Par Manuel Garí
Le Parti socialiste ouvrier espagnol (PSOE) et Unidas Podemos (UP), après avoir pris connaissance du résultat des élections au Parlement espagnol du 10 novembre, ont annoncé un accord préliminaire pour former un gouvernement de coalition. Ils ne qualifient pas de gauche, mais de «progressiste». Ce qui n’a pas été possible après les élections d’avril 2019, après plusieurs mois de négociations, a été immédiatement «résolu», en 24 heures, après avoir pris connaissance à la fois de leur recul électoral mutuel et de la lassitude de la population face aux «jeux du trône» des partis (PSOE et Unidas Podemos) dans leur quête de plus grands quotas de pouvoir.
En ce moment, dans un secret antidémocratique, les deux partis – qui se sont déclarés prêts il y a quelques mois à mener leurs négociations devant les caméras – exécutent trois tâches: improviser un programme gouvernemental; s’entendre sur la structure ministérielle et les noms des ministres; et rechercher des appuis parlementaires suffisants pour obtenir l’investiture de Pedro Sánchez du PSOE comme chef du gouvernement. Dès lors, finies les accusations récentes et mutuelles d’incompatibilité, de manque d’honnêteté, etc. Ces façons de faire ne sont pas nouvelles car elles font partie de la manière la plus vieillote, la plus rance et la plus bourgeoise de faire de la politique quand ce qui guide ses protagonistes est seulement et exclusivement d’obtenir des portions de pouvoir gouvernemental.
Ce sont de mauvaises circonstances pour former un gouvernement avec le PSOE qui vient d’apprendre, le 19 novembre, la lourde décision de la cour visant ses principaux dirigeants andalous pour utilisation frauduleuse, opaque et hors de tout contrôle de plus 600 millions d’euros, ceci à des fins clientélaires. C’est un mauvais moment pour former un gouvernement quand la Banque d’Espagne vient d’annoncer que sur les plus de 6 milliards d’euros de source publique, consacrés au sauvetage des banques, n’ont été récupérés que 5 milliards et que sont considérés comme irrécupérables entre 80 et 90% du reste. Or, la lutte contre la corruption et pour le recouvrement du coût du sauvetage des banques représentait deux des drapeaux de la gauche se situant à gauche du PSOE.
Souvenons-nous des antécédents
Pendant longtemps, l’Espagne a traversé une période d’instabilité politique. La fin du bipartisme dans lequel le PSOE et le Partido Popular (PP) se sont relayés au gouvernement a fait place à une configuration politique plus fragmentée et complexe. Les deux partis ont été et sont les piliers du régime de 1978 [1], ils continuent d’être les plus votés dans l’ensemble du territoire de l’État espagnol. Toutefois, ils n’obtiennent pas actuellement les majorités du passé. Parallèlement au renforcement des partis nationalistes en Catalogne et au Pays basque, de nouveaux partis sont apparus. Sur la gauche sont nés Podemos et diverses alliances en Galice et en Catalogne qui représentaient l’esprit du 15M [2]. A droite, Ciudadanos (Cs) a émergé, poussé par d’importants secteurs économiques et financiers comme une option «libérale du centre» pour faire contrepoids à Podemos. Vox a également émergé, en tant que scission d’extrême droite du PP qui a progressivement gagné du poids et de l’importance en prenant appui sur la résurgence du nationalisme anticatalaniste «espagnoliste». Ces nouveaux partis, qui reflètent la crise de crédibilité et de légitimité des anciens partis, dans les deux cas délégitimés par la corruption et par leurs politiques antisociales dictées par la Commission européenne (CE), ont visé à disputer l’hégémonie sur le terrain qu’occupaient leurs concurrents. Comme cet objectif n’a pas été atteint, l’ancien système bipartite a été remplacé par une nouvelle polarisation entre deux blocs, autour de l’axe droite-gauche à géométrie variable.
