Suite aux premières annonces concernant l’utilisation «d’armes chimiques» dans la Ghouta, le 21 août 2013 à l’aube, ensemble de banlieues et terres cultivées qui entourent Damas, le quotidien Libération – dans un article paru le 22 août 2013 et signé par Corinne Bensimon, Jean-Pierre Perrin, Cordélia Bonal et Hala Kodmani – concluait: «Cela fait des mois que le régime s’emploie à déloger les rebelles des faubourgs de Damas, où commence la plaine agricole de la Ghouta, et des villages alentour. Sans grand succès en dépit de pertes considérables des deux côtés. Gêné par la percée des rebelles dans la région alaouite de Lattaquié, qui l’a obligé à déployer des forces pour reconquérir le terrain perdu, et leur progression à Alep, où, beau succès, ils se sont emparés de la base aérienne de Mengh, l’état-major loyaliste manque désormais de troupes pour la bataille de la Ghouta, ce qui met un sérieux bémol à ses déclarations triomphalistes sur la victoire à venir. Pour reprendre la Ghouta, il a tout utilisé: bombardements massifs à l’artillerie, avec l’aviation, missiles sol-sol… Dès lors, l’emploi de l’arme chimique apparaît comme un enchaînement logique pour un régime prêt à tout. Autre bonne raison d’une attaque au gaz sans commune mesure avec les douze précédentes: c’est aussi dans la Ghouta qu’opèrent les unités de l’Armée syrienne libre (ASL) les plus combatives, les moins gangrenées par les jihadistes, et même les moins religieuses, certaines armées, équipées et entraînées par les Etats-Unis, via la Jordanie toute proche.» Une aide militaire à l’ASL qui reste plus que modeste comparée à celle qu’obtient le régime de ses alliés.
Christophe Ayad dans Le Monde du 22 août 2013 écrivait lui: «A Damas, l’armée syrienne a mis un coup d’arrêt à l’avancée des rebelles au prix de la destruction de quartiers entiers et de localités de banlieue acquis à l’opposition. Contrairement à l’été 2012, lorsque l’opposition semblait être en mesure de mener des opérations jusque dans les quartiers centraux de la capitale et de fermer l’aéroport international, le régime semble tenir fermement Damas. Mais dès qu’il relâche la pression, les infiltrations de combattants rebelles reprennent. Essentiellement depuis l’est, où se situe la plaine agricole de la Ghouta, mais aussi à l’ouest, où la localité de Daraya continue d’être un foyer de rébellion malgré plus d’une année d’offensive et de massacres.
Cette menace permanente a pu pousser le régime à recourir à des armes de destruction massive pour obtenir un effet de stupeur sur la population et vider définitivement de leurs habitants les zones tenues par la rébellion. Si jamais l’attaque de mercredi à Damas reste sans effet auprès de la communauté internationale, le régime syrien pourrait recourir à ce type d’attaques pour reprendre des objectifs qui paraissent aujourd’hui hors de sa portée.
C’est notamment le cas à Alep où la rébellion, entrée dans la ville en juillet 2012, tient désormais deux tiers de l’agglomération. Les villes de Rakka et, dans une moindre mesure, de Deir ez-Zor et Hassake, trois capitales de province, sont sous le contrôle des rebelles. L’armée syrienne, qui les bombarde par avion et à l’artillerie lourde, n’a pas assez d’hommes au sol pour les reprendre.»
«La Ghouta est complètement encerclée depuis des mois»
Yassin Al Haj Saleh – médecin et écrivain, prisonnier de 1980 à 1996 dans les prisons du régime Assad accusé d’être actif dans une organisation d’opposition de gauche, vivant clandestinement à Damas depuis mars 2011 – publiait une lettre ouverte dans Le Monde le 5 juillet 2013. Il y décrivait la situation dans la Ghouta, après avoir quitté Damas: «Il y a trois mois, je suis parti en direction de la Ghouta orientale libérée (banlieues et faubourgs de la capitale syrienne) quittant un Damas où la vie était devenue étouffante. Mon départ vers la Ghouta a nécessité plusieurs semaines de préparations afin d’assurer la sécurité de mon déplacement clandestin de la capitale que Bachar Al Assad souhaite préserver comme centre de son règne hérité de son père il y a 13 ans et découpée par des centaines de barrages et de check-points militaires. La Ghouta orientale est une région habitée aujourd’hui par un million de personnes, sur les deux millions qu’elle comptait avant la révolution. Après avoir été la base de la révolution armée et le point de départ des combattants vers Damas, la Ghouta est complètement encerclée depuis quelques mois. Ce renversement de la situation est dû à l’important soutien militaire et logistique fourni au régime par la Russie, l’Iran et les milices libanaises et irakiennes fidèles à Téhéran. En outre, je suis témoin du manque cruel d’armes et de munitions du côté des combattants de la révolution, de même que du manque de nourriture. Beaucoup de combattants ne prennent que deux repas par jour. La situation serait pire s’ils n’étaient pas les enfants de la région, défendant leurs maisons et familles.
