A partir de l’élection de Hugo Chávez en 1998, le processus bolivarien au Venezuela a entamé à une étape critique de l’histoire du pays. Dans une société qui depuis deux décennies était déjà sur la pente de l’épuisement du modèle de la rente pétrolière et de son Etat clientéliste, une société qui traversait une grave crise économique avec un système politique instable et profondément délégitimé, les propositions et le discours de Chávez ont réussi à créer un sens de direction, un espoir collectif selon lequel un autre horizon était possible pour la société [1].
Au cours de la première décennie du gouvernement de Chávez, il y a eu des changements importants dans la société. Un processus constituant a été mis en œuvre. Il a abouti à l’approbation par référendum d’une nouvelle constitution. Celle-ci a institué un large éventail de modalités de démocratie participative, conçues non pas pour remplacer la démocratie représentative, mais pour approfondir la démocratie. A une époque où une forte vague néolibérale déferlait sur le continent, non seulement les droits politiques, mais aussi les droits sociaux, économiques et culturels, tels que le droit à l’éducation à tous les niveaux et l’accès à des services de santé publique gratuits, ont été reconnus par la Constitution vénézuélienne. Pour la première fois dans l’histoire, les peuples autochtones et leurs droits, y compris leurs droits territoriaux, étaient reconnus. L’Etat exerçait un contrôle étendu sur l’industrie pétrolière et d’autres industries de base.
Avec un plus grand contrôle public sur les recettes pétrolières et une augmentation soutenue des prix des hydrocarbures, les recettes fiscales ont augmenté de manière substantielle. Les dépenses publiques ont été fortement réorientées vers des politiques sociales, au moyen de ce qu’on a appelé les missions [entre autres dans la santé], qui visaient principalement les secteurs les moins favorisés de la population. La couverture de la sécurité sociale a été considérablement élargie. Grâce à ces mesures et à une croissance économique soutenue sur plusieurs années, les niveaux de pauvreté et de pauvreté critique (mesurés par le revenu monétaire) et les indices d’inégalité ont été considérablement réduits. Tous les principaux indicateurs sociaux tels que la scolarisation, les niveaux de nutrition et la mortalité infantile se sont améliorés.
Il y eut de profonds changements dans la culture politique populaire. Avant cette période, il régnait au Venezuela une apathie généralisée et une prise de distance par rapport à un système politique discrédité, dans lequel toute allusion au secteur populaire avait disparu des discours. Avec le gouvernement de Chavez a émergé un nouveau contexte d’optimisme, de dignité, marqué par la conviction qu’avec l’organisation et la mobilisation collective il était possible de construire un avenir meilleur. Des processus riches et variés d’organisation populaire ont été mis en place, tels que les comités techniques de l’eau, les conseils communautaires de l’eau, les comités fonciers urbains, les comités de santé et, plus tard, les conseils communaux et communautaires, qui ont impliqué ensemble des millions de personnes. Pendant plus d’une décennie, le gouvernement Chávez a joui d’une grande légitimité dans le monde populaire vénézuélien et il a remporté des élections successives entre 1998 et 2012.
Un contexte international qui change
En Amérique latine, les exemples et les initiatives du gouvernement bolivarien ont joué un rôle important dans l’émergence de gouvernements dits progressistes qui ont couvert la majeure partie de la carte géographique de l’Amérique du Sud. Ses initiatives ont été importantes, non seulement pour la mise en échec de l’Accord de libre-échange des Amériques (ALCA), un ordre constitutionnel néolibéral que le gouvernement des Etats-Unis entendait imposer à l’ensemble du continent, mais également dans la création de nouveaux mécanismes de solidarité et d’intégration latino-américains: UNASUR, CELAC, Alba et Petrocaribe.
Cet extraordinaire processus de changement est devenu une référence mondiale, une lueur d’espoir aussi bien pour les peuples et mouvements latino-américains que pour des communautés aussi éloignées que les camps de réfugiés palestiniens à Beyrouth et les mouvements sociaux en Inde et en Asie du Sud-Est.
Comme on pouvait s’y attendre pour un processus politique défini comme anti-impérialiste, puis comme socialiste, le projet bolivarien a dû faire face aux pressions extérieures et aux menaces de la droite à niveau mondial, en particulier du gouvernement états-unien. Dès le début, le gouvernement Chávez s’est trouvé confronté à des actions impériales visant à le destituer. Le gouvernement états-unien a toujours soutenu politiquement et financièrement les tentatives de la droite vénézuélienne en vue de le renverser, à commencer par le coup d’Etat d’avril 2002 et la grève et lock-out organisés par le patronat du secteur pétrolier qui ont pratiquement paralysé le pays pendant deux mois entre 2002 et 2003.
