Le 27 juin 1968, Literarni Listy (hebdomadaire de l’Union des écrivains dont la circulation alors était de 300’000), Prace, le quotidien des syndicats, et encore deux autres publications diffusaient conjointement un manifeste ayant pour titre: «Deux Mille Mots qui appartiennent aux ouvriers, aux paysans, aux employés, aux artistes et à tous». Autrement dit, le premier manifeste politique issu de la société de toute l’histoire de la Tchécoslovaquie dite socialiste, signé par 70 personnalités de tous les horizons du pays. Ludvik Vaculik en était l’auteur.
Pour rappel. Ludvik Vaculik, lors du IVe Congrès des écrivains en juin 1967, avec d’autres figures renommées de la littérature – telles que Pavel Kohout ou A.J. Liehm – avait dénoncé sans ambiguïté l’intervention du PCT dans le domaine de la culture et sa volonté de contrôle sur la société (voir aussi à ce propos les extraits d’un long entretien donné par Eduard Goldstücker: http://alencontre.org/societe/histoire/dossier-tchecoslovaquie-ii-kafka-comme-detonateur-politique.html.)
En réaction, Antonin Novotny, le patron du PCT, avait exclu Vaculik et Liehm du parti. L’hebdomadaire de l’Union des écrivains d’alors, Literarni Noviny avait été placé sous le contrôle du ministre de la «Culture», ce qui avait accru fortement l’opposition à la direction du PCT.
Le 21 juin 1968 s’était tenu le Congrès des journalistes. Ils n’avaient pas ménagé leurs critiques au PCUS de Léonid Brejnev et, y compris, aux multiples hésitations de Dubcek.
Le 26 juin, Alexander Dubcek, dans la foulée d’une réunion avec des journalistes et des écrivains, pensait les avoir convaincus de la nécessité d’une plus grande précaution dans leurs articles et leurs expressions.
La publication, le 27 juin, du manifeste intitulé depuis lors, de manière restrictive, «Les deux mille mots» illustrait l’échec «diplomatique» de Dubcek. Les tensions se faisaient croissantes, entre des secteurs de la société et la direction «réformiste» du PCT.
Michel Tatu, analyste de renom de ces pays, écrivait dans le quotidien français Le Monde, en date du 1er juillet 1968: «La Tchécoslovaquie n’en est plus à sa première pétition et cet appel dit des «deux mille mots» n’aurait guère causé de scandale s’il n’avait contenu un autre passage beaucoup plus contestable. Afin de forcer les conservateurs du parti – notamment en province – à quitter la scène, il préconisait l’emploi d’«autres moyens», notamment la création de «commissions civiques», les démonstrations de rue, la grève et le boycottage. Autrement dit, les signataires appelaient à renoncer à cet atout majeur qui a assuré, de l’avis général (sic), le succès du «renouveau» jusqu’ici: la «sagesse tchèque» et le maintien de l’ordre public.»
Le matin du 27 juin, jour de la publication des «Deux mille mots», A. Dubcek enregistrait un entretien à la TV. L’enregistrement conclu, il avait signé une caricature de lui publiée sur Literarni Listy, mais n’avait même pas parcouru le manifeste. En fin de matinée, il fut appelé au téléphone dans le bâtiment du Comité central par un Léonid Brejnev quelque peu irrité.
La réaction immédiate de Dubcek – selon l’édition, révisée et complétée, de sa biographie par William Shawcross (Simon&Schuster, 1990, p. 135) – fut te téléphoner au directeur de la télévision, Jiri Pelikan. Il lui demanda de pouvoir modifier partiellement l’entretien effectué le matin. J. Pelikan lui expliqua que techniquement cela serait difficile et que ce ne serait pas approprié au plan politique.
Or, le jour même, le manifeste était devenu le centre d’attention d’importants secteurs de la population. La contre-attaque de l’aile dite «conservatrice» du PCT ne se fit pas attendre, d’autant plus que commençaient les élections locales des délégués pour le XIVe Congrès du parti.
