Le capitalisme n’est aujourd’hui toujours pas sorti de la crise structurelle dans laquelle il est entré au milieu des années 1970, ce qui en fait d’ores et déjà la crise la plus longue de son histoire pluriséculaire. La mise en œuvre méthodique par la grande majorité des Etats (notamment des Etats centraux) tout comme par les instances de gouvernance supranationales (FMI, OMC, Banque mondiale, Union européenne, etc.) des politiques néolibérales a certes permis à partir des années 1980 de redresser significativement la profitabilité du capital, au moins au sein des grands groupes industrialo-financiers opérant sur le marché mondial. Mais elles ont ainsi instauré un régime d’accumulation à dominante financière et à faible régulation fondamentalement instable, la poursuite de l’accumulation venant périodiquement se heurter à l’insuffisance de la demande finale (du fait en dernière instance de la croissance insuffisante, de la stagnation voire de la régression des salaires réels).
Du coup, elles ont aussi donné naissance à des emballements non moins périodiques de la spéculation (au gonflement du capital fictif venant relayer la croissance poussive du capital réel), soit à la constitution de bulles éclatant en de retentissants krachs – la crise dite des prêts subprime (2007-2009) n’étant que le dernier épisode en date de ce processus. A chaque fois, le sauvetage de la partie du capital financier ainsi failli se fait au détriment des finances publiques (dont la situation en conséquence s’est dramatiquement aggravée) et du capital industriel et commercial, conduisant à de nouvelles vagues de licenciement, de nouvelles agressions contre le salariat (niveau des salaires directs et indirects, conditions d’emploi, conditions de travail). Et les effets de l’austérité budgétaire se conjuguant du coup à ceux de l’austérité salariale pour aggraver la crise chronique due à l’insuffisance de la demande finale, ce parfait cercle vicieux prépare en conséquence de futurs épisodes de crise budgétaire et financière et accroît la nécessité pour le capital (entreprises et gouvernants) de s’en prendre encore plus durement aux salariés et, plus largement, aux couches populaires, en dégradant davantage encore leurs conditions d’existence et en réprimant plus durement toute résistance de leur part1.
Dès lors, il n’est certes pas absurde de soulever la question de l’avènement d’Etats d’exception en Europe à court ou moyen terme. Entendons par là des régimes de l’Etat capitaliste qui, tout en maintenant toute la structure juridique nécessaire au procès de reproduction du capital (notamment la garantie de la propriété privée, les contraintes d’exécution de leurs obligations contractuelles par les agents économiques et sociaux, l’arbitrage des conflits entre sujets de droit, la répression des infractions à l’ordre juridique), limitent drastiquement voire annulent complètement les éléments de cette structure qui garantissent les libertés publiques (liberté d’information et d’expression, de circulation et de réunion, d’association et de manifestation, etc.) ainsi que les formes de la démocratie représentative (parlementaire) qui les prolongent et les institutionnalisent, définissant le cadre de ce que l’on nomme ordinairement l’Etat de droit.
Bien que sept décennies nous séparent désormais de la chute des régimes fascistes qui ont marqué la scène historique européenne de la première moitié du XXe siècle, c’est encore leur paradigme qui s’impose dès lors qu’il est question d’examiner les conditions de possibilité de l’avènement d’États d’exception dans l’Europe actuelle. Ce statut paradigmatique est rarement réfléchi et interrogé, puis rarement contesté encore.
C’est pourtant ce que je me propose dans les lignes suivantes. Sans rouvrir le dossier déjà lourd de l’étude de ces régimes et en m’en tenant à ce qui est communément admis comme leurs caractéristiques majeures, je montrerai que, si les démocraties occidentales devaient s’infléchir vers des régimes d’Etat d’exception dans les prochaines années ou décennies, ceux-ci ne seraient en aucun cas la simple répétition des régimes fascistes des années 1920-1940, ni de près ni de loin. Nonobstant la persistance ou la réémergence de formations fascistes ou néofascistes aujourd’hui en Europe2, la démonstration, qui dans les limites de cet article ne pourra prendre que la forme d’une épure, se fera en établissant que les conditions générales qui ont présidé à l’émergence de ces derniers diffèrent profondément de celles qui prévalent aujourd’hui dans les démocraties occidentales. La comparaison entre les deux situations historiques s’opérera à trois niveaux : celui de la configuration des rapports de classes ; celui de la structuration de l’appareil d’États ; celui enfin des « mentalités collectives ». Après quoi je tenterai de déterminer les principaux facteurs susceptibles de conduire aujourd’hui à l’instauration d’États d’exception en Europe.