Entre-temps, Unidas Podemos (UP), la coalition de Izquierda Unida avec Podemos, a renoncé à une partie importante de ses positions programmatiques et a concentré ses efforts sur l’accession au gouvernement comme une fin en soi. Pour Pablo Iglesias, la question «pourquoi gouverner» est en train de perdre de son importance parce que le moyen s’est transformé en une fin. Et sous l’effet de cette mutation, l’UP change de nature pour devenir la simple gauche du régime, abandonnant tout horizon destituant/constituant, toute stratégie de contestation. UP a également abandonné la radicalité dans le domaine de ses revendications sociales et a accru ses ambiguïtés sur la question nationale catalane, puisqu’en son sein coexistent des positions nationalistes espagnoles et pro-catalanes. Avec cette évolution nous connaissons le dernier acte qui confirme la fin du cycle politique ouvert par le 15M [les Indignés].
Et en toile de fond: tout le processus mis en œuvre par le système judiciaire (et par la répression policière) contre le mouvement indépendantiste catalan suppose – comme le dénoncent les experts constitutionnalistes et pénalistes – une atteinte de type antidémocratique de la déjà si peu démocratique Constitution espagnole. En Catalogne (et au Pays basque), la légitimité du système politique actuel s’est dégradée, ce qui implique un facteur majeur dans la crise du régime de 1978 et rend difficile la réalisation d’une restauration du système politique lui-même.
Le cadre ici décrit est celui qui peut nous permet de comprendre l’affaiblissement électoral du PSOE et de l’UP, mais aussi le cours droitier du contexte idéologico-politique dans l’ensemble de l’Etat espagnol, ce qui a assuré des avantages importants pour Vox au détriment du PP qui lui se trouve entre l’épée et le dos au mur, ce qui pour le moment a débouché sur une compétition dans une course anti-démocratique.
Importance politique du résultat des élections
En novembre, le PSOE a obtenu 28,8% des voix et 120 sièges sur un total de 350, perdant 3 députés par rapport à ceux obtenus en avril et plus de 700’000 électeurs l’ont abandonné. UP, la coalition de Podemos avec Izquierda Unida, a perdu plus de 635’000 voix entre les deux élections, obtenant 35 sièges et en en perdant donc 7. UP n’a pas réussi à inverser la tendance à la perte de voix à chaque scrutin depuis son pic en 2015 et même par rapport à ceux obtenus en 2016, année où elle a perdu pourtant un million de voix. En novembre 2019, la perte n’a pas été compensée par les résultats obtenus par Más País, le petit parti dirigé par l’ancien dirigeant de Podemos, Iñigo Errejón, qui n’obtient que 2,41% des suffrages et 3 députés.
Le PP a obtenu 20,82% des voix, a récupéré 23 députés et en a obtenu un total de 89. Cs a souffert d’une catastrophe, ne dépassant pas 6,79% des voix, il obtient 10 sièges et en perd 47. Vox obtient 15,09% des suffrages et passe de 28 députés à 52, ce qui en fait la troisième force politique.
A côté de ces partis, 10 autres formations entrent dans un Parlement de plus en plus fragmenté, ce qui démontre une grande volatilité des suffrages en termes de participation et d’abstention – qui a augmenté – et à l’intérieur même de chaque bloc, avec des transferts massifs de suffrages au sein des formations de droite. Cela donne un résultat qui ne fait qu’augurer de l’instabilité et de grandes difficultés pour la gouvernabilité au milieu d’une scène très polarisée en termes idéologiques. Dans cette configuration, Vox, dont la normalisation et la croissance ont été encouragées par le PP et C’s, ce qui a abouti à lui attribuer un profil de parti adéquat, a été ainsi apte à former des gouvernements dans les autonomes et les municipalités. Ses arguments xénophobes, machistes et autoritaires, la droite n’a pas voulu les battre et la gauche n’a pas réussi à les combattre.