Le 29 juin, Dubcek déclarait publiquement que le Présidium du PCT: «…rejetait les conclusions de la déclaration publiée sous le titre des «Deux mille mots» parce qu’elle pouvait objectivement – j’insiste indépendamment de l’intention de ses auteurs – conduire à libérer des forces qui pourraient aboutir à des conflits et des affrontements et pourraient mettre en danger le processus de renouveau et d’autres progrès de la construction socialiste». Or, Vaculik n’était pas exactement «un irresponsable». L’appui populaire reçu par le manifeste fut important. Sa fonction était certes d’exercer une pression sur le gouvernement afin de répondre à une anxiété dans la population: face à l’URSS le gouvernement ne doit pas céder aux chantages du Kremlin. Une anxiété qui se reflétait dans un sondage publié dans le quotidien du soir Vecerni Praha, en date du 8 juillet 1968, qui relevait cet état d’esprit, quand bien même 53% des personnes interrogées affirmaient que leur confiance dans le gouvernement avait augmenté depuis janvier 1968.
Le manifeste des «Deux mille mots» fut utilisé, comme prétexte, par la Pravda non seulement pour caractériser qu’il «était un appel ouvert pour engager le combat contre le Parti communiste de Tchécoslovaquie», mais pour établir des comparaisons entre la situation à Prague et celle de Budapest en 1956.
En réalité, les archives actuellement disponibles des réunions de la direction du PCUS démontrent que dès avril le «projet» d’une intervention militaire était envisagé.
Le manifeste dit des «deux mille mots» n’est quasiment pas accessible en français. Nous estimons qu’il doit être un élément important du «Dossier Tchécoslovaquie 1968-1969» que nous continuerons à nourrir avec des documents et certaines synthèses dans les limites des dates indiquées. (Charles-André Udry)
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«Ce sont eux, qui dans les faits, remplacèrent la classe renversée et devinrent la nouvelle autorité»
En premier, c’est la guerre qui a mis en péril la vie de notre nation. Puis vinrent d’autres périodes sombres avec des événements qui menacèrent sa santé morale et son caractère même. C’est avec espoir que la majorité de notre nation avait accueilli le programme du socialisme. Mais les leviers de commande tombèrent entre les mains de gens faux. Qu’ils n’aient ni l’étoffe d’hommes d’Etat, ni les connaissances pratiques, ni la culture philosophique, n’aurait pas eu autrement d’importance si, au moins, ils avaient eu un peu plus de bon sens et la décence de savoir écouter l’opinion des autres et d’admettre leur relève progressive par de plus compétents qu’eux.
Le Parti communiste qui, après la guerre, avait la confiance du peuple, la troqua peu à peu contre des places, jusqu’à les obtenir toutes et n’avoir rien d’autre. Il faut le dire tout net, et ceux parmi nous qui sont communistes le savent bien, eux dont la déception devant les résultats est aussi grande que la déception des autres. Une ligne directrice erronée a fait du Parti, qui était une formation politique et une communauté idéologique, une organisation du pouvoir pleine d’attraits pour les égoïstes avides de dominer, les lâches calculateurs et les mauvaises consciences. Leur marée montante a affecté la qualité et le comportement du Parti. Son organisation interne ne permettait pas à des gens honnêtes d’y prendre de l’influence sans intrigues honteuses et d’y opérer sans heurts les transformations qui assureraient son adaptation constante au monde moderne. Beaucoup de communistes ont lutté contre cette décadence, mais ils n’ont rien pu empêcher de ce qui est arrivé.
Les conditions dans le Parti communiste ont été le modèle et la cause d’une situation identique dans l’Etat. La jonction du Parti et de l’Etat lui a fait perdre l’avantage d’avoir un recul par rapport au pouvoir exécutif. L’activité de l’Etat et des organismes économiques fut à l’abri de la critique. Le Parlement désapprit à débattre, le gouvernement à gouverner, les dirigeants à diriger. Les élections perdirent leur sens et les lois leur poids. Nous ne pouvions faire confiance à nos représentants dans aucun organe. Ou, si nous pouvions leur faire confiance, nous ne pouvions rien leur demander, car ils ne pouvaient rien obtenir.