1. Le fascisme a été le produit d’une conjoncture et d’une configuration très particulières de la lutte des classes caractérisées tout à la fois par l’échec de la poussée révolutionnaire du prolétariat européen aux lendemains de la Première Guerre mondiale (1917-1921-23), dès lors réduit à la défensive; par une crise d’hégémonie de la bourgeoisie liée à la transition entre le capitalisme «concurrentiel» et le capitalisme « monopolistique »3 et à la contradiction grandissante entre les intérêts du capital monopolistique et ceux du capital non monopolistique ; enfin par une autonomisation relative et une radicalisation politiques des classes moyennes traditionnelles (petite et moyenne paysannerie, petite-bourgeoisie et petit capital), pour partie liées aux deux facteurs précédents, notamment au fait qu’elles ne se sentaient plus ni représentées ni protégées par les partis « bourgeois » classiques4. Dans un contexte de crise structurelle (lié à la transition entre capitalisme «concurrentiel» et capitalisme «monopolistique») et d’exacerbation des affrontements interimpérialistes en Europe, les régimes fascistes ont constitué en Italie et en Allemagne une solution à la crise de domination de la bourgeoisie qui lui a permis tout à la fois de liquider ce qui restait du mouvement ouvrier organisé ; de refonder le bloc soudé autour de l’alliance entre la bourgeoisie et les classes moyennes traditionnelles sous hégémonie du grand capital monopolistique, la marche en avant de ce dernier n’en continuant pas moins à compromettre les positions socioéconomiques des premières ; enfin d’offrir aux classes populaires quelques « compensations » imaginaires et symboliques mais aussi bien réelles dans et par des aventures militaristes, pour autant et tant du moins qu’elles ont été victorieuses.
• Les différences avec la conjoncture actuelle en Europe sautent immédiatement aux yeux. En premier lieu, la bourgeoisie n’a, pour l’instant, nul besoin d’y instaurer une forme quelconque de régime d’Etat d’exception. Le mouvement ouvrier y a été mis au pas par la manière dont la dynamique de la crise actuelle, aggravée par les politiques néolibérales favorisant la transnationalisation du capital, a percuté les formes stratégiques, organisationnelles et idéologiques dans lesquelles il s’était laissé emprisonner dans le cadre du compromis fordiste, signant la faillite de ses modèles politiques bien avant l’écroulement du mur de Berlin5.
Bien plus, ce qui reste du mouvement ouvrier de modèle social-démocrate s’est, le plus souvent, purement et simplement transformé en relais direct de la politique bourgeoise de gestion de la crise. Ainsi, directement ou par l’intermédiaire de ses représentants attitrés, la classe dominante conduit aujourd’hui la restructuration de ses modes antérieurs d’exploitation et de domination, sans avoir encore rencontré de résistance notable de la part d’un prolétariat, pour l’instant largement déboussolé et assommé, de nature à entraver la poursuite de ses intérêts stratégiques. Il ne lui est donc nullement nécessaire de procéder à la destruction violente de ce qui reste du mouvement ouvrier, en remettant le cas échéant en cause le cadre de l’Etat de droit à cette fin.
