couche plus large que ce seul 1%. Sans doute faudra-t-il mettre en débat le mode de vie d’au moins la fraction des 10% les plus riches [6].

Il n’empêche, le livre de Daniel Tanuro offre un panorama complet des enjeux principaux pour penser l’au-delà du capitalisme et de son corollaire la croissance économique. Écrit dans un langage simple mais précis, il permet de clarifier les concepts qui font débat au sein de l’écologie politique et au sein de l’écomarxisme, dès lors qu’on envisage une convergence de l’une et de l’autre. Comme il l’écrit en terminant son livre: «Face à la menace d’une nouvelle plongée dans la barbarie, nous n’avons tout simplement pas d’autre choix que l’espérance. Nous n’avons pas d’autre choix que de lutter pour un programme rouge et vert, un programme qui réponde aux besoins fondamentaux des classes populaires en jetant un pont vers la transformation révolutionnaire de la société. La difficulté est énorme, mais il n’y a pas d’autre voie. Il n’y a pas de fatalité à voir la catastrophe devenir cataclysme.» (p. 154) Le message n’a donc rien de pessimiste; il est réaliste. (Article publié sur le blog de Jean-Marie Harribey, «L’économie par terre ou sur terre?», en date du 13 octobre 2024)

Notes

[1] Notamment L’impossible capitalisme vert, Paris, La Découverte, Les empêcheurs de penser en rond, 2010, 2e éd., La Découverte, 2012; Trop tard pour être pessimistes, Écosocialisme ou effondrement, Paris, Textuel, 2020.

[2] Ces neuf domaines ont été définis par Johan Rockström and Mathias Klum, Big World, Small Planet, Abundance within Planetary Boundaries, Yale University Press, 2015. Ils ont été repris par Kate Raworth, La théorie du donut, L’économie de demain en 7 principes, 2017, Paris, J’ai lu, 2021; et «La théorie du donut: une nouvelle économie est possibl, Oxfam, 7 décembre 2020. Le schéma du donut définit l’espace de soutenabilité entre le «plafond écologique» et le «plancher social».

[3] Voir ma recension du livre L’écologie-monde du capitalisme de Jason Moore: «Le capitalocène de Jason W. Moore: un concept (trop) global?», Contretemps, 4 octobre 2024l.

[4] Ce qui était moins le cas dans le livre que Timothée Parrique a publié Ralentir ou périr, L’économie de la décroissance, Paris, Seuil, 2022. Ici, dans sa préface à Daniel Tanuro «La décroissance comme transition, l’écosocialisme comme destination», il cite en note (p. 15) la réponse à ma recension que j’avais faite de son livre. Seulement, le lecteur ne saura pas quel était le contenu des remarques à la fois positives (je commençais par dire que c’était un livre à lire) et critiques que j’émettais, en particulier sur ce que sont le capitalisme et la recherche du profit, remplacés par le prétendu «baromètre» que serait le PIB, à la place du taux de profit. À la fin de mon texte, on trouvera le lien vers la réponse de T. Parrique. Référencer convenablement les phases d’une discussion fait partie de l’authenticité de celle-ci et aussi de son élégance…

[5] Voir mon commentaire sur le livre de Kohei Saito, Moins, La décroissance est une philosophie, «Nouveau regard sur la décroissance», 9 octobre 2024.

[6] Voir un essai de formalisation d’une réduction drastique des inégalités de revenus dans une perspective sociale et écologique: «Réduction des inégalités pour que les retraites soient soutenables socialement et écologiquement», 28 janvier 2023.

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