Pis encore, nous ne pouvions plus guère avoir confiance les uns dans les autres. L’honneur personnel et collectif périclitait. L’honnêteté ne menait à rien et on ne parlait même plus d’une appréciation selon les compétences. C’est pourquoi la plupart des gens perdirent tout intérêt pour les affaires publiques pour ne s’occuper que de soi ou d’argent. Mais, en même temps, à ces mauvaises conditions appartient le fait qu’on ne peut même plus faire confiance à l’argent. Les rapports entre les gens se sont corrompus. La joie du travail accompli s’est perdue. Bref, la santé morale de la nation, son caractère étaient menacés.
Nous sommes tous responsables de l’état actuel des choses, mais plus encore les communistes parmi nous. Cependant la responsabilité principale incombe à ceux qui étaient partie ou instrument du pouvoir incontrôlé. C’était le pouvoir d’un groupe opiniâtre, mis en place à l’aide de l’appareil du Parti en tous lieux, de Prague aux moindres districts et villages. Cet appareil décidait de ce qu’on pouvait et de ce qu’on ne pouvait pas faire.
Il dirigeait les coopératives pour les coopérateurs, les usines pour les ouvriers et les conseils municipaux pour les citoyens. Aucune organisation n’appartenait à ses membres. Pas même le Parti communiste. La faute principale et la grande mystification de ces souverains, c’est d’avoir fait passer leur arbitraire pour la volonté de la classe ouvrière. Si nous attachions crédit à cette tromperie, nous devrions aujourd’hui considérer les ouvriers comme responsables de la décadence de notre économie, des crimes commis sur des innocents, de l’instauration de la censure qui a empêché que tout cela soit écrit. Les ouvriers seraient responsables des mauvais investissements, des pertes de marchés, du manque de logements. Il n’est évidemment aucune personne sensée qui puisse attribuer la culpabilité de telles fautes à la classe ouvrière. Nous savons tous, et surtout chaque ouvrier sait – que la classe ouvrière ne décidait pratiquement de rien. Les responsables ouvriers étaient élus par quelqu’un d’autre.
Pendant que certains ouvriers s’imaginaient qu’ils gouvernaient, une certaine couche de fonctionnaires de l’appareil du Parti et de l’Etat, spécialement formée, gouvernait en leur nom et place. Ce sont eux, qui dans les faits, remplacèrent la classe renversée et devinrent la nouvelle autorité. Pour être juste, nous devons reconnaître que certains d’entre eux ont pris depuis longtemps conscience de ce mauvais tour que l’Histoire avait joué; on les distingue aujourd’hui à leurs efforts pour réparer les injustices, redresser les fautes, rendre pouvoir de décision aux militants et aux citoyens, limiter les prérogatives et la pléthore des fonctionnaires de l’appareil.
Toutefois, beaucoup de ces fonctionnaires se défendent contre les changements et ils ont encore du poids. Ils ont encore en main les moyens du pouvoir, surtout en province et dans les villages où ils peuvent utiliser ces moyens dans le secret et sans crainte d’être inquiétés.
Depuis le début de cette année, nous sommes dans un processus de rénovation démocratique… Il s’est tout d’abord manifesté dans le Parti communiste. Nous devons le dire ainsi, car tout le monde le sait, y compris les non-communistes qui n’attendaient plus rien de bon de ce côté. Il convient d’ajouter que ce processus ne pouvait commencer ailleurs. Car seuls les communistes ont pu, pendant vingt ans, vivre une sorte de vie politique. Seule la critique communiste était au fait des choses là où elles se faisaient. Seule l’opposition dans le Parti communiste avait le privilège d’être en contact avec l’adversaire. C’est pour cela même que l’initiative et les efforts des communistes démocrates ne sont que le remboursement d’une dette que l’ensemble du Parti a contractée envers les non-communistes qu’il maintenait en position d’inégalité.