Les villes et les villages de la Ghouta que j’ai visités durant ces trois derniers mois subissent un bombardement quotidien aveugle, de l’aviation comme de l’artillerie lourde, et chaque jour des personnes sont tuées, dont une majorité de civils. J’ai résidé pendant un mois dans un centre médical de la «protection civile» et j’ai vu tous ceux qui sont morts sous les bombes. Certains étaient déchiquetés, dont des enfants, et parmi les victimes un fœtus de six mois, issu d’une fausse couche de la mère effrayée par les obus qui s’abattaient autour de sa maison. Pas un seul jour durant ce mois, sans que 2 ou 3 personnes ne soient tuées. Un jour, le nombre s’éleva à 9, un autre à 28, et puis un troisième à 11. Les chiffres grimpent depuis, et il est rare qu’un jour se passe sans qu’il y ait au moins 6 victimes (dont des enfants). De plus, plusieurs jeunes combattants périssent chaque jour sous la puissance de feu du régime nourrie par le grand soutien de ses alliés…
Toute la Ghouta vit depuis 8 mois sans électricité. Cela a poussé les gens à utiliser des générateurs qui tombent régulièrement en panne et qui consomment de l’essence devenant de plus en plus rare, étant donné le siège imposé par le régime. La conservation par le froid n’est plus possible et les produits de consommation ne sont plus à l’abri de la chaleur suffocante de l’été. Les communications cellulaires comme terrestres sont coupées à leur tour, et ces dernières semaines c’est la farine qui se fait rare. Quatorze jours déjà que nous ne recevons plus de pain. Nous mangeons du bourghol et du riz ou nous achetons parfois des repas chez les quelques restaurants toujours ouverts[…]
Aujourd’hui, vendredi 28 juin, trois roquettes se sont abattues près d’ici entre 12h et 12h30 peu avant l’heure de la prière du vendredi pour les musulmans pratiquants. Durant les premiers jours de mon séjour, j’ai été intrigué par le fait que l’appel à la prière du vendredi commençait dès 9h du matin et passait toutes les demi-heures d’une mosquée à l’autre. On m’expliqua plus tard les raisons de cet acte étrange: l’objectif était d’éviter une trop grande concentration de prieurs dans un même lieu, à la même heure, pour ne pas donner au régime une opportunité de faire un grand nombre de victimes. Ce qu’il a fait par le passé, cinq mosquées ont déjà été bombardées et détruites.
Encore plus douloureux à vivre est de voir plus de deux tiers des enfants s’abstenir d’aller à l’école à cause de la peur de leurs parents ou d’absence d’école à proximité. Le peu d’écoles qui fonctionnent encore se situent en sous-sol, ce qui prive les enfants de jouer et courir à l’air libre. Sous terre se trouvent aussi tous les hôpitaux clandestins. Les gens frémissent et je frémis de tout mon être à l’idée que ce même régime nous gouverne à nouveau.
Les gens ici luttent avec la conscience d’être potentiellement massacrés si jamais le régime reprenait le contrôle de la région. Celui qui ne sera pas tué sur le coup, périra sous une torture dont la cruauté n’a pas d’égal. Le choix des habitants revient donc soit à mourir en combattant un régime fasciste et criminel soit de mourir entre les mains barbares de ce même régime s’ils arrêtent la résistance.
Durant cette longue période écoulée de la révolution, avec à son actif une demi-année de protestations pacifiques, les politiques permissives des puissances mondiales ont laissé les Syriens se faire tuer et ont laissé le régime agir en toute impunité. Cela rappelle l’attitude des démocraties occidentales vis-à-vis d’Hitler à la veille de la seconde guerre mondiale. La situation actuelle est la conséquence directe du refus de ces démocraties à soutenir les révolutionnaires syriens, tandis que d’autres forces continuent d’alimenter ouvertement le régime et d’acheminer du renfort militaire, humain et financier.