• En deuxième lieu, il n’y a pas non plus aujourd’hui de crise majeure d’hégémonie de la bourgeoisie en Europe. Sans doute, à la faveur de la transnationalisation d’une partie du grand capital industriel et financier, une tension croissante est apparue entre les intérêts de ce dernier, qui se situent au niveau du marché mondial, et ceux de la partie du capital qui continue à opérer essentiellement dans le cadre du marché national et à être dépendant des politiques économiques nationales de soutien et de préservation de ce marché. Et, pour les mêmes raisons, les intérêts du grand capital en voie de transnationalisation heurtent de plus en plus à ceux des classes moyennes traditionnelles, eux aussi confinés aux frontières du marché national voire des marchés locaux et régionaux. Dans cette mesure même, là où le bloc social assurant l’hégémonie de la grande bourgeoisie monopolistique se constituait essentiellement de l’alliance entre cette dernière, le capital non monopolistique et les classes moyennes traditionnelles (cela a été le cas par exemple en France jusqu’au milieu des années 1970), l’éclatement de cette alliance sous l’effet de la transnationalisation a pu affaiblir les partis de droite et du centre constituant traditionnellement l’armature de ce bloc.
Mais une alternative a été rapidement trouvée dans la constitution d’un nouveau bloc hégémonique fondé essentiellement sur l’alliance entre le grand capital monopolistique en voie de transnationalisation et la classe de l’encadrement (les cadres moyens et supérieurs opérant dans les entreprises, au sein des appareils d’Etat et dans les organismes de la société civile), dont les partis social-démocrates, convertis au néolibéralisme, constituent les meilleurs représentants et défenseurs. L’évolution de la gauche française (Parti socialiste en tête) en a fourni un «bel» exemple, conduisant à une normalisation de la vie politique française, désormais réduite à l’alternance régulière au pouvoir de coalitions tantôt de droite tantôt de gauche, quand elles ne coopèrent pas dans le cadre de « cohabitations », ne s’opposant plus que sur l’art et la manière de gérer la société dans le cadre, désormais tenu pour intangible, délimité par les intérêts de la fraction hégémonique de la classe dominante, liée au processus de transnationalisation6. Mais l’évolution parallèle des partis de gauche en Espagne, en Italie, en Grèce même, ressortit grosso modo du même processus.
• En troisième lieu, et en conséquence de ce qui précède, l’autonomie et la radicalisation politiques auxquelles peuvent prétendre aujourd’hui les classes moyennes traditionnelles tout comme la partie du capital qui ne peut ni ne veut emprunter la voie de la transnationalisation se trouvent singulièrement limitées. Sans doute la rupture d’anciennes alliances hégémoniques, l’affaiblissement voire la disparition des formations politiques qui les ont représentées ont-ils libéré un espace d’autonomisation pour ces différentes forces sociales sur la scène politique. La (ré)émergence depuis le début des années 1980 en différents États européens de forces d’extrême droite national-populistes, ne revendiquant généralement pas de filiation fasciste même si certains éléments d’une telle filiation peuvent s’y relever quelquefois, y trouve l’un de ses moteurs sociopolitiques fondamentaux, l’autre étant fourni par la crise politique et idéologique du mouvement ouvrier, qui laisse des pans entiers du prolétariat sans représentation, organisation ni moyens de défense collectifs face à l’offensive néolibérale qui les voue à la précarité et au chômage, à l’austérité salariale et à la perte d’acquis sociaux antérieurs, à la pauvreté et à la misère, à la désespérance et au ressentiment7. Mais, si elle peut alimenter la radicalisation de ces forces sociales et leur unification en un bloc nationaliste et populiste qui tente de s’opposer à ses effets économiques et sociaux, la dynamique même de la transnationalisation rend manifestement impossible la conclusion d’une nouvelle alliance entre elles et le grand capital, sans laquelle l’établissement de régimes fascistes est inconcevable. En conséquence, les formations national-populistes ont peu de chances de s’emparer du pouvoir et encore moins de s’y maintenir, du moins seules, sans se trouver associées à des forces de droite classiques qui les musellent.
Sans doute, les mouvements fascistes des années 1920 sont-ils parvenus à nouer une alliance de ce type dans un contexte analogue de contradiction aiguë entre les intérêts de ces différentes classes. Mais, pour en surmonter l’obstacle, encore aura-t-il fallu la double pression sur la classe dominante d’une crise d’hégémonie insoluble dans un cadre démocratique et de la nécessité de recourir à un régime d’État d’exception pour détruire totalement le mouvement ouvrier. Double pression qui fait pour l’instant précisément défaut.