Tout cela montre aussi que la crise du régime de 1978 n’est pas terminée, ce qui ne veut pas dire qu’à l’avenir l’alternative triomphante sera démocratique et à gauche, parce que cette crise peut déboucher sur une «solution» restaurationniste qui impliquera une croissance de l’autoritarisme. Malgré les difficultés, les batailles se préparent et personne n’a encore prononcé le dernier mot. L’avenir est l’enjeu d’une lutte, mais le rapport des forces au sein de la société devra se modifier pour pouvoir progresser en termes de rupture démocratique.
Toutefois ces élections, en plus de vérifier le recul du PSOE, qui n’est pas en mesure de retrouver son rôle de «grand parti de la gauche», et le déclin électoral de l’UP – qui ne recule pas plus parce qu’existe un large secteur populaire qui soit ne veut pas voter PSOE, soit s’abstient –, ont également mis en évidence les différences sur l’échiquier électoral au sein du Pays basque et de la Catalogne comparativement au reste du territoire espagnol. Nous pouvons affirmer qu’il y a une spécificité basque qui se traduit par une avancée importante du nationalisme traditionnel du Parti Nationaliste Basque (PNV), mais aussi par une poussée de l’indépendantisme de gauche exprimé par Bildu. On peut aussi affirmer qu’il y a une spécificité catalane avec une avancée, quoique limitée, du vote indépendantiste de la Gauche Républicaine de Catalogne (ERC dans son acronyme catalan) et du parti de Puigdemont, Junts per Catalunya. Mais il faut surtout souligner l’apparition sur la scène parlementaire nationale de deux députés de la CUP (Candidature d’Unité populaire) qui représente un groupement nationaliste anti-capitaliste. Le comportement électoral en Catalogne et au Pays basque est dissonant par rapport aux tendances observées dans le reste de l’Etat espagnol. Et bien que l’orientation politique des masses populaires ne soit pas la même dans ces deux mouvements nationaux, leur logique dans les deux cas est une logique de contestation du régime de 1978.
Ce qui est important pour Vox en ce moment, c’est de comprendre qu’il n’est pas seulement un parti nostalgique du catholicisme national franquiste, mais qu’il s’est inscrit très rapidement dans le courant populiste «trumpiste» international (négationniste du changement climatique, machiste, xénophobe, patriotique, ultra néolibéral, utilisant les mécanismes politiques à disposition pour détruire précisément les instruments politiques démocratiques…), cela grâce au soutien financier, communicationnel et idéologique massif de Bannon. C’est une erreur de penser qu’il s’agit d’une réédition nostalgique du passé, ce sont malheureusement les nouvelles bêtes du présent qui aspirent à prendre le futur en main.
L’entente préalable est une déclaration d’intention ambiguë et générique, telle que: a) la volonté de «lutter contre la précarité du travail», mais en évitant de se défaire des deux dernières réformes du Code du travail mises en place par le PSOE et du PP; b) l’affirmation du «blindage des retraites», sans expliquer comment y parvenir; c) la proclamation du «logement comme un droit et non comme une simple marchandise», mais qui n’exige aucune proposition concernant les expulsions et la loi sur les hypothèques [leur paiement], ou sur des plans afin d’assurer le mise à disposition de logements sociaux; d) elle prétend s’engager dans la «lutte contre le changement climatique» alors que le point 1 de l’accord parle de «consolider la croissance»; e) elle se réaffirme une fois de plus en faveur de «politiques féministes» sans fournir aucune piste pour ces dernières. Et il y a des silences bruyants sur la politique migratoire, la fermeture des centres de détention pour migrant·e·s non régularisés, l’abrogation de la «loi bâillon» contre la liberté d’expression, et très spécifiquement rien sur le projet de contrôle d’Internet du PSOE afin de réduire les dissidents au silence.