Plus récemment, juste avant de quitter son poste, Barack Obama, a renouvelé un décret déclarant que le Venezuela constituait «une menace inhabituelle et extraordinaire pour la sécurité nationale et la politique étrangère des Etats-Unis» [2]. En août 2017, Donald Trump a menacé le Venezuela d’une intervention militaire états-unienne dans les termes suivants:
«Nous avons beaucoup d’options pour le Venezuela, c’est notre voisin… Nous sommes partout dans le monde et nous avons des troupes partout dans le monde, dans des endroits très, très éloignés, le Venezuela n’est pas très loin, et des gens souffrent et meurent. Nous avons de nombreuses options pour le Venezuela, y compris une éventuelle option militaire si nécessaire.» [3]
Une nouvelle étape a été franchie en août 2017 lorsque Donald Trump a ordonné un blocus financier du Venezuela. Celui-ci a eu une application extraterritoriale bien au-delà des Etats-Unis, car de nombreuses banques d’autres pays, en particulier dans l’Union européenne, ont suspendu leurs opérations avec le Venezuela par crainte de représailles de la part du gouvernement états-unien. Faute de banques correspondantes aux États-Unis et dans l’Union européenne, le gouvernement a éprouvé de grandes difficultés à acheter des denrées à l’étranger (y compris des denrées alimentaires et des médicaments), à accéder à de nouvelles sources de crédit et à rembourser sa dette extérieure. Contrairement aux sanctions précédentes, qui ne visaient que certains hauts fonctionnaires, ces sanctions économiques / financières touchent désormais directement la majorité de la population.
Le coup d’Etat parlementaire au Brésil [la destitution de Dilma Rousseff en août 2016] et la victoire électorale de Maurizio Macri [mandat commençant en décembre 2015] en Argentine, et plus généralement le virage politique latino-américain vers le néolibéralisme et l’alliance avec les États-Unis, ont considérablement modifié le contexte continental dans lequel le processus bolivarien a fonctionné jusqu’à récemment. Ces modifications ont entraîné un isolement croissant et sévère, non seulement à l’échelle internationale, mais aussi en Amérique du sud. Non seulement le gouvernement vénézuélien ne dispose plus du soutien latino-américain dont il bénéficiait auparavant, mais il doit affronter les attaques systématiques de la plupart des membres de l’Organisation des Etats américains (OEA) et les pressions constantes du Groupe de Lima (Groupe réunissant 17 pays, constitué à Lima en août 2017, pour «assurer une sortie pacifique de la crise» au Venezuela).
Limites, contradictions et vulnérabilités internes du processus bolivarien
Cependant, ce contexte profondément défavorable n’est en aucun cas suffisant pour expliquer la crise multidimensionnelle profonde que connaît le Venezuela aujourd’hui. Comme nous le verrons plus loin, la récession et la réduction soutenue de la production pétrolière ont commencé en 2014, soit trois ans avant les sanctions financières imposées par le gouvernement Trump. Dès le début, ce processus politique a été marqué par de profondes contradictions et des vulnérabilités internes, qui sont devenues plus évidentes au fil du temps. Au-delà des discours ronflants, cela a entraîné une restriction de la capacité de résister aux pressions extérieures, en particulier:
• Les contradictions entre, d’une part, un projet qui s’autoproclamait anticapitaliste et pluriculturel, et, d’autre part, l’engagement du gouvernement dans une intensification extrême du rentisme et de l’extractivisme pétrolier et minier et dans l’approfondissement de l’insertion coloniale exportatrice de matières premières dans le régime mondialisé de la division internationale du travail et de la nature.
