Egypte: ils réclament plus de droits

Par Hanaa Al-Mekkawi

«Je continuerai à me révolter tant que la révolution ne sera pas arrivée à ses fins», lance Moustapha, résumant ainsi sa déception vis-à-vis des avancées entreprises depuis un an. Il montre ses poches vides pour bien montrer qu’il est toujours dans le besoin. Cet employé octogénaire n’a pas participé à la révolution dès le début. A l’époque, il n’était pas convaincu que des manifestations pouvaient mener à un véritable changement. Mais quelques jours plus tard, Moustapha est descendu dans la rue apporter son soutien aux révolutionnaires. Et aujourd’hui, il ne compte pas s’arrêter en chemin.

«Je suis descendu avec les révolutionnaires pour réclamer la chute d’un régime qui nous a privés de tous nos droits, même celui de mener une vie décente avec un minimum de dignité», résume-t-il, attristé.

Un an plus tard, le bilan est lourd. Des centaines de martyrs, des milliers de blessés… et rien n’a changé. Les poches des plus pauvres sont toujours vides et les conditions de travail toujours déplorables pour de nombreux ouvriers alors que la hausse incontrôlable des prix se poursuit. «Ceux qui détiennent le pouvoir ont tout fait pour nous convaincre que la révolution est à l’origine de nos souffrances actuelles. Mais ils n’arrivent pas à saisir que cela nous rend encore plus déterminés à aller jusqu’au bout et à poursuivre notre révolution», insiste Moustapha, plus affirmatif que jamais. Pour lui, qui ne rate aucune occasion de se faire entendre, une chose est sûre: tant que ses poches seront vides, il poursuivra sa révolution.

Loin des slogans des activistes, des analyses des politiciens et des promesses des responsables, le citoyen ordinaire attend toujours de voir les fruits de la révolution. Et même s’il s’intéresse un tant soit peu au débat politique, il n’accorde que peu de confiance aux analyses des politiciens. A ses yeux, une seule chose compte: l’amélioration de ses conditions de vie.

Les problèmes se répètent

Les réactions de Moustapha ressemblent à des centaines d’autres dans le quartier de Dar Al-Salam. «La révolution nous a apporté des acquis concrets tels qu’un nouveau Parlement, mais notre vie reste la même», désespère Ramadane. Après des heures d’attente, il a fini par obtenir une bonbonne de gaz à un prix subventionné. Il la porte sur son épaule et se presse de retourner annoncer la bonne nouvelle à sa famille qui ne peut rien faire chauffer depuis plusieurs jours, faute de gaz.

Derrière lui, la queue s’étend sur des dizaines de mètres devant le point de distribution des bonbonnes. Dans les quartiers populaires, c’est tous les jours une véritable lutte que se livrent les habitants pour avoir accès aux trop rares bonbonnes subventionnées.

Et après avoir récupéré une de ces bonbonnes, c’est une lutte pour le pain qui commence. La même scène se répète: des heures d’attente pour quelques galettes à prix réduit… lorsqu’il y en a.

La majorité des citoyens, faute de moyens, est obligée de se tourner vers le pain subventionné par l’Etat. Il coûte 5 piastres la galette, soit 5 à 10 fois moins qu’une galette non subventionnée. Les queues commencent à se former avant l’aube, des heures avant l’arrivée du camion. Malgré la piètre qualité du pain, des millions de personnes dépendent de cette nourriture bon marché, sans laquelle ils ne pourraient pas manger à leur faim.

«Après le 11 février 2011, lorsque nous sommes revenus de la place Tahrir, nous avons osé rêver que notre vie allait changer. Mais en un an, nous avons vite compris que notre révolution n’avait pas atteint ses objectifs et que le seul moyen de réaliser notre rêve était de ne pas quitter la place Tahrir», regrette Ibrahim Gadallah, mécanicien. Jeune père de famille, il a quatre personnes à charge que son maigre salaire peine à satisfaire, même dans les besoins les plus élémentaires.

Ibrahim a perdu un cousin et un voisin dans les affrontements qui ont eu lieu entre les manifestants et les forces de l’ordre. Mais cela ne l’a pas empêché de se rendre rue Mohamad Mahmoud, devant le ministère de l’Intérieur, pour protester contre le massacre de Port-Saïd qui a coûté la vie à 74 jeunes.

«Les pauvres, comme nous, aspirent à une vie meilleure et ne demandent qu’un minimum de droits», confie-t-il. L‘un de ses voisins, propriétaire d’un kiosque, fait un petit calcul et lance: «Manger signifie pouvoir trouver du pain sans souffrance, puis acheter des légumes et du riz. Et pour les cuire, il faut pouvoir trouver une bonbonne à un prix abordable. Mais, tout cela est devenu un luxe.»