Mais la déclaration d’intention se prononce clairement sur deux questions centrales. Premièrement, en ce qui concerne la Catalogne, puisque le texte dans son point 9 nie l’existence d’un conflit politique entre un ample secteur du peuple et l’État ainsi que la Constitution, réduisant la question à un problème de coexistence entre Catalans et préconisant un dialogue au sein de la Catalogne dans le cadre de la Constitution, cette Constitution même qui empêche le droit à l’autodétermination. C’est la quadrature du cercle, au plus haut degré pour ce qui est du Sénat [où la droite est majoritaire] qui, lui, peut empêcher toute réforme constitutionnelle et décréter à nouveau l’application de l’article 155 [qui permet de placer la Catalogne sous contrôle direct de l’Etat central]. Au point 10, le préaccord est encore plus explicite et tente de répondre à un autre desideratum: réaliser la justice fiscale (sans la préciser en tant que telle) et la rendre compatible avec la discipline budgétaire, à laquelle il est fait allusion au moyen d’une formule ambiguë, facile à neutraliser: atteindre l’«équilibre budgétaire» (…). L’évaluation et le contrôle des dépenses publiques sont essentiels au maintien d’un État de bien-être solide et durable», ce qui signifie l’acceptation non déclarée de l’article 135 de la Constitution.
Tant le PSOE que Podemos et Izquierda Unida ont appelé leurs bases à participer à une consultation piège, puisqu’il s’agit d’un référendum plébiscitaire sans débat et sans envisager d’autres solutions alternatives pour former un gouvernement de coalition. C’est le choix entre le gouvernement en préparation, sans connaître le contenu effectif de l’accord, ou la répétition des élections, ce que personne ne veut et qui pourrait signifier plus d’abstentions en direction de la gauche et une avance de la droite et de l’extrême droite. Pablo Iglesias, dans une lettre adressée aux membres d’UP, annonce déjà qu’il sera nécessaire de renoncer à des objectifs auxquels, soit dit en passant, on n’avait pas pu renoncer jusqu’à un jour avant l’accord. Il existe trop de lacunes et de questions pour faire confiance à ce gouvernement hypothétique dans lequel s’affirme une hégémonie social-libérale. C’est un gouvernement qui est le fruit d’une défaite, celle de l’héritage du 15M, et qui nous rappelle, dans un autre contexte et à une autre période, les concessions que le gouvernement de Tsipras a fini par faire après sa défaite éthique et politique [en juillet 2015, suite au référendum]. Il n’y a pas de mémorandum [allusion aux mémorandums signés par les gouvernements grecs], mais il y a des exigences claires de la part de la troïka elle-même [BCE, FMI et Commission européenne].
Face à la menace de nouvelles élections et à la montée de l’ultra-droite, le préaccord du PSOE-UP a peut-être suscité un sentiment de soulagement parmi le «peuple de gauche», mais il n’a pas suscité d’enthousiasme. Même les bureaucraties syndicales qui soutiennent l’accord préalable du gouvernement le font en sachant qu’elles ne pourront pas s’attendre à de grandes réalisations sociales – comme l’a dit Unai Sordo, secrétaire général des Commissions ouvrières (CCOO) – et ces appareils syndicaux tranquillisent le capital parce que, sur le fond, rien ne va changer, ce qu’a laissé entendre José María Álvarez de l’Union générale des travailleurs (UGT).
Dans l’avenir immédiat: les accords finalement conclus par le PSOE et l’UP devront être rigoureusement examinés; mais avant tout, le mouvement social et la gauche devront surveiller de très près l’action de ce gouvernement «progressiste», dans l’hypothèse où il se mettra finalement en place. (Article envoyé le 21 novembre 2019 par l’auteur, militant de Anticapitalistas, animateur du site Viento Sur; traduction rédaction A l’Encontre)
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[1] Expression qui désigne le système politique issu de la Constitution de 1978 convenu entre l’opposition réformiste au franquisme et les héritiers politiques du dictateur. (MG)
[2] Nom du mouvement des Indignés né le 15 mai 2011 qui a marqué les orientations du débat politique dans l’État espagnol en introduisant des thèmes et des critiques visant l’ensemble de la société qui, jusqu’alors, n’avaient été proposés que par la gauche radicale. (MG)
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