Nous ne devons donc aucun remerciement au Parti communiste; nous devons seulement lui reconnaître qu’il s’efforce honnêtement d’utiliser cette dernière chance de sauver son honneur et celui de la nation. Le processus de rénovation n’apporte rien de bien neuf. Parmi les idées et suggestions qu’il propose, certaines sont antérieures aux erreurs de notre socialisme; d’autres furent engendrées sous la surface des événements visibles. Elles auraient dû être exprimées depuis longtemps, mais on les étouffait.
Ne nous berçons pas d’illusion que ces idées vaincront maintenant par la force de la vérité. Leur victoire a plutôt été décidée par la faiblesse de la vieille direction, visiblement usée en premier lieu par vingt années d’un règne sans entraves. Il était sans doute nécessaire que mûrissent jusqu’au bout tous les éléments vicieux dissimulés dans les fondements et l’idéologie de ce système. Il ne faut pas surestimer, cependant, la portée des critiques lancées par les écrivains et les étudiants. La source des changements sociaux se trouve dans l’économie. Le mot juste n’a son sens que s’il est prononcé dans des conditions déjà élaborées de façon juste. Dans notre pays, il faut hélas comprendre par «conditions élaborées de façon juste», notre pauvreté générale et la totale désintégration de l’ancien système de gouvernement où les politiciens d’un certain type se compromettaient tranquillement à nos dépens. La vérité n’a donc rien d’un triomphe – la vérité est tout simplement ce qui subsiste quand tout le reste a été galvaudé. Il n’y a pas là de quoi faire une fête nationale pour célébrer la victoire; il y a seulement de quoi espérer.
Nous nous adressons à vous en ce moment d’espoir, sur lequel planent pourtant encore des menaces. Il a fallu plusieurs mois avant que certains d’entre nous puissent croire qu’ils pouvaient parler et certains d’entre nous ne le croient pas encore. Mais nous en avons déjà tellement dit et nous nous sommes si bien découverts qu’il ne nous reste qu’une seule solution: concrétiser notre intention de rendre ce régime humain. Sinon, la revanche des anciennes forces sera implacable. Nous nous adressons surtout à ceux qui sont restés dans l’attentisme. Les jours à venir seront décisifs pour de nombreuses années.
Les jours à venir, c’est l’été et les vacances, l’époque où chacun a coutume de tout laisser tomber. Mais, parions plutôt que nos chers adversaires, eux, ne vont s’accorder aucun répit, qu’ils vont mobiliser toute leur clientèle afin de s’assurer dès à présent des fêtes de Noël paisibles.
Faisons donc attention à ce qui va se passer. Sachons comprendre et répondre. Renonçons une bonne fois à cette attente vaine qu’on va nous servir, d’en haut, la seule explication valable et la bonne conclusion à tirer. Chacun d’entre nous devra tirer ses propres conclusions, sous sa propre responsabilité. Des conclusions communes et concordantes ne sauraient naître que de la discussion, laquelle implique la liberté d’expression – en fait la seule conquête démocratique de cette année. [L’assemblée législative a supprimé la loi sur la censure le 26 juin; après la décision en mars du PCT – Réd.]
Toutefois, il nous faudra aussi aborder les jours à venir avec notre propre initiative et notre propre détermination.
En premier lieu, nous nous opposerons aux idées qui pourraient se manifester, selon lesquelles le renouveau démocratique pourrait se faire sans les communistes, ou même contre eux. Ce serait non seulement injuste, mais encore déraisonnable. Les communistes ont des organisations solidement construites dont il faut soutenir les tendances de progrès. Ils ont des responsables expérimentés et au bout du compte, ils tiennent entre leurs mains les leviers et boutons de commande. En outre, le public a sous les yeux leur programme d’action [29 mars-5 avril], qui est vraiment le premier programme visant à réparer les injustices les plus flagrantes et personne d’autre ne possède de programme aussi concret.