Finalement, après que l’utilisation de l’arme chimique par Al Assad ait été un fait connu du monde entier (je l’avais publié il y a deux mois ainsi que des amis qui ont personnellement subi cette arme), les occidentaux ont décidé de soutenir militairement les révolutionnaires syriens afin que tout au plus il y ait un équilibrage du rapport de force qu’ils avaient auparavant laissé pencher en faveur du régime. Tout cela après que ce dernier n’ait pas lésiné sur l’utilisation intensive de moyens de destruction tels que l’aviation et les missiles balistiques de longue portée sur les quartiers résidentiels.
La restauration de l’équilibre du rapport de force signifie ramener le conflit à un stade qui ferait à terme perdants les deux camps, ce qui n’est pas une situation méconnue dans l’histoire des démocraties occidentales. Or, ce qui est demandé c’est ce qui garantirait la chute du régime ou du moins une pression qui forcerait ses alliés à renoncer à le soutenir dans sa guerre ouverte.
Cette politique (de soutien minimum) a non seulement une portée de court terme et contribue à prolonger le conflit, mais elle est de même extraordinairement inhumaine. Il n’y a pas en Syrie deux «méchants» sur un pied d’égalité comme l’insinuent hélas de nombreux médias et contrairement à ce que prétendent certains rapports d’organisations internationales. Cela ne se réduit pas non plus à un conflit entre des anges et des démons.
Nous sommes en présence d’un régime dictatorial fasciste qui a tué près de 100 mille citoyens. Ceux qui lui résistent sont de divers bords. La durée du conflit ainsi que sa violence a mené certains groupes à se radicaliser et a affaibli le rejet de la société syrienne de la radicalisation. Aussi longtemps que les Syriens seront abandonnés à leur sort, il est à craindre une montée encore plus importante des groupes extrémistes au détriment de la logique modérée et rationnelle de bon nombre de Syriens. Mon expérience de terrain me l’a prouvé. En effet, à chaque fois que de nouveaux martyrs tombaient, surtout les enfants, je subissais au centre de «protection civile» les regards dubitatifs et furieux de ceux qui mettent de plus en plus en question la pertinence de l’attitude «rationnelle» et modérée que je préconise.» (Cette lettre a été traduite de l’arabe par Nadia Aissaoui et Ziad Majed)
MSF a intégré dans sa stratégie médicale en Syrie des patients atteints par des agents neurotoxiques
Le samedi 24 août, Médecins Sans Frontières publiait le texte suivant: «Trois hôpitaux situés dans le gouvernorat de Damas et soutenus par MSF ont reçu, en moins de trois heures le mercredi matin 21 août, environ 3 600 patients présentant des symptômes neurotoxiques. 355 d’entre eux sont morts. Depuis 2012, Médecins Sans Frontières (MSF) a construit une collaboration solide et fiable dans le gouvernorat de Damas avec des réseaux médicaux, des hôpitaux et des postes de santé auxquels elle fournit des médicaments, du matériel médical et un appui technique. En raison des importants risques sécuritaires, aucun personnel MSF n’a pu à ce jour se rendre dans ces hôpitaux.
«Le personnel médical de ces hôpitaux a donné des informations précises aux médecins MSF à propos d’un grand nombre de patients arrivés en présentant des symptômes tels que les convulsions, l’hypersalivation, les pupilles contractées, la vision trouble et la détresse respiratoire, » indique le Dr. Bart Janssens, directeur des opérations à MSF.
Les patients ont été soignés avec de l’atropine, un médicament fourni par MSF et utilisé pour traiter les symptômes neurotoxiques. MSF s’efforce maintenant de reconstituer les stocks épuisés des hôpitaux.
«MSF ne peut pas confirmer scientifiquement la cause de ces symptômes ni établir la responsabilité de cette attaque, insiste le Dr. Bart Janssens. Toutefois, les symptômes qui nous ont été rapportés, le schéma épidémiologique de cet événement – caractérisé par l’afflux massif de patients dans un laps de temps très court, la provenance des patients et la contamination des secouristes et du personnel ayant fourni les premiers soins -– suggèrent fortement l’exposition massive à un agent neurotoxique. Ceci constituerait une violation du droit international humanitaire qui interdit formellement l’utilisation d’armes chimiques et biologiques.»
Outre les 1600 ampoules d’atropine fournies ces derniers mois, MSF vient d’expédier 7000 doses supplémentaires aux hôpitaux de la zone. Le traitement des patients neurotoxiques est désormais complètement intégré aux stratégies médicales MSF dans tous ses programmes en Syrie.
«MSF souhaite qu’un accès immédiat soit donné à des enquêteurs indépendants pour faire la lumière sur ce qui s’est passé, déclare Christopher Stokes, directeur général de MSF. Cette dernière attaque et les besoins médicaux massifs qui en sont la conséquence viennent s’ajouter à une situation humanitaire déjà catastrophique, caractérisée par une violence extrême et la destruction délibérée des structures de santé. Dans ce contexte de violations extrêmes du droit international humanitaire, l’aide n’est plus efficace et perd tout son sens.»