2. Dans le contexte des sociétés ouest-européennes des années 1920 et 1930, tous les régimes politiques, quelles qu’aient été par ailleurs leurs différences sur le plan juridico-administratif (constitutionnel et institutionnel) et les conflits y compris militaires qui ont pu les opposer, ont eu à accomplir la même œuvre fondamentale: parachever la transition du capitalisme « concurrentiel » au capitalisme «monopolistique» et résoudre la première crise structurelle de celui-ci, en partie liée à cette transition. A cette fin, il leur a fallu procéder à une profonde réforme des fonctions de l’Etat, caractérisée par son intervention grandissante dans la vie économique et sociale, destinée à réguler le cycle des affaires (par la mise en œuvre d’un cocktail de politiques monétaire, budgétaire et salariale), à prendre en charge un ensemble de moyens sociaux de production ou de consommation (des équipements collectifs et des services publics) ou du moins à en superviser la production, à assurer enfin un «équilibre de compromis» entre l’ensemble des classes sociales, notamment à travers l’instauration de normes salariales jusqu’alors inédites (une indexation des salaires réels sur les gains de productivité assurant l’accession à une consommation marchande de masse, une socialisation du salaire garantissant la continuité du revenu salarial par-delà les vicissitudes de l’existence: chômage, paternité et maternité, maladie, infirmité, vieillesse, etc.); toutes transformations que le concept de fordisme condense aujourd’hui.
Cela devait nécessairement s’accompagner d’une transformation de l’Etat: d’une concentration (un renforcement) et d’une centralisation (en termes d’organisation interne) accrues du pouvoir politique au sein des appareils d’Etat, au détriment et des périphéries étatiques (les pouvoirs publics locaux) et des organes de la société civile (sauf ceux directement associés aux différentes missions précédentes, telles les organisations professionnelles patronales et salariales). En un mot, il leur a fallu assurer la transition de l’«Etat circonscrit » (ou Etat libéral), jusqu’alors simple garant du procès de reproduction du capital, à l’«Etat inséré », promu au rang de véritable gérant de ce procès, le tout dans le cadre dès lors renforcé de l’Etat-nation8.
Les régimes fascistes n’ont en rien fait exception à la règle. On peut montrer que, tout comme les Etats démocratiques dont ils ont été les contemporains et les rivaux, ils se sont acquittés, selon des modalités spécifiques, des différentes tâches politiques précédentes. Considérée rétrospectivement, leur fonction historique aura été de les accomplir dans des formations nationales (l’Italie et l’Allemagne) où, tant du fait de leur insertion dans le système européen des Etats que du fait des configurations internes des rapports de forces entre classes sociales, elle n’a pas pu l’être sous des formes démocratiques.
C’est là l’aspect généralement le plus méconnu, car le moins officiellement déclaré et le moins spectaculaire, de régimes par ailleurs riches en coups d’éclat, où le grotesque l’a disputé au monstrueux. En ce sens, même les aspects apparemment les plus irrationnels de ces régimes se seront en définitive montrés fonctionnels. Leur statolâtrie n’aura pas moins servi la transition aux formes étatiques de régulation du capitalisme «monopolistique» que ne le fit l’idéal du Welfare State à la même époque dans les pays anglo-saxons. Quant à leur nationalisme exacerbé, il aura accompagné le repli protectionniste voire autarcique de l’ensemble des formations capitalistes développées, prélude à une phase pluridécennale de développement autocentré des formations capitalistes centrales9.
Si telle apparaît, rétrospectivement, la fonction historique durable des régimes fascistes, on mesure aussi la distance qui sépare la situation socio-institutionnelle dans laquelle ils ont vu le jour de celle dans laquelle le capitalisme se trouve actuellement engagé en Europe comme ailleurs dans le monde d’ailleurs. Le problème auquel ce dernier se trouve aujourd’hui confronté est, en un sens, exactement inverse de celui qui se posait à lui dans l’entre-deux-guerres. Alors qu’il s’agissait à cette époque de passer d’un Etat libéral à un Etat interventionniste, il s’agit aujourd’hui d’organiser au contraire un relatif désengagement de l’Etat à l’égard de ses tâches de régulation économique et sociale, du moins au niveau national, pour laisser opérer aussi «librement» (c’est-à-dire brutalement) que possible des marchés dérégulés, c’est-à-dire débarrassés des limites et des réglementations qui leur ont été imposées précédemment par les Etats nations, que ce soit à l’intérieur de leurs frontières ou dans les rapports entre eux; d’où précisément le retour en force du libéralisme après une éclipse de plusieurs décennies.