Il faudra leur demander de présenter au public des programmes d’action locaux pour chaque district et chaque commune. Il s’agira d’autant de mesures justes, mais très ordinaires et attendues depuis longtemps du Parti communiste tchécoslovaque qui prépare son congrès et élira un nouveau Comité central. Nous devons exiger qu’il soit meilleur que le comité sortant. Si le Parti communiste déclare qu’il veut désormais fonder sa position dirigeante sur la confiance des citoyens et non plus sur la contrainte, croyons-le aussi longtemps que nous pourrons faire confiance à ceux qui sont déjà ses délégués aux conférences régionales et locales.
On redoutait, ces derniers temps, que le processus de démocratisation se fût ralenti. Cette impression qui vient en partie de la fatigue due au bouillonnement d’événements précipités, correspond pour le reste au fait que la saison des révélations sensationnelles, des démissions à l’échelon le plus élevé, des discours enivrants d’une audace verbale inouïe, est passée.
La lutte entre les forces existe toujours, seulement elle est d’une certaine façon moins visible, parce qu’on se bat pour l’esprit et la lettre des lois, l’étendue des mesures pratiques. En outre, il faut laisser aux nouveaux dirigeants le temps de travailler, qu’ils soient ministres, présidents, procureurs ou secrétaires du Parti: ils ont droit à ce temps pour montrer qu’ils sont capables ou bien qu’ils ne font pas l’affaire. On ne peut rien demander de plus pour le moment aux organes politiques centraux. Ils ont, même malgré eux, fait preuve de vertus surprenantes.
En fin de compte, la qualité pratique de notre démocratie future se jugera dans les entreprises, car, en dépit de toutes nos discussions, ce sont les économistes qu’il faut rechercher et imposer. Il est vrai que, par comparaison avec les pays les plus avancés, nous sommes tous plus mal payés les uns que les autres. Nous pouvons sans doute demander plus d’argent – c’est si facile d’imprimer les billets et donc de les dévaluer, mais il vaut mieux demander aux directeurs et aux responsables ce qu’ils veulent produire et à quel prix de revient; ce qu’ils peuvent vendre, à qui et avec quel bénéfice. Quelle part du profit sera investie dans la modernisation de la production et quelle part pourra être distribuée. Dans la presse, des titres qui paraissent ennuyeux couvrent les échos d’une lutte acharnée entre la démocratie et les pots-de-vin.
Les ouvriers peuvent y intervenir en tant que producteurs, par le choix de ceux qu’ils éliront dans les conseils de gestion et les comités d’entreprise. En tant que salariés, ils prendront le mieux en main leurs affaires en déléguant comme représentants dans les organisations syndicales leurs dirigeants naturels compétents et honnêtes, sans considération de leur appartenance politique.
S’il est impossible d’attendre plus du côté des organes politiques centraux sous leur forme actuelle, il est nécessaire d’obtenir beaucoup plus sur le plan des districts et des communes. Nous exigeons le départ de tous ceux qui ont abusé de leur pouvoir et dilapidé les deniers de la nation; qui se sont distingués par leur malhonnêteté et leur brutalité. Il faut inventer des méthodes pour les obliger à partir, par exemple, la critique publique, des résolutions, des manifestations, des brigades de dons pour leur retraite, la mise à l’index. Il faut cependant rejeter les méthodes illégales, incorrectes ou grossières qui leur serviraient de prétexte pour influencer Alexandre Dubcek. Notre répugnance devant les lettres d’insultes devrait être si notoire que, s’ils en reçoivent de nouvelles, on puisse dire qu’ils se sont fait adresser à eux-mêmes de telles lettres.
Réactivons le Front national [qui réunissait l’ensemble des partis, mais les plaçait dans une position subalterne. Réd.]. Exigeons que les comités locaux siègent en séance publique. Sur les questions à quoi personne ne comprend rien, constituons nos propres comités et commissions. C’est très simple: quelques personnes se réunissent, élisent leur président, tiennent régulièrement procès-verbal, rédigent leurs doléances et réclament des solutions sans se laisser intimider.