• L’extraordinaire dépendance à l’égard du rôle unipersonnel d’Hugo Chávez en tant que leader charismatique incontesté du processus bolivarien a eu des conséquences profondément contradictoires. D’une part, la remarquable capacité de leadership de Chávez a rendu possible les ruptures politiques et culturelles qui ont caractérisé les premières étapes du processus bolivarien, lui permettant de briser la chape de plomb d’une société qui, malgré une profonde crise économique et un système politique profondément délégitimé, était fondamentalement démobilisée et manquait d’horizons crédibles pour un changement. Chávez a réussi à rompre avec la léthargie, l’apathie et la résignation des couches populaires en offrant une nouvelle direction, une nouvelle orientation capable de capturer l’imaginaire collectif. Mais, d’autre part, le processus vénézuélien a également subi les conséquences négatives d’un leadership d’une seule personne (caudillisme). Ce modèle finit par générer un type de leadership caractérisé par la déification du leader et l’exigence d’inconditionnalité. Dans ce contexte, le débat critique est entravé et les voix dissidentes sont marginalisées. Cela appauvrit la possibilité de discussions ouvertes et susceptibles d’explorer des options alternatives.
Dans ces conditions, il n’est pas surprenant que de nombreuses décisions de Chávez aient été improvisées et aient fini par causer beaucoup de dommages au pays. Du point de vue de la continuité du processus bolivarien, la présence décisive de ce type de leadership bloque l’émergence de leaderships alternatifs, et fait que l’absence du leader suprême met en danger l’ensemble du projet de changement.
• La tension entre, d’une part, les imaginaires et les pratiques du pouvoir et de l’auto-organisation du peuple d’en bas, et, d’autre part, les politiques de contrôle d’en haut d’inspiration dite léniniste [de facto plus exactement castriste – Réd.] et la prise de toutes les principales décisions du sommet de l’Etat-parti, décisions dont la population est ensuite informée par le biais d’émissions généralisées à la radio et à la télévision. C’est ainsi qu’a été minée la confiance dans les capacités d’autogestion du peuple organisé. Durant ces années, il y a eu une forte contradiction entre, d’une part, la promotion de multiples formes d’organisations populaires de base, et, d’autre part, l’instauration de structures de contrôle vertical de ces mêmes organisations, ainsi que la création d’une dépendance financière permanente par rapport à l’Etat, sapant ainsi les possibilités autonomes de ces organisations.
• Les limites d’un processus de transformation sociale axé sur la dynamique politique, organisationnelle et institutionnelle, sans modifications correspondantes de la structure économique de la société, ont été tout aussi graves. Des mesures ont été prises dans le sens d’une plus grande démocratie politique, sans que cela ne s’accompagne d’une démocratie dans le domaine de la production. Sans leur propre base productive, les organisations populaires ne peuvent pas réduire leur dépendance matérielle par rapport à l’Etat. C’est ainsi que le centralisme étatique vertical, rentier et clientéliste de cette société s’est accentué. Ce qui n’est pas du tout propice à l’expansion de la démocratie.
• La contradiction entre, d’un côté, l’expansion de la démocratie et la promotion de ses modalités participatives, et, d’un autre côté, une culture militaire de commandement verticaliste, non délibérative, qui a contribué à une forte présence militaire dans tous les secteurs de l’Etat (ministères, institutions et entreprises publiques, gouvernorats, mairies) et du parti au pouvoir.
• Les conséquences de l’effacement des frontières entre l’Etat public et le parti politique (PSUV-Parti socialiste unifié du Venezuela) au nom de “«AlaRevolución@» ont été tout aussi graves. Lorsqu’on considère que les frontières entre ce qui appartient à l’Etat /domaine public et ce qui appartient à la politique/parti constituent des différenciations libérales qui doivent être surmontées en période de «révolution», la frontière entre le public et le privé est également diluée. C’est ainsi qu’ont été créées les conditions politiques et institutionnelles qui ont favorisé la corruption massive qui a caractérisé le gouvernement bolivarien à tous les niveaux.
• La conception et la pratique de la politique en tant qu’affrontement entre amis et ennemis ont fini par instaurer dans la société vénézuélienne une culture de sectarisme, de méfiance et de non-reconnaissance de l’autre qui entrave fortement les possibilités de dialogue et d’accord, même si elles sont minimes, face à la crise humanitaire profonde que vit le pays.