MSF apporte une aide médicale en Syrie de deux manières différentes. D’une part, nos équipes internationales et nationales travaillent dans six hôpitaux et quatre centres de santé entièrement gérés par MSF. D’autre part, depuis deux ans, MSF soutient à distance 26 hôpitaux et 49 centres de santé en Syrie dans les zones où nous ne pouvons pas envoyer nos équipes à cause de l’insécurité et du manque d’accès.
Entre juin 2012 et fin juin 2013, les équipes MSF en Syrie ont donné plus de 55’000 consultations médicales, réalisé 2800 interventions chirurgicales et réalisé plus de 1000 accouchements. Les équipes MSF ont par ailleurs donné plus de 140’000 consultations aux réfugiés syriens dans les pays limitrophes.»
En attendant «l’inspection», ils meurent…
Angela Kane, la haute représentante de l’ONU pour le désarmement (sic), a été reçue – à l’hôtel – dans le but de négocier avec le régime de Bachar el-Assad la possibilité d’une «enquête approfondie». Or, les inspecteurs de l’ONU selon les différentes sources, constataient, le 23 août 2013, que «pour l’instant il n’est pas possible pour les inspecteurs de l’ONU de se rendre sur zone. Et si un jour ils vont sur place, ils doivent se borner à dire s’il y a eu usage d’agents chimiques ou non. Ils ne doivent pas se pencher sur qui a lancé l’attaque.»
Peut-être que les «inspecteurs» de l’ONU vont-ils pouvoir, dans quelques jours lorsque les indices de la scène du crime auront été effacés ou «remplacés» (par les services syriens), confirmer ce qu’un médecin syrien confiait à une journaliste du quotidien Le Monde le 23 août 2013: «On entendait des bombardements continus et lointains dans la Ghouta-Est. A trois heures du matin, une roquette a explosé près de notre hôpital de campagne. Les gens se sont mis à courir dans la rue et à crier “chimique, chimique”. Certains gisaient au sol, inanimés. Des personnes tiraient les corps de leurs proches hors des immeubles. J’ai vu un père qui tirait ses trois enfants», raconte d’une voix éteinte le Dr Ahmed (le nom a été changé), joint par Skype. Une première expérience traumatisante pour ce médecin qui, depuis sept mois, donne un coup de main à différents hôpitaux de la Ghouta.
Dans la nuit du mercredi 21 août, il était venu en renfort d’une petite équipe de six permanents, des étudiants en médecine pour la plupart, d’un centre médical clandestin du quartier de Zamalka. Malgré l’afflux de volontaires, ils ont rapidement été débordés par le nombre de victimes. Son récit recoupe les vidéos et les témoignages de dizaines de médecins et de militants qui ont dit avoir été témoins, mercredi 21 août aux premières heures, d’attaques à l’arme chimique dans des faubourgs est et ouest de Damas. […] Le plus difficile a été de faire le «tri». «Les gens ne comprennent pas pourquoi on s’attarde sur des patients qui n’ont pas de symptômes très forts, alors que d’autres sont pris de convulsions juste à côté. Je savais que ces personnes allaient mourir, qu’on ne les sauverait pas. C’est souvent difficile de décider si on sauve un enfant, une femme ou un homme», confie le Dr Ahmed. […] Il faudra du temps pour faire toute la lumière sur cette attaque. «Nous n’avons reçu qu’une partie des victimes. Il reste des corps dans les immeubles. Il faudra plusieurs jours pour les collecter tous», explique le Dr Ahmed qui a dû quitter Zamalka dans l’après-midi, mercredi 21 août, profitant d’un arrêt des bombardements, pour «continuer sa double vie». Ses visites régulières dans la Ghouta-Est restent un secret pour ses proches et les forces du régime qui le contrôlent aux nombreux barrages qui jalonnent son trajet vers la maison. «Je n’ai aucun problème. Je suis chrétien, donc je n’attire pas l’attention aux barrages du régime. Je sais comment leur parler, faire mon plus beau sourire pour passer pour un Syrien pro-régime… malheureusement.»
Et d’aucuns oseront nous affirmer que la tâche essentielle de la gauche consiste à dénoncer les dangers d’une intervention militaire impérialiste! Il serait, aujourd’hui, indécent de débattre avec ces irresponsables, au sens premier du terme. (Rédaction A l’Encontre)
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