Alors que les réformes institutionnelles de l’appareil d’Etat national entreprises au cours des années 1930 se sont soldées par une concentration et une centralisation accrues du pouvoir au sein de cet appareil, c’est aujourd’hui à sa démultiplication entre des instances supra-nationales (celle de l’Union européenne), nationales et infra-nationales (celles des régions et des grandes métropoles) qu’il s’agit de procéder, l’affaiblissement des instances nationales s’accompagnant inversement d’un renforcement des instances supra et infra-nationales vers lesquelles se trouve déporté ce qui reste de la régulation politique (étatique) de la pratique socio-économique pour la subordonner aux exigences de la reproduction du capital10. Dans un pareil contexte, la référence nationaliste est d’autant moins pertinente que l’on assiste à un divorce grandissant entre l’espace national et l’espace de souveraineté de l’État, celui où tout à la fois il déploie son activité et puise sa légitimité.
En un mot, les enjeux institutionnels en termes de remodelage de l’appareil d’État de la crise et de la restructuration que traverse aujourd’hui l’Europe se situent exactement aux antipodes de ceux auxquels l’instauration de régimes fascistes a permis de faire face dans les années 1920 et 1930. En ce sens aussi, une pure et simple réédition du fascisme semble problématique, pour ne pas dire impossible.
3. C’est sous le rapport de ses conditions psychopolitiques que la situation actuelle semble le moins s’écarter de celle qui a donné naissance aux mouvements et régimes fascistes dans l’entre-deux-guerres. Dans les années 1920 et 1930, comme aujourd’hui, c’est dans ce que j’appelle la crise symbolique (ou crise du sens) que ces conditions plongent leurs racines. J’entends par crise symbolique l’incapacité chronique du capitalisme d’édifier et de maintenir un cadre symbolique (un cadre stable et cohérent de références: d’idées, d’idéaux, de normes et de valeurs) qui permette aux individus de donner sens à leur existence en parvenant à s’identifier, à communiquer entre eux et à prendre part à la production du monde en s’y réalisant. En même temps, cependant, la dynamique de cette crise, qui depuis lors s’est encore considérablement étendue et aggravée, a fait émerger un nouveau type d’individualité qui, s’il ne rend pas radicalement impossible une mobilisation politique de type fasciste, lui oppose malgré tout des obstacles sérieux.
Dans les années 1920 et 1930, les manifestations les plus évidentes de la crise symbolique sont le discrédit et l’ébranlement de quelques institutions autoritaires (famille «patriarcale», ordres corporatifs, armée, Eglises) qui, contradictoirement, avaient servi, depuis l’aube de l’Europe moderne, de cadres et de supports à la construction de l’autonomie individuelle. La célèbre enquête conduite sous la direction d’Adorno sur «la personnalité autoritaire», base psychopolitique du fascisme, a permis d’établir le lien entre cette dernière et la destruction de ces autorités traditionnelles11. La «peur de la liberté» (Fromm12) et la propension à la soumission volontaire sur lesquelles s’est largement appuyée la mobilisation fasciste de masse (Reich13) se nourrissaient notamment de l’angoisse d’abandon née de l’ébranlement de ces structures autoritaires.
Entre-temps, l’approfondissement de la crise symbolique n’a pu que renforcer cette angoisse. Mais, si ce processus crée bien en un sens les conditions de possibilité d’une mentalité d’extrême droite (en alimentant notamment le ressentiment, qui en constitue le noyau14), il engendre simultanément quelques solides contre-tendances.