La condition structurelle constitutive de la société vénézuélienne, déterminant fondamental des graves difficultés économiques, politiques et culturelles auxquelles elle est confrontée depuis des décennies, est la crise terminale de son modèle rentier pétrolier, de sa très forte dépendance par rapport à l’exportation d’un seul produit, avec le modèle qui en découle, celui d’un Etat centralisateur et clientélaire. Or, pendant les années du gouvernement de Chávez, au-delà du discours, non seulement aucune mesure préliminaire n’a pas été prise allant dans le sens d’une transition vers un Venezuela post-pétrolier, mais en plus la dépendance du pays à l’égard du pétrole s’est encore accrue, atteignant 96% de la valeur totale de ses exportations. En termes relatifs et absolus, les exportations non pétrolières et celles du secteur privé ont diminué. L’augmentation de la demande intérieure, qui résulte de politiques publiques visant à accroître le pouvoir de consommation de la population, a été satisfaite, non pas par une augmentation de la production agricole et industrielle, mais par une croissance soutenue des importations. Un taux de change extraordinairement surévalué a aggravé le mal hollandais historique [exploitation des ressources dites naturelles et déclin de la production manufacturière]. Importer des marchandises de l’étranger a été moins cher que de les produire dans le pays, le commerce et les opérations financières étaient plus rentables que l’activité agricole ou industrielle.
Tout cela a accru la vulnérabilité de l’économie et augmenté sa dépendance à l’égard des revenus pétroliers. Aussi bien les politiques sociales – qui ont eu un impact si important sur les conditions de vie des secteurs populaires pendant quelques années – que les initiatives de solidarité latino-américaines dépendaient des revenus pétroliers. Il s’agissait essentiellement d’un modèle politique distributif. La seule altération significative de la structure productive du pays a été sa détérioration progressive.
Lorsque le processus bolivarien a été défini comme «socialiste» en 2006 et 2007, et en relation avec une forte influence cubaine, le socialisme a été identifié à l’étatisme. En l’absence totale d’un bilan éclairé et critique des conséquences qu’avait eu pour Cuba la prétention de diriger toute l’activité économique depuis les institutions de l’Etat – tendance qui est actuellement contestée dans le nouveau texte constitutionnel en discussion dans ce pays – un très large éventail d’entreprises agricoles, industrielles, de services et commerciales sont devenues des entreprises d’Etat, soit un total estimé à 526 [4]. La plupart de ces entreprises furent mal gérées, avec des investissements limités et des niveaux généralisés de clientélisme et de corruption. Elles ne disposaient pas des devises nécessaires à leur entretien et à leur mise à niveau technologique. La structure de prix déformée à l’absurde de l’économie vénézuélienne (au milieu de l’année 2018, une tasse de café dans un bistrot, coûtait la même chose que 250’000 litres d’essence de 95 octanes) a affecté les entreprises publiques et privées. Il en va de même pour l’inflation et l’hyperinflation, ce qui empêche la réalisation des calculs économiques indispensables à la gestion de toute unité de production.
La direction des entreprises était confiée à des «gens de confiance politique», souvent militaires, même s’ils n’avaient aucune connaissance de l’activité qu’ils dirigeaient. La plupart de ces entreprises – depuis les grandes usines d’acier et d’aluminium jusqu’aux petites entreprises du secteur de l’alimentation – ont continué à enregistrer des pertes et n’ont pu rester actives que grâce aux contributions de l’Etat provenant de la rente pétrolière. Lorsque l’Etat ne peut plus verser ces subventions, la crise de ces entreprises s’aggrave.
Le secteur privé n’est pas en meilleure position. Selon la dernière enquête de la Chambre patronale de l’industrie, Conindustria, au milieu de l’année 2017, seule 45% de sa capacité de production industrielle installée était utilisée [5]. Au milieu de l’année 2018, ce chiffre avait chuté de manière significative.
La crise économique
Il n’existe pas d’informations officielles actualisées permettant d’analyser l’état actuel de l’économie vénézuélienne. La plupart des statistiques publiées par la Banque centrale du Venezuela et l’Institut national de statistique – l’organisme responsable du système statistique national – accusent un retard de trois à quatre ans [6]. Il est clair que le gouvernement a décidé de ne pas divulguer des informations qui confirmeraient la profondeur de la crise économique. Les calculs qui ont été diffusés par les analystes économiques, les centres universitaires, les associations patronales et les institutions internationales varient considérablement.
Ces dernières années, l’économie vénézuélienne a reculé encore davantage qu’au cours de la grève du pétrole de 2002-2003. Le PIB a baissé pendant quatre années consécutives: 2014 (-3,9%), 2015 (-6,2%), 2016 (-16,5%) [7]. Le FMI estime que le chiffre pour 2017 était de -12%, de sorte que l’économie vénézuélienne à la fin de l’année avait un PIB à hauteur de 66% de ce qu’il était en 2013. Etant donné que la crise s’est encore aggravée en 2018, il est probable, selon certaines projections, qu’à la fin 2018, le PIB atteindra près de la moitié du niveau de celui de 2013. Un déclin absolument catastrophique.