La presse régionale et locale qui a le plus souvent dégénéré en porte-voix officiel doit se transformer en une tribune de toutes les forces politiques de progrès. Demandons l’instauration de comités de rédaction avec les représentants du Front national ou bien fondons de nouveaux journaux. Créons partout des comités de défense de la liberté d’expression; organisons notre propre service d’ordre pour nos différentes réunions. Lorsque des nouvelles bizarres nous parviennent, il faut les vérifier, envoyer une délégation auprès des autorités compétentes et rendre leurs réponses publiques, au besoin en les affichant. Soutenons les organes de la Sécurité lorsqu’ils traquent de vrais criminels, car nous ne désirons pas créer l’anarchie ni une atmosphère d’incertitude. Evitons les querelles entre voisins, ne nous saoulons pas dans les réunions politiques, démasquons les mouchards.
Pendant l’été, les déplacements plus nombreux à travers le pays vont provoquer un regain d’intérêt pour la réorganisation des rapports constitutionnels entre Tchèques et Slovaques. Nous considérons, pour notre part, la fédération comme le moyen de résoudre la question des nationalités. A part cela, elle n’est qu’une des mesures importantes pour démocratiser la situation. En effet, à elle seule, elle n’assurera pas une vie meilleure aux Slovaques et la question du régime – que ce soit chez les Tchèques ou chez les Slovaques – ne s’en trouvera pas résolue. Rien n’empêche que le gouvernement de la bureaucratie du Parti et de l’Etat règne d’autant mieux en Slovaquie que cette dernière pourra se vanter d’avoir «arraché une plus grande liberté».
L’éventualité d’une intervention des forces étrangères dans notre évolution intérieure a été ces derniers temps [il s’agit des manœuvres militaires de juin du Pacte de Varsovie] une grande source d’inquiétude. Face à toutes ces forces supérieures en nombre, il ne nous reste qu’à tenir bon, fermement et poliment et à éviter les provocations.
Nous pouvons assurer notre gouvernement que nous le soutiendrons s’il le faut par les armes, aussi longtemps qu’il fera la politique pour laquelle nous l’avons mandaté. Pour ce qui est de nos alliés, nous pouvons les assurer que nous honorerons nos traités d’amitié, d’alliance et de coopération économique. Des reproches véhéments et des soupçons non justifiés ne feraient que rendre plus difficile la position de notre gouvernement, sans pour autant nous avancer en quoi que ce soit. De toute manière, nous n’aurons des rapports internationaux d’égalité que si nous parvenons à améliorer notre situation intérieure et à pousser notre processus de rénovation assez loin pour pouvoir élire ensuite des hommes d’Etat doués d’assez de courage, d’honneur et de sagesse politique pour institutionnaliser et sauvegarder de tels rapports. C’est d’ailleurs un problème commun à tous les gouvernements des petits pays.
Comme en 1945, cette année, le printemps nous aura apporté une grande chance. Nous avons en effet, une autre fois, l’occasion de prendre en main notre affaire commune qui a pour dénomination de travail: le socialisme, et de la mieux façonner à l’image de la bonne réputation que nous avions et de l’opinion relativement favorable que nous nous faisions autrefois de nous-mêmes. Ce printemps vient de finir pour ne plus jamais revenir. En hiver, nous saurons à quoi nous en tenir.
Ainsi s’achève notre manifeste aux ouvriers, paysans, employés, artistes, savants, techniciens et tous autres, écrit à l’initiative des hommes de science [1]. (Traduction en français faite par Pierre Daix et publiée dans son ouvrage: Journal de Prague. Décembre 1967-septembre 1968, Paris: Julliard, pp. 217-232)
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[1] Il s’agit d’Otto Wichterle, Jan Brod, Otakar Poupa et Miroslav Holub, membres de l’Académie tchèque des sciences. (Réd.)
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