Ainsi la crise symbolique s’accompagne-t-elle aujourd’hui du discrédit des fétiches fondateurs de la modernité, notamment celui du progrès technico-scientifique et celui de la nation, engendrant le discrédit des «grands récits» politico-philosophiques, peu propice à la mobilisation partisane, surtout sous la forme totalitaire du fascisme. A ce «crépuscule des idoles » de la modernité échappe apparemment seule l’individualité, mais au prix d’une radicalisation et d’une inflexion de son individualisme constitutif qui en fait un nouvel obstacle à une renaissance du fascisme. L’aggravation de la crise symbolique contribue en effet à l’émergence d’une individualité auto-référentielle: tout se passe comme si, ne sachant plus à quelle idole se vouer, l’individualité contemporaine se transformait en une sorte d’idole d’elle-même, s’érigeant du coup en valeur suprême si ce n’est unique, se posant en mesure de toutes choses, ne reconnaissant d’autre valeur que l’accomplissement hédoniste de soi, peu encline par conséquent à se soumettre aux disciplines collectives et encore moins au sacrifice de soi, en ce sens volontiers antiautoritaire15. Cet individualisme « libéral-libertaire », narcissique et jouisseur, pur produit de la socialisation contemporaine marquée du coin de la crise symbolique, semble bien, en un sens, se situer aux antipodes de la personnalité autoritaire propice à la mobilisation fasciste.
Evidemment, cette même individualité auto-référentielle présente de multiples failles. A commencer par un déficit de cohérence identitaire et un intense besoin de sécurité qui ne la mettent pas, bien au contraire, à l’abri de la tentation autoritaire lorsque se multiplient les menaces extérieures, réelles ou imaginaires, à son encontre. Du moins rend-elle cette tentation moins séduisante et psychologiquement beaucoup plus coûteuse, tout en offrant des points d’ancrage à la résistance qu’on peut chercher à lui opposer.
4. L’ensemble des analyses précédentes semble bien indiquer que les conditions d’un processus de fascisation du pouvoir d’Etat ne sont pas actuellement réunies en Europe. Bien plus: les caractères spécifiques de la crise structurelle que connaît actuellement le capitalisme rendent hautement improbable la formation à terme de pareilles conditions et, partant, la réédition du scénario fasciste. En ce sens, celui-ci apparaît bien comme historiquement daté et typé. Là encore, l’histoire n’est pas destinée à se répéter purement et simplement ni même à bégayer, selon la formule consacrée.
Mais le fascisme n’est pas, loin s’en faut, le seul régime d’Etat d’exception auquel puisse donner naissance un capitalisme en crise et auquel puisse éventuellement recourir une classe dominante qui se sentirait menacée dans ses intérêts vitaux, ou qui, tout simplement, serait tenue en échec dans son œuvre de restructuration des rapports d’exploitation et de domination. Les multiples dictatures militaires et expériences bonapartistes qui ont ponctué l’histoire contemporaine sont là pour nous le rappeler.
Si, en dépit de la durée et de la gravité de la présente crise, les bourgeoisies européennes ont pu jusqu’à présent faire l’économie de tels régimes, c’est qu’elles sont restées pour l’essentiel maîtresses de la situation, en conduisant leurs politiques néolibérales de gestion de la crise sans rencontrer d’obstacles ni de résistances majeures, ainsi que je l’ai mentionné plus haut. Essayons cependant de déterminer quels facteurs pourraient au contraire les engager dans la voie d’un durcissement autoritaire de leur domination.
Avec la transnationalisation du capital, le centre de gravité des préoccupations de la fraction hégémonique de la bourgeoisie s’est incontestablement déplacé des espaces nationaux à l’espace mondial. C’est donc aussi à ce niveau qu’elle doit d’ores et déjà faire face aux défis et aux problèmes les plus graves pour perpétuer sa domination. Parmi eux, certains recèlent des potentialités de déstabilisation de l’ordre capitaliste mondial et de l’ordre interne aux différents Etats européens qui, au cas où elles s’actualiseraient, pourraient conduire la classe dominante à entrer dans la voie de l’établissement de régimes d’État d’exception. La liste que j’en fournis ci-dessous ne prétend pas être exhaustive et ces différents facteurs peuvent parfaitement se combiner pour partie entre eux.