Au cours de ces années, il y a eu un fort déficit budgétaire consolidé dans le secteur public: 2012 (15,1%) ; 2013 (13,2%) ; 2014 (8,8%) ; 2015 (10,3%) ; 2016 (17%) [8]. En 2017 l’inflation a dépassé les 2000%, enclenchant une période d’hyperinflation. Au milieu de l’année 2018, l’inflation était supérieure à 100 % par mois. Le FMI estime qu’à la fin de 2018, l’inflation annuelle aura atteint un million de % [9].
Outre la spéculation généralisée, l’absence de devises étrangères et les déséquilibres structurels entre la baisse rapide de l’offre de biens, de services et de devises face à des attentes de consommation difficilement adaptables à ces nouvelles conditions, un facteur déterminant de l’hyperinflation a été l’émission massive et croissante de monnaie inorganique [sans collatéral] par la Banque centrale du Venezuela afin de garantir l’expansion des dépenses publiques et des politiques clientéliaires du gouvernement, cela dans un contexte de déficits budgétaires sévères.
En mai 2018, après trois ans de récession, la masse monétaire était 509 fois plus importante qu’en mai 2015. Cette expansion incontrôlée de la masse monétaire s’est accélérée. Entre janvier et mai 2018, la masse monétaire du pays a été multipliée par sept, passant de 177 milliards de bolivars à 1’255 milliards de bolivars. [10] L’émission de monnaie papier a pris beaucoup de retard, ce qui a entraîné une grave pénurie de liquidités. Alors que traditionnellement, le papier-monnaie a représenté entre 13 et 14 % de la masse monétaire dans le pays, il n’atteint actuellement pas 2 %. Le manque d’argent liquide est devenu une composante supplémentaire des difficultés qu’affrontent les gens dans leur vie quotidienne. Les banques ne permettent de retirer que des sommes d’argent très limitées chaque jour, et il y a des dépenses, comme les paiements pour le transport urbain et interurbain, qui ne peuvent être acquittés qu’en espèces. Pour ce faire, il est souvent nécessaire d’acheter de l’argent comptant par virement bancaire avec des frais supplémentaires allant jusqu’à 200% et 300%.
La valeur totale des exportations est passée de 98’877 milliards de dollars en 2012 à 27’407 milliards de dollars en 2016. Entre 2012 et 2016, dans un pays absolument dépendant des importations, ces dernières sont passées de 65’951 millions de dollars à 16’370 millions de dollars, soit une baisse de 75% [11], ce qui a un impact sévère sur l’ensemble de l’activité économique en raison du manque d’intrants et de pièces de rechange. L’impact sur la disponibilité de nourriture, de médicaments et de moyens de transport a été particulièrement dramatique.
Dès 2015 [12], il y a un déficit de la balance des comptes courants [solde des flux résultant des échanges internationaux de biens et services – balance commerciale – et des revenus et transferts courants]. Les réserves internationales sont passées de 35 milliards de dollars en 2009 à 8,7 milliards de dollars en juillet 2018 [13]. La dette extérieure totale est estimée à 184,5 milliards de dollars, sans compter «les engagements de la dette commerciale, la dette envers les fournisseurs de PDVSA, la dette pour les nationalisations, les engagements envers les agences multilatérales, entre autres» [14].
Ce chiffre est vingt fois plus élevé que le total des réserves internationales du pays et représente presque sept fois le montant total des exportations de 2016, qui est la dernière année pour laquelle des données officielles sont disponibles. Malgré le fait qu’ont existé des années où les prix du pétrole ont été très élevés, la dette extérieure par habitant est passée de 1214 dollars en 1999 à 3916 dollars en 2017 [15]. Le fait que le gouvernement ait accordé la priorité au paiement rapide de cette dette plutôt qu’aux besoins alimentaires et sanitaires les plus urgents de la population fut un facteur clé de la crise sociale actuelle [16].
Pendant les années du processus bolivarien, la Chine, et ensuite la Russie ont été les principales sources de financement extérieur. Toutefois, au milieu de l’année 2018, la difficulté du pays à annuler ses engagements est telle que ces pays ne semblent plus disposés à continuer à fournir de l’argent frais.