L’ensemble du système à revoir

Mais les maux du pays ne s’arrêtent pas là. Les problèmes touchent aussi l’accès aux soins, les transports en commun ou le logement: des services de base sont souvent inaccessibles ou en piteux état.

Mais une avancée est cependant perceptible à un autre niveau. Désormais, ce lot de problèmes quotidiens est abordé directement par l’Assemblée du peuple. Les séances, comme les discours des députés, tournent régulièrement autour de ces problèmes comme celui du pain ou du gaz.

Dans le quartier de Dar Al-Salam, les habitants sont conscients que le changement auquel ils aspirent ne peut pas avoir lieu du jour au lendemain et risque de prendre des années. Mais leurs paroles révèlent un désir pressant de voir leurs conditions de vie changer d’un seul coup. Ils ont vu leurs parents souffrir mais vivent avec l’espoir de voir leurs enfants mener une vie meilleure. Un changement certes pas encore matériel, mais une étape a bel et bien été franchie.

D’après le sociologue Ahmad Yéhia Abdel-Hamid, professeur à l’Université du Canal de Suez, un choc émotionnel est apparu chez de nombreuses personnes après la révolution. Ces gens, qui ont été privés de tous leurs droits pendant des années, s’attendaient à un changement rapide et radical. Mais il n’a pas eu lieu, et aujourd’hui, ils ne sont pas prêts à perdre plus de temps pour réclamer ce qui leur apparaît désormais inaccessible.

«Le citoyen ordinaire sait que certains veulent que la révolution fasse marche arrière et que les responsables restent passifs. Tout cela rend les gens de plus en plus agressifs à réclamer leurs droits», explique Ahmad Yéhia.

La révolution comme bouc émissaire

Parfois, cette déception pousse à croire que la révolution est à l’origine des problèmes. Rouchdi, boulanger, ne rate aucune occasion pour insulter la révolution et les révolutionnaires. «Cette révolution ne nous a apporté que des ennuis. Des pertes d’emplois, une hausse des prix et une absence de sécurité», s’indigne-t-il, sans vouloir avouer que sa vie avant le 25 janvier n’était pas meilleure.

Rouchdi fait partie d’une large tranche de la population. Comme l’explique Ahmad Yéhia, celle-ci se laisse corrompre par de fausses idées, optant pour la stabilité au lieu de prendre le risque de changer son statut par la révolte.

Dans un café de Madinet Nasr, un quartier habité par la classe moyenne, un groupe de femmes discute. Peu à peu, le ton monte. «Le 13 février 2011, le changement auquel j’aspirais le plus était une réforme de l’éducation, mais rien n’a changé», dit Hala Mahmoud, traductrice. Cette mère de deux enfants est persuadée que tout passe par l’éducation. Elle considère que l’ancien régime a tout fait pour détruire le système d’éducation: une façon de tuer chez les jeunes générations tout sens critique.

Mois après mois, Hala a découvert que rien ne changeait. «Mêmes programmes, même stratégie, mêmes mentalités. Les responsables du ministère de l’Education ne sont pas dans l’esprit de la révolution», lance Hala, furieuse et déçue. Cette maman a décidé de créer un blog pour dénoncer la situation dans les écoles. Elle y critique l’ensemble du système d’éducation.

Non loin du café, une dispute a lieu entre deux conducteurs, dont l’un circulait en sens interdit. «A qui profite ce chaos? Veulent-ils nous punir parce que nous nous sommes révoltés pour une vie plus digne?», s’interroge Fadi Karim, comptable. Il déplore lui aussi l’absence de policiers dans les rues qui ne fait qu’accentuer les embouteillages habituels.

Aujourd’hui, ce qui inquiète le plus Fadi, c’est la contre-révolution. Il montre du doigt des tas d’ordures qui parsèment les rues. Une preuve, selon lui, du désintérêt des responsables. «Ils veulent que nous blâmions la révolution alors que ce sont eux les responsables de notre situation. Leur lenteur à l’égard du dossier des droits des martyrs et des blessés en est une preuve», estime-t-il.

Qu’ils soient issus des quartiers aisés, populaires ou de bidonvilles, qu’ils soient éduqués ou illettrés, tous souhaitent une vie plus digne. Une raison pour laquelle la tension entre le peuple et les dirigeants augmente de jour en jour. Les rangs des manifestants attirent de plus en plus de nouvelles tranches de la population tels les élèves de secondaire qui souhaitent eux aussi se faire entendre. «On parle d’une récession de l’économie, on attend le jugement de l’ex-président et de ses collaborateurs, et les élections présidentielles n’ont pas commencé. Sans compter la liste des revendications quotidiennes… Comment voulez-vous que, dans cette situation, le citoyen ordinaire puisse être optimiste?», s’interroge Yéhia Abdel-Hamid.

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Article publié dans Al-Ahram (29.2-6.3.2012)

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