En cas d’aggravation de l’actuelle crise structurelle (une exacerbation des contradictions de la reproduction du capital, soit de la surproduction du capital sous toutes ses formes) sous l’effet de la poursuite des politiques néolibérales, il serait sans doute nécessaire de durcir encore davantage les conditions d’exploitation et de domination capitalistes dans les anciennes formations centrales, y compris l’Europe. Cela conduirait les bourgeoisies à s’en prendre bien plus durement encore qu’elles ne l’ont fait jusqu’à présent à leur prolétariat et aux classes populaires plus largement. La remise en cause des acquis matériels, institutionnels, culturels des luttes antérieures, pour l’essentiel ceux de l’époque fordiste, pour l’instant encore limitée et inégalement développée selon les nations et les selon les différents secteurs de leurs classes populaires, devrait alors prendre des tournures plus radicales, incompatibles avec le maintien des formes démocratiques de sa domination.
Dans un contexte de crise aggravée du capitalisme, un éventuel renouveau de la combativité du prolétariat, sur la base de l’unification tendancielle de ses conditions d’exploitation et de domination sur le plan mondial (par exemple entre l’Europe, l’Amérique latine et la Chine) et de la (re)constitution par conséquent d’un mouvement prolétarien offensif à ce niveau, y compris au sein des formations européennes, plaçant la bourgeoisie sur la défensive et compromettant la poursuite d’une politique conforme à ses intérêts, ne pourrait, lui aussi, que produire par réaction le durcissement autoritaire de sa domination. Cette menace interne contribuerait sans doute à rapprocher les unes des autres l’ensemble des classes possédantes (bourgeoisie et classes moyennes traditionnelles) en un bloc réactionnaire et contre-révolutionnaire.
Mais la dynamique propre à la transnationalisation du capital tout comme l’aggravation de la crise structurelle qui la mine peuvent à terme tout aussi bien déboucher sur un fractionnement de l’espace mondial (du marché mondial et du système mondial des Etats) en différents pôles concurrents et rivaux (Europe, Amérique du Nord, Amérique du Sud, Chine, Asie du Sud-est, etc.) – version actualisée des traditionnelles contradictions interimpérialistes.
L’exacerbation de la concurrence économique entre ces pôles peut conduire à des risques d’affrontement militaire ou même à des affrontements effectifs entre eux, rendant dès lors nécessaire le recours à la manière forte à l’intérieur de chacun de ces pôles tout comme à la mobilisation de la violence vis-à-vis de l’extérieur (les pôles rivaux). Le recours à la manière forte peut notamment être rendu nécessaire dans ceux de ces pôles (ici, par hypothèse, le pôle européen) qui se trouveraient placés en situation défavorable au sein de cette rivalité grandissante, en contraignant leurs bourgeoisies à durcir les conditions internes de leur exploitation et domination tout en les entraînant sur la voie d’une mobilisation identitaire des classes populaires autour de régimes forts. En somme un scénario qui ne serait pas sans rappeler celui imaginé par George Orwell dans 1984.
Une déstabilisation à grande échelle de la proche périphérie de l’Europe (l’Afrique du Nord, le Proche Orient ou l’Europe orientale), avec des «menaces immédiates» sur ses frontières (par exemple sous la forme d’un afflux massif de réfugiés ou de plusieurs guerres civiles), pourrait produire le même type d’effets. D’ores et déjà, certaines évolutions vont dans ce sens, sous l’effet des «révolutions arabes», de la poussée islamiste (nourrissant des mouvements djihadistes) le long de l’arc allant du Sahel à l’Asie centrale, de la déréliction dans laquelle est plongée une grande partie de la population africaine. Là encore, le salut des bourgeoisies européennes pourrait se jouer sur le mode de la mobilisation nationaliste (ou «européaniste» ou «occidentaliste») et guerrière de l’ensemble de «leurs» populations, faisant corps autour de régimes d’Etat d’exception justifiant leur exceptionnalité par le salut qu’ils sont censés leur assurer.
