Par Adéa Guillot (Athènes)
et Marie Jégo (Istanbul)
Ils n’y croyaient pas vraiment jusqu’à ce qu’ils voient le catamaran rouge de la compagnie turque Erturk s’éloigner des côtes grecques en direction de Dikili, en Turquie. A son bord, se trouvaient 70 migrants renvoyés vers le lieu qu’ils avaient quitté pour tenter d’atteindre un pays du nord de l’Europe. Pour les centaines de personnes qui dorment sur le port de l’île de Chios depuis le 1er avril, la stupéfaction est totale. «Alors, ça y est, l’Europe nous expulse», se désole Wassim Omar, un professeur d’anglais originaire de Damas, les yeux fixés sur le navire au large.
«Ma femme et moi étions tous les deux enseignants. Nous étions menacés justement à cause de notre volonté d’éduquer les garçons et les filles. J’ai jeté mes trois jeunes enfants sur cette route si dangereuse pour leur garantir une bonne éducation, avec l’espoir qu’en septembre prochain ils feraient leur rentrée scolaire dans un pays qui croit comme moi au pouvoir de l’éducation, et me voilà coincé sur ce caillou grec, menacé d’être rejeté comme un parasite. Que puis-je dire à mes enfants ce matin?», explique avec une infinie tristesse cet homme délicat qui tient à remercier, en souriant, le petit groupe de bénévoles qui l’écoute.
Le renvoi de 202 migrants vers la Turquie depuis les îles grecques de Lesbos et de Chios a eu l’effet d’un électrochoc sur la petite communauté des réfugiés. Les quelque 700 personnes du port de Chios et des camps environnants ont tenté de digérer l’information. Mais, plus haut, dans le camp de détention de Vial, les conséquences ont été immédiates: voulant éviter le refoulement, 453 personnes, sur le millier de détenus installés dans les containers de ce camp d’enregistrement, se sont précipitées au bureau de l’asile pour y déposer une demande.
«Gagner du temps»
Jeudi dernier, avant le début des expulsions, ils étaient moins de 150 à demander l’asile quotidiennement. «Il y a eu une progression tout au long du week-end, mais là nous avons vraisemblablement atteint notre rythme, si le flux des arrivées ne tarit pas», souligne Nikos Papamanolis, le directeur du service d’asile du camp. L’objectif principal des renvois, selon l’accord signé le 18 mars entre l’Union européenne et la Turquie, est de décourager les traversées vers les îles de la mer Egée. Ils sont quelques centaines à arriver quotidiennement sur les îles grecques depuis l’accord. L’un des effets collatéraux est d’augmenter les demandes d’asile. «Nous avons compris qu’on ne nous laisserait pas repartir libres de ce camp»,explique, à travers les barbelés, un jeune homme afghan venu récupérer un kit de produits sanitaires distribué sous le grillage par une ONG: «On dépose la demande d’asile pour tenter de gagner du temps, pour éviter l’expulsion.»
Mais, à la suite de l’accord du 18 mars, les règles de l’asile en Grèce ont changé. «Dans les trois premiers jours, nous allons devoir juger si une demande est admissible. Si elle ne l’est pas, cela ouvre le droit à la déportation directe. Si la demande est recevable, débute un processus plus normal d’examen du dossier qui prendra plusieurs semaines», précise M. Papamanolis. «Alors que nous mettions auparavant l’accent sur les dangers encourus dans le pays d’origine, l’Afghanistan, la Syrie, nos séries de questions vont désormais chercher à évaluer si le candidat à l’asile court ou non un risque en Turquie, de nature à empêcher son renvoi. Tout le système de réflexion doit changer», poursuit-il.
Les Syriens devraient constituer l’essentiel du contingent renvoyé vers la Turquie puisqu’ils y bénéficient d’une protection temporaire automatique du fait de la guerre déchirant leur pays. Aussi, sauf si un Syrien peut prouver qu’il court un danger en Turquie, sa demande ne sera vraisemblablement pas admise dans ce délai de trois jours. L’accord prévoit que, pour chaque Syrien renvoyé, l’Europe en accueillera un autre venu directement de Turquie. (Article publié dans Le Monde daté du 6 avril 2016, p.10)
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