22 février – 22 novembre 2019. Neuf mois! Neuf mois que les Algériens battent le pavé en martelant: «Silmiya ! Matalibna charîya!» (Pacifique, nos revendications sont légitimes). Et cela correspondait hier au 40e vendredi du hirak. Du jamais-vu dans l’histoire des soulèvements populaires sur cette terre d’Algérie qui pourtant en a connu des révolutions.
C’est peut-être ces chiffres-là, le seuil symbolique des neuf mois franchi et des 40 vendredis totalisé, qui ont poussé les Algériens à descendre encore aussi massivement dans la rue.
De fait, beaucoup avaient envie d’en être, de marquer le coup, de célébrer cette belle longévité dans la communion, comme ce fut le cas pour toutes les autres dates symboliques tombées un vendredi (une générosité du calendrier qu’on a attribuée romantiquement à la baraka du hirak). Il faut noter aussi que ce 40e «référendum» populaire tombe en pleine campagne présidentielle, et cela a ajouté du piment aux manifs d’hier.
Le carré des inconditionnels du hirak est descendu au milieu de la matinée pour occuper la rue Didouche. Des dizaines de manifestants paradaient ainsi entre la place Audin et Meissonnier aux cris de «Dégage Gaïd Salah, had el âme makache el vote !» (pas de vote cette année), «Dawla madania, machi askaria !» (Etat civil, pas militaire), «Ahna ouled Amirouche, marche arrière ma n’ouellouche, djaybine el houria !» (Nous sommes les enfants de Amirouche, pas de marche arrière, on arrachera la liberté), «Les généraux à la poubelle, wel Djazair teddi l’istiqlal !» (et l’Algérie accédera à l’indépendance)…Les cinq candidats sont copieusement brocardés avec, à la clé, cette sentence irrévérencieuse: «Djabou 5 arayess, habbou idirou raïs !» (Ils ont ramené 5 poupées, ils veulent en faire un Président).
«Tu as des nouvelles de Bouzid?»
Alors que les manifs vont bon train, d’aucuns prenaient des nouvelles de leurs camarades interpellés la veille lors des marches nocturnes qui ont ébranlé la capitale. «Tu as des nouvelles de Bouzid?» s’enquiert un citoyen au sujet de notre confrère Bouzid Ichalalène qui dirige le site inter-lignes.com. Nous venions justement de prendre de ses nouvelles. «Ils m’ont arrêté vers 22h (jeudi soir, ndlr).
J’avais beau dire que j’étais journaliste, ils n’ont rien voulu savoir. Il y avait 13 manifestants avec moi. Ils nous ont conduits au commissariat de Sidi Abdellah. On n’a été relâchés qu’à 1h du matin et nous étions livrés à nous-mêmes. On devait rentrer par nos propres moyens», témoigne notre confrère. Ali, un des hirakistes les plus chevronnés, a été interpellé lui aussi le même soir.
«Ils m’ont embarqué au commissariat central. On n’avait même pas droit d’aller aux toilettes. J’ai été relâché vers minuit, mais d’autres manquent à l’appel», confie-t-il. Cela ne semble nullement avoir entamé sa détermination, lui qui est aux premiers rangs de la contestation. «On ne lâche rien! On ne s’arrêtera pas!» lâche-t-il.
Une détermination qui trouve écho dans ce slogan clamé en chœur par la foule: «Eddouna gaâ lel habss, echaâb mahouche habess» (Emmenez-nous tous en prison, on ne s’arrêtera pas). Une petite fille hissée sur les épaules d’un parent a les mains liées par des menottes. «C’est pour signifier à nos dirigeants que même si vous deviez nous passer les menottes, il n’y aura pas de vote», revendique son accompagnateur.
Un jeune soulève un énorme panneau à l’effigie du détenu Nabil Alloun avec cette requête: «Libérez mon frère !» Ammi Saïd de Tizi Ghenif arbore cette pancarte: «On n’est pas contre les élections, mais pas les élections souillées de l’ère Bouteflika». Une dame écrit pour sa part: «Oui à la liberté, non à la destruction de l’Algérie, à la régénérescence de la bande et au régime des généraux».
Un homme d’un certain âge défile avec une colombe blanche sur l’épaule, comme pour réaffirmer le caractère résolument pacifique du mouvement. Le cortège occupe longtemps le segment compris entre le haut du boulevard Victor Hugo et la place Audin. A un moment, la foule s’installe à hauteur du commissariat du 6e. Plusieurs carrés se forment et animent bruyamment la manif’.
