Par Etienne Combier
et Laura Fernandez Rodriguez
L’histoire débute il y a un peu plus d’un an. Un lanceur d’alerte se présentant sous le nom de John Doe, le nom donné par les autorités américaines aux personnes non-identifiées, contacte le Süddeutsche Zeitung, un quotidien qui touche 4,4 millions de lecteurs en Allemagne, récompensé plusieurs fois pour son travail journalistique. Les journalistes ne le rencontreront jamais en personne : ils échangeront toujours via une messagerie cryptée, comme ils l’expliquent dans une vidéo “making of”.
Une mystérieuse source, “John Doe”
Cette personne propose de leur remettre gracieusement 11,5 millions de fichiers qui pointent vers des avoirs cachés dans des paradis fiscaux détenus par des chefs d’Etat et ministres ou de riches clients. John Doe ne réclame en échange que quelques mesures de sécurité, affirmant craindre pour sa vie.
La cellule d’enquête du journal ne compte que cinq journalistes, dont trois sont membres du consortium international des journalistes d’investigations (ICIJ). Face à la masse de données à traiter fournies par leur source, les journalistes du Süddeutsche Zeitung décident de faire appel à ce consortium, dont le but est de coordonner le travail de journalistes, afin de faire aboutir des enquêtes qui nécessiteraient trop de temps à l’échelle d’une rédaction nationale.
Par mesure de sécurité, aucun des 107 medias partenaires de l’ICIJ dans cette enquête ne connaîtra l’identité réelle de John Doe.
L’ICIJ, nouveau Wikileaks?
L’ICIJ fonctionne comme une grande rédaction décentralisée. Pour les “Panama Papers”, l’organisation basée à Washington va faire travailler ensemble plus de 350 journalistes issus de 76 pays en mettant en place des plateformes sécurisées où les journalistes peuvent échanger comme sur un forum. En France, nos confrères du Monde et de Cash Investigation (France 2) ont été impliqués. Le travail de coordination permet à cette structure, qui n’emploie que 13 personnes, d’avoir un impact global. L’ICIJ a ainsi dévoilé des affaires aussi importantes que Lux Leaks, l’Offshore Leaks ou Swiss Leaks.
Pour les “Panama Papers”, l’organisation fait face à plus de documents réunis que l’ensemble des documents publiés par Wikileaks, son “concurrent” dans la révélation de documents secrets, qui a publié depuis 2006 dix millions de documents.
L’équivalent de 34’665 épisodes de séries à traiter
Afin de comprendre l’étendue de ces révélations, l’ICIJ doit construire une base de données utilisable en indexant chaque information. Une réunion est convoquée à Washington avec les membres de l’ICIJ les plus impliqués dans l’enquête. Il s’agit de répartir des thèmes ou des zones géographiques comme la Fifa, la Russie, etc.
Si créer une société offshore n’est pas illégal en soi, les journalistes découvrent que la très grande majorité de celles qu’ils ont sous les yeux n’ont qu’un but : masquer l’identité de leur propriétaire.
Ce n’est qu’à partir de juin 2015 et une fois la charge de travail répartie – 2,6 tera octets, soit l’équivalent de 34’665 épisodes de séries télévisées ! – que tous les journalistes pourront réellement commencer à travailler.
Un dossier, une entreprise fictive
Les “Panama Papers” se divisent en dossiers, un pour chacune des 240.000 sociétés écran créées par le cabinet Mossack Fonseca. Ils contiennent des emails, des PDF ou encore des certificats. Certains dossiers contiennent jusqu’à 3000 éléments.
Les journalistes se sont servis de ces données comme d’une base de recherche en tapant le nom d’une personnalité et de son entourage pour voir les résultats qui remontaient.
Mais cette méthode se révèle bien trop lente pour la masse de données entre les mains des journalistes. Ils passent donc à une étape supérieure, qui consiste à scanner l’ensemble des documents pour identifier les éléments textuels à l’intérieur. Cette technique permet de faire apparaître, par une simple recherche, tous les documents qui mentionnent un nom, qu’ils soient des emails, des PDF ou d’autres types de fichiers.
200 personnalités politiques impliquées à travers le monde
Le scandale des “Panama Papers” prend alors toute son importance. Rapidement, les enquêteurs se spécialisent sur certains sujets qui apparaissent comme majeurs. On retiendra ainsi la Chine, l’Islande ou encore certaines affaires liées au monde du sport. Au total, les “Panama Papers” impliquent plus de 200 personnalités politiques à travers le monde, dont de nombreux ministres.
Une nouvelle réunion a lieu à Munich, avec plus de 100 journalistes. Les équipes de journalistes, spécialisées, partagent leurs avancées. Ce genre de rencontres en personne permet d’échanger des documents et d’aller plus vite que le fonctionnement classique de l’ICIJ, qui implique un fonctionnement décentralisé et numérique.
Des révélations “feuilletonnées”
La dernière étape de l’exploitation des “Panama Papers” a lieu en janvier dernier. Il faut confronter les personnes impliquées . Les journalistes vont les contacter, écrire chaque histoire, la faire relire par les collègues et leur chef, la faire valider par le département juridique, et enfin préparer les illustrations. Au total, près de 350 journalistes issus de 76 pays ont travaillé à faire aboutir ce scandale.
Comme pour l’ensemble des scandales révélés par l’ICIJ, les révélations seront “feuilletonnées” sur plusieurs jours. Pour les “Panama Papers”, l’ordre de publication a été soigneusement choisi : chaque jour jusqu’au 17 avril prochain, des révélations seront publiées. Par ailleurs, un livre des deux journalistes du Süddeutsche Zeitung racontant les péripéties de cette enquête sortira en Allemagne dès le 6 avril prochain. (Article publié par Les Echos, le 4 avril 2016)
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