L’industrie pétrolière
L’effondrement des prix du pétrole, qui sont passés d’une moyenne d’environ 100 dollars le baril entre 2012 et 2014 à une moyenne de 41 dollars le baril en 2015, a été un élément clé de la crise économique du pays. Cependant, cela ne suffit en aucun cas à l’expliquer. Aucun autre pays producteur de pétrole n’a connu une telle détérioration au cours des dernières années. En outre, les prix du pétrole se sont graduellement rétablis jusqu’à atteindre plus de 66 dollars le baril au milieu de 2018, soit un prix supérieur que celui de la moyenne pendant les quatorze années de gouvernement de Chávez.
Au-delà des prix du pétrole, l’industrie pétrolière est pratiquement dans un état d’effondrement, révélant de façon dramatique certaines des principales contradictions et distorsions du processus bolivarien. Selon le bulletin statistique mensuel de l’OPEP pour juin 2018, le gouvernement national s’était fixé comme objectif de porter la production de pétrole à six millions de barils par jour d’ici 2019. Or, la production vénézuélienne (selon des sources secondaires) est tombée à un million trois cent quarante mille barils jour [17], soit seulement 44% du niveau de production de 2009 et le niveau le plus bas depuis des décennies. Cet effondrement de la production n’a rien à voir avec l’intention de réduire les émissions de gaz à effet de serre, ni avec les politiques de l’OPEP visant à protéger les prix du pétrole. Il existe une disparité extraordinaire entre les objectifs de production que le gouvernement s’est fixés et les niveaux de production qu’il a atteints [voir aussi le texte de Marea socialista publié sur ce site en date du 29 août 2018, en particulier le post-scriptum]. Voir ci-dessous le graphique qui indique l’objectif (meta) planifié et la production réelle.
Tout le pétrole exporté ne se traduit pas par de nouveaux revenus puisqu’une part importante de ces exportations est destinée à rembourser la dette pétrolière que l’Etat vénézuélien a contractée à l’égard de la Chine. Le fonctionnement des raffineries est devenu tellement précaire qu’elles n’ont plus la capacité d’approvisionner le marché intérieur. Au cours des dernières années, les dépenses d’exploitation ont augmenté en entraînant une réduction correspondante de la part fiscale des recettes totales de l’entreprise [18]. Selon la dernière publication des résultats financiers consolidés de PDVSA pour 2016, son bénéfice net – qui était de plus de 9 milliards de dollars en 2014 – a chuté à 828 millions de dollars US en 2016 [19].
Les causes de la détérioration de cette entreprise et de l’effondrement de sa production sont nombreuses: outre les facteurs externes mentionnés ci-dessus, il y a notamment l’incompétence de la gestion qui a entraîné l’inefficience et l’improvisation; la corruption; la surévaluation scandaleuse de ses opérations; la déperdition continuelle de personnel qualifié et les investissements limités dans la maintenance et la technologie. La distribution pratiquement gratuite de l’essence sur le marché intérieur et la contrebande massive de ses produits dans le pays se traduisent par des pertes de plusieurs milliards de dollars par an pour le budget national. Le processus de décapitalisation auquel l’exécutif national a soumis le PDVSA a été systématique, obligeant l’entreprise à livrer ses devises à la Banque centrale à un taux de change qui représentait une surévaluation extraordinaire et insoutenable du bolivar. Afin de pouvoir continuer à fonctionner, l’entreprise a entamé en 2007 un processus d’endettement externe croissant. En 2017, sa dette se montait déjà à 71 milliards de dollars [20]. Or PDVSA n’est pas en mesure de rembourser cette dette, ce qui met cette société dans une situation dangereusement proche d’une faillite, ce qui mettrait en danger ses installations à l’étranger, notamment CITGO, sa filiale aux Etats-Unis. [En 1986, 50% de la société de distribution d’essence et de lubrifiant ont été vendus à PDVSA. En 2010 Chávez a cherché à se débarrasser de participation de PDVSA pour la somme de 10 milliards de dollars. L’opération de vente n’a pu être conclue. Dès lors, des obligations ont été vendues, en 2015, par Citgo pour assurer des dividendes à PDVSA, avec des échéances de remboursement de 5 à 3,5 ans. Le défaut de paiement se profile donc clairement. Mais Maduro avait réussi un exploit: nommer, en 2017, un cousin d’Hugo Chavez comme PDG de Citgo, Asdrúbal Chavez. En juillet 2018, Asdrúbal Chavez voit son visa pour les Etats-Unis révoqué et il doit quitter le pays. Réd. A l’Encontre]
La décision stratégique du gouvernement bolivarien de donner la priorité au développement du pétrole lourd et extra-lourd de l’Arc pétrolier et minier de l’Orénoque sur les terres traditionnelles a eu des conséquences énormes non seulement pour l’industrie pétrolière, mais aussi pour le présent et l’avenir du pays. En invoquant les plus grandes réserves d’hydrocarbures de la planète, des mégalomaniaques voulaient faire du Venezuela une grande puissance énergétique. Ils ont ainsi été amenés à engager l’avenir du pays sur le développement exponentiel des gisements de la ceinture de l’Orénoque. Il s’agit en grande partie de pétrole lourd et extra-lourd qui nécessiterait, pour obtenir les niveaux de production souhaités, une technologie et des volumes d’investissement que le pays ne possède pas, surtout si, comme le prévoit la Constitution de 1999, la participation des sociétés transnationales devait être limitée.