Des percussions de derbouka enflamment l’ambiance. La foule scande : «One, two, three, viva l’Algérie, ou Gaïd Salah dictatouri!» «Imazighen Casbah Bab El Oued!»… La police se contente de dégager une partie de la chaussée au trafic automobile. Près du fleuriste de la place Audin, on entend sur un air gnawi: «Khellouni khellouni, had eddoula haggara, khellouni khellouni, makache el vote zkara !» (Laissez-moi, cet Etat est tyrannique. Pas de vote, c’est comme ça). A 12h45, la rue Didouche est noire de monde. La mobilisation est de plus en plus dense. Il est difficile de se frayer un passage.
«Jusqu’au bout!»
13h35. A peine l’office de la prière du vendredi terminé à la mosquée Errahma, la foule se soulève comme une tempête aux cris de «Ya Aliii !» «Dawla madania, machi askaria!» (Etat civil, pas militaire!) Un fumigène embrase le ciel.
La marée humaine déferle sur la rue Didouche en répétant les slogans rituels : «Dégage Gaïd Salah, had el âm makache el vote!» «Makache intikhabate maâ el îssabate !» (Pas de vote avec la bande) «Ahna ouled Amirouche, marche arrière ma n’ouellouche !» «Isqate el vote wadjeb watani, welli ivoti khayen watani !» (Faire échec au vote est un devoir national, et celui qui vote est un traître à la patrie)… Sur les pancartes qui défilent, les messages anti-élection pleuvent là encore : «Je ne voterai pas contre mon pays», «Votre campagne est carcérale et non électorale», «La révolution populaire met fin au système des 57 ans de règne sans partage par un non massif de tous les Algériens au scénario électoral imposé».
On lit aussi: «Le combat qu’on perd, c’est celui qu’on n’a pas engagé», «Le peuple est déterminé; l’armée est terminée». Une banderole proclame: «Aucune voix n’est au-dessus de la révolution du Sourire». La banderole est assortie d’un portait de Ben M’hidi [un des fondateurs du FLN, tué durant la «Bataille d’Alger » en 1957] et cette recommandation: «Restez pacifiques, n’oubliez pas que c’est mon sourire qui est entré dans l’histoire».
Des jeunes paradent côte à côte en mettant bout à bout leurs pancartes respectives. Et cela donne: «Cette génération ne fera jamais marche arrière». Un autre slogan percutant disait simplement: «Jusqu’au bout!» Près de la Fac centrale, un jeune homme a cette pensée pleine d’ironie: «57 dures années de langue de bois, basta! Aujourd’hui, le peuple rejette cette langue incompréhensible et garde le bois comme combustible du bûcher qui vous ravagera».
14h10. Un premier cortège arrive de Bab El Oued en entonnant «La casa d’El Mouradia!». Nous rejoignons la rue Asselah Hocine où défilent plusieurs carrés en provenance de Bab El Oued et de La Casbah en martelant: «Makache intikhabate maâ el îssabate!» «Ahna ouled Amirouche, marche arrière ma n’ouellouche!» Lu sur une pancarte: «Vive la révolution pacifique! Le peuple refuse de participer aux élections imposées par la junte militaire qui est au service des monarchies du Golfe et de l’ancienne puissance coloniale».
Sur la rue Hassiba Ben Bouali, des cohortes de manifestants continuent d’affluer en convergeant vers la Grande-Poste. Plusieurs d’entre eux arborent cette pancarte: «Qui a tué Hachani?» avec un portrait de l’ancien cadre dirigeant du FIS assassiné le 22 novembre 1999. Un carré de militants de gauche du Pôle de l’alternative ouvrière et populaire crie: «Endirou idhrabate machi intikhabate !» (On fera des grèves, pas des élections).
Ils répètent aussi: «Houriya, karama, adala idjtimaiya!» (Liberté, dignité, justice sociale). D’autres carrés scandent: «Falastine echouhada!» «La nourid hokm el askar min djadid!» (On ne veut pas d’un nouveau régime militaire). Un jeune écrit sur une pancarte: «La représentation du hirak est plus qu’indispensable». Il ajoute au verso: «Ceux qui sont contre le vote doivent agir plus efficacement que ceux qui veulent voter». Un citoyen parade avec cet écriteau au ton triomphal: «And the winner is: Weee (people). Nous vaincrons!» (Article publié dans El Watan en date du 23 novembre 2019)
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