France. «Depuis notre grève, on a une force énorme.» Réflexions sur une lutte dans le secteur des «soins à la personne»

Par Hugo Boursier

La grève reconductible, Séverine connaît. Du 18 octobre au 2 décembre 2022, avec une petite dizaine de collègues de chez Domidom, la filiale de soins à la personne d’Orpea, elles ont mené une mobilisation inédite dans l’histoire du secteur.

Quarante-cinq jours de combat pour arracher une augmentation de salaire, une meilleure prise en charge de leurs frais kilométriques et la prévoyance professionnelle. Reste le panier-repas, qui sera négocié au printemps.

«On a compris que rien ne fonctionnait sans lutte. On a pris conscience de notre ras-le-bol pour l’inscrire dans un rapport de force. Si tu ne te bats pas, tu ne peux pas savoir. Et si tu n’obtiens rien, ce sera quand même un tournant dans ta vie», explique celle qui attend impatiemment les résultats des élections du comité social et économique (CSE), auxquelles elle et ses «copines grévistes» se sont présentées. «Depuis notre grève, on a une force énorme.» On a pris conscience de notre ras-le-bol pour l’inscrire dans un rapport de force.

Un discours déterminant dans la séquence sociale s’ouvrant ce mois-ci. Alors que tous les yeux sont rivés sur les secteurs qui pourraient «mettre la France à l’arrêt», comme l’espère l’intersyndicale, l’expérience de Séverine et des Domidom montre que des métiers isolés peuvent faire plier des groupes puissants. Elles qui n’avaient jamais manifesté avant ce fameux 18 octobre, journée interprofessionnelle d’action pour l’augmentation des salaires et la défense du droit de grève.

«T’as vu, il y a une journée de grève le 18. Ça te dit qu’on participe?»

A l’époque, Séverine, cinq ans de boîte, ne connaît qu’une de ses collègues, Angelika. Symptôme d’un métier ambivalent: sans cesse au chevet des seniors, mais aussi toujours seule dans sa voiture. Elle l’appelle. «T’as vu, il y a une journée de grève le 18. Ça te dit qu’on participe?» Tout est parti de là. Le jour J, elles sont une dizaine. Chacune a passé son coup de fil. Elles discutent. Débattent. Ensemble, pour la première fois. Devant l’agence, sur le drap blanc que Séverine a apporté, elles inscrivent: «Auxiliaires de vie en colère et en grève!»

S’ensuit un mois et demi d’échanges sur la stratégie à adopter, sur l’attitude face à la direction, qui explique qu’elle n’a pas d’argent. «Bah nous non plus! On n’a même plus les moyens de travailler!» rétorque la Caennaise, qui devait patienter deux heures en station-service pour payer un plein à plus de 2 euros le litre – une somme en grande partie à sa charge.

«Pendant la grève, on ne restait pas les bras croisés. On s’informait sur qui travaille, comment et pourquoi. On distribuait des tracts dans Caen. On organisait des soirées solidaires. On rejoignait d’autres grévistes pour leur dire: “Regardez-nous, on est sept petits bouts de femme et on tient! Allez, courage! Lâchez pas!”» se rappelle-t-elle. Les femmes représentent 87% des salariés du secteur du soin à la personne.

Entre-temps, Séverine et ses collègues choisissent d’adhérer à la CGT. Une exception dans un secteur qui reste très peu syndiqué. «L’appareil syndical est grippé face à un secteur aussi hétérogène», analyse Stéphane Fustec, responsable de la CGT du service à la personne. «Il y a une partie associative, une partie lucrative, des ­personnes qui sont employées ­directement par les personnes aidées…» liste-t-il, alors que chaque branche a sa propre convention collective.

Corde sensible et corps souffrants

Si des problèmes existent dans l’associatif, qui reste majoritaire en France, l’ouverture du secteur au privé lucratif, permise par la loi Borloo en 2005, va contribuer à dissoudre la présence syndicale. Et organiser l’éclatement du travail. «Le privé va systématiser les contrats à temps très partiel et éviter de permettre aux salarié·e·s de bénéficier de temps collectifs. Les emplois sont individualisés le plus possible», analyse Sophie Béroud, politiste à l’université Lyon-II et spécialiste des mobilisations dans le secteur.

S’ajoutent à cela les tentatives, de la part des employeurs, de jouer sur la corde sensible pour éteindre les revendications. «Il y a une très forte conscience professionnelle. On pense à la personne âgée qui va être en grande difficulté si on ne passe pas la voir», poursuit Sophie Béroud. Séverine l’a constaté: «Les patrons disaient que les bénéficiaires avaient besoin de nous, etc. De notre côté, on se rassurait en se disant qu’on faisait la grève pour eux, pour qu’ils soient mieux aidés», décrit-elle.

Plusieurs témoignages d’aides à domicile montrent que cette attitude est très courante. Laure, assistante de vie depuis douze ans à côté de Saint-Étienne, confirme: «Les employeurs jouent énormément sur l’empathie, qui est très présente dans nos métiers.» La solution consiste à faire de la pédagogie auprès des personnes âgées. Expliquer, prévenir. Comme pour le 7 mars. «Le fait que l’intersyndicale ait annoncé cette journée très en avance peut permettre aux aides à domicile d’anticiper et d’en parler avec le bénéficiaire», indique Sophie Béroud.

Une étape qui semble nécessaire pour Séverine et ses collègues, alors que le réforme des retraites risque de précariser encore plus ce métier déjà pénible. Le secteur du soin à la personne représente 16 % des accidents du travail en France.

En 2019, selon Ameli, le site de ­l’assurance-maladie en ligne, pas moins de 21’082 accidents ont été recensés dans la branche de l’aide à domicile. Des situations favorisées par des tâches qui sortent des prérogatives des salariées, les prestations resserrées et le manque de formation, qui suscitent des pratiques dangereuses.

Séverine peut en attester. En 2021, elle doit rester alitée pendant un mois après une «très violente douleur au dos». C’était en octobre. En raison du manque de personnel, elle n’a que trente minutes pour faire une toilette au lit. En voulant tourner une personne âgée auprès de laquelle elle intervenait ce jour-là, elle se déplace des vertèbres et déséquilibre son bassin.

«Un terrible coup de marteau», se souvient-elle. Encore aujourd’hui, elle est sous cortisone et prend des dérivés de morphine. Elle ne peut plus courir. Même marcher rapidement est compliqué. «Ça m’avait beaucoup inquiété pour ma première manif. Je ne savais pas comment j’allais faire si les flics chargeaient.» Finalement, tout s’était bien passé. (Article publié dans l’hebdomadaire Politis en date du 8 mars 2023; un hebdomadaire que, depuis la Suisse et, plus généralement, le monde francophone, il convient d’appuyer – Réd.)

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