Les investissements dans le pétrole de la ceinture de l’Orénoque ne seraient rentables que si le prix du pétrole restait proche de 100 dollars le baril et si l’utilisation du pétrole comme combustible était garantie à très long terme. Entre-temps, on a négligé ou abandonné une grande partie des champs pétrolifères traditionnels, produisant des pétroles plus légers et ayant des coûts d’exploitation beaucoup plus faibles. Il s’agit de puits parvenus à maturité, dont beaucoup sont en production depuis des décennies, mais dont les réserves étaient encore suffisantes pour soutenir des niveaux de production plus modestes pendant le temps nécessaire à la transition vers une économie non rentière et non fossile. Aujourd’hui, le pays ne produit ni les combustibles fossiles légers pour les mélanges nécessaires à l’exploitation de gisements lourds et extra-lourds, ni assez de combustible pour répondre à la demande du marché intérieur. Dans les conditions actuelles de goulets d’étranglement économiques et financiers, ces combustibles doivent être importés, presque tous en provenance des États-Unis!
Au-delà du calcul économique, le problème fondamental de ce méga-projet est le dommage environnemental extrême créé par cette échelle de production d’un combustible fossile hautement polluant alors que, pour la préservation de la vie sur la planète Terre, une réduction drastique des émissions de gaz à effet de serre est indispensable à très court terme. Bien que cette situation soit largement connue, le gouvernement bolivarien, au nom de «l’anticapitalisme et du socialisme du XXIe siècle», et malgré tous les documents et déclarations qu’il a publiés sur la défense de la planète, a proposé des niveaux de production qui ne peuvent que contribuer à saper les conditions qui rendent la vie possible.
La corruption imprègne l’industrie pétrolière. La sous-traitance avec surtaxes – et l’imputation de commissions – même dans des opérations que l’entreprise elle-même pourrait effectuer, s’est généralisée. Au cours des derniers mois de 2017, 69 chefs d’entreprise ont été arrêtés pour corruption, dont l’ancien président de la PDVSA, l’ancien ministre du pétrole et de l’énergie et une partie de l’équipe de direction de CITGO, la filiale opérant aux Etats-Unis [21].Ces mises en accusation – qui se réfèrent à des événements dont l’ampleur était connue depuis longtemps dans le pays – ont été dévoilées à la suite d’affrontements de plus en plus virulents au sein du gouvernement et du PSUV. Ils n’ont pas été accompagnés d’allégations similaires dans d’autres secteurs de l’économie où l’argent de la nation a été détourné: comme dans le trafic de devises fortement subventionnées propre à la corruption, les importations de denrées alimentaires et les façons illicites dont l’endettement massif du pays a fonctionné.
Contrairement à d’autres pays du continent, et malgré le poids prépondérant des travaux de construction d’infrastructures réalisés par Odebrecht [entrepreneur brésilien lié à de multiples opérations de pots-de-vin] pendant toutes les années du processus bolivarien – et du fait qu’une grande partie de ces travaux est restée paralysée – aucune enquête n’a été ouverte sur les activités corrompues de cette entreprise et de ses associés dans le gouvernement du Venezuela [22].
Sans ces «soustractions» monumentales qui se sont produites ces dernières années, la situation économique du pays serait certainement différente aujourd’hui.(Article publié sur le site vénézuélien aporrea; traduction A l’Encontre. La seconde partie sera publiée le 1er septembre 2018).
Edgardo Lander est sociologue. Il enseigne à l’Université centrale du Venezuela. Il est associé au Transnational Institute. Il a été un supporter de Chávez, tout en étant assez vite critique de la dépendance rentière du pétrole qui restait en place. (Réd.)
Notes
[1] Este texto hace uso libre de algunos trabajos anteriores del autor, así como de algunas declaraciones de la Plataforma Ciudadana en Defensa de la Constitución de la cual el autor forma parte. Será publicado en: El eclipse del progresismo. La izquierda latinoamericana e debate, José Correa Leite, Janaina Uemura y Filomena Siqueira, editores, Colectivo 660 y Editora Elefante, São Paulo, 2018. [ISBN 978-85-93115-12-7]
[2] The White House, Office of the Press Secretary. Notice. Continuation of the National Emergency with Respect to Venezuela, Washington, 13 de enero de 2017. [https://obamawhitehouse.archives.gov/the-press-office/2017/01/13/notice-continuation-national-emergency-respect-venezuela]
[3] Ben Jacobs, “Trump threatens ’military option’ in Venezuela as crisis escalates”, The Guardian, Londres, 12 de agosto 2017.
[4] Transparencia Venezuela, Empresas propiedad del Estado en Venezuela, Caracas 2017. [https://transparencia.org.ve/project/empresas-del-estado/]
[5] Coninduistria, Radiografía actual de la industria venezolana, Caracas 2017. [www.conindustria.org]
[6]. Una excepción es el informe anual que continúa presentando cada año el gobierno venezolano ante la United States Securities and Exchange Commission (SEC). Bolivarian Republic of Venezuela’s Annual Report on Form 18-K to the United States Securities and Exchange Commission for the fiscal year ended December 31, 2016.[https://www.sec.gov/Archives/edgar/data/103198/000119312517376486/d505622dex99d.htm]
[7] Idem.
[8] Idem.
[9]. “Venezuelan inflation predicted to hit 1 million percent this year”, CNBC, Nueva York, 27 de julio 2018. [https://www.cnbc.com/2018/07/27/venezuelan-inflation-predicted-to-hit-1-million-percent-this-year.html]
[10]. Banco Central de Venezuela. Liquidez monetaria. Caracas, julio 2018. [http://www.bcv.org.ve/estadisticas/liquidez-monetaria]
[11] Bolivarian Republic of Venezuela’s Annual Report on Form 18-K to the United States Securities and Exchange Commission for the fiscal year ended December 31, 2016.
[12] Idem.
[13] Banco Central de Venezuela, Reservas Internacionales. Caracas, julio 2018. [http://www.bcv.org.ve/estadisticas/reservas-internacionales]
[14]. Prodavinci. Venezuela: la deuda externa en cifras, Caracas, 2018. [https://www.http://especiales.prodavinci.com/deudaexterna/]
[15] Idem.
[16] En mayo del año 2017 el presidente Maduro informó que, en los 24 meses previos, el gobierno había dedicado un total de 60 mil millones de dólares para el pago de la deuda. Kevin Arteaga González, “Maduro: En 24 meses hemos cancelado 60 mil millones de dólares”, El Carabobeño, Valencia, 19 de mayo 2017.
[17] OPEC. Monthly Oil Market Report July 2018, Viena, julio 2018. [https://momr.opec.org/pdf-download/index.php]
[18] Mendoza Potellá, op. cit.
[19] Petróleos de Venezuela S.A. y sus empresas filiales. (PDVSA) Estados Financieros Consolidados, Caracas 31 de diciembre 2016. [http://www.pdvsa.com/images/pdf/estado_financiero/PDVSAestado_financiero_espaol_16.pdf]
[20] Prodavinci, op. cit.
[21] “69 personas han sido detenidas por casos de corrupción en PDVSA”, Ciudad Caracas, Caracas, 29 de diciembre 2017.
[22] Sobre los contratos de esta empresa con el Estado venezolano en estos años, los sobreprecios y las obras que no fueron culminadas Ver: Transparencia Venezuela. Informe Odebrecht 2018, Caracas. [https://transparencia.org.ve/odebrecht/informe-2018/]
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