Enfin il est clair que l’aggravation de la crise écologique, rendant invivables des territoires entiers en y produisant des génocides et des migrations massives, raréfiant eau, terres arables, matières premières et sources d’énergie, en exacerbant la lutte concurrentielle pour leur appropriation, serait propre à renforcer tous les facteurs précédents (aggravation de la crise structurelle actuelle du capitalisme, nécessité du durcissement des conditions de l’exploitation et de la domination capitaliste, rivalité grandissante entre les différents pôles de l’accumulation mondiale) tout en disposant aussi les populations à soutenir des régimes d’État d’exception présentés comme leur offrant une voie providentielle. Scénario souvent présenté comme étant celui de «l’écofascisme»16.
5. Il resterait évidemment à déterminer quelles formes (institutionnelles et idéologiques) de tels régimes d’Etat d’exception pourraient prendre, sans doute multiples et variables selon l’importance relative des différents facteurs qui leur donnerait naissance, mais aussi selon la position relative au sein de la configuration mondiale des formations dans lesquelles ils verraient le jour. Les limites de l’article ne le permettent pas.
Je dois me contenter de mentionner que ces formes sont, pour certaines, déjà perceptibles dans certaines inflexions notables des modes de gouvernance qu’on a pu observer au cours de ces derniers lustres, en Europe comme plus largement au sein des formations capitalistes centrales, du fait d’un début d’actualisation de certains des facteurs de déstabilisation que je viens de mentionner. Inflexions qui conduisent toutes à multiplier les états d’exception, au sens de pratiques, de réglementations ou même de législations qui contreviennent au principe de l’Etat de droit, sans pour autant encore constituer un régime d’Etat d’exception au sens défini en introduction à cet article, tout en pouvant en ouvrir la voie. J’en donnerai deux exemples pour finir.
La multiplication des attentats perpétrés par des groupes djihadistes ou réputés tels au sein de quelques grandes métropoles occidentales (New York, septembre 2001 ; Madrid, mars 2004 ; Londres, juillet 2005 ; Paris, juillet 1995, janvier 2015) ont conduit les Etats qui en ont été les cibles à adopter des législations restreignant ou menaçant l’exercice des libertés individuelles ou collectives, du Patriot Act états-uniens au durcissement continu de la législation antiterroriste en France, jusqu’à la dernière loi de novembre 2014. Si le premier s’est soldé par des pratiques totalement contraires aux exigences juridiques et morales d’un Etat de droit, le second accoutume la population civile à vivre sur un pied de guerre permanent via le plan Vigipirate.
Le traitement dont le surendettement public de la Grèce a fait l’objet depuis 2010 ne mérite pas moins d’être mentionné ici. Car la série des memoranda qui ont été imposés à la Grèce par «la troïka» (Union européenne, Banque centrale européenne, Fonds monétaire international) n’y a pas seulement généré une véritable catastrophe socio-économique17. Elle a aussi achevé de vider de toute substance la démocratie représentative, en transformant le Parlement national grec en une simple chambre d’enregistrement des décisions «troïkiennes», instituant des décisions et des procédures violant l’esprit et même la lettre de la Constitution grecque, que la Cour constitutionnelle a condamnées à différentes reprises sans que les gouvernements grecs n’en aient cure. Sous ce rapport, la manière dont évoluera le rapport de forces engagé entre les autorités européennes et le gouvernement grec issu des élections législatives de la fin janvier 2015 sera particulièrement significative et demande à être suivie de près, la Grèce constituant manifestement de ce point de vue un laboratoire au sein duquel s’expérimentent des formes d’états d’exception, destinées le cas échéant à être étendues à d’autres États en Europe. (Cet article a été écrit en février 2015 pour la revue Réfractions)
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1. M. Husson, « Le partage de la valeur ajoutée en Europe », Paris, Revue de l’IRES, n° 64, pages 47-91, consultable en ligne : http://hussonet.free.fr/psalirsw.pdf ; « Europe. Le tout-compétitivité contre les salaires » publié sur le site Alencontre http://alencontre.org/ le 24 décembre 2014.
2. Alors que des formations fascistes sont apparues un peu partout en Europe dans l’entre-deux-guerres, seules l’Italie et l’Allemagne ont vu s’établir des régimes fascistes. Preuve que les premières ne constituent pas une condition suffisante des seconds.
3. Dans la littérature marxiste classique, on distingue différentes époques et phases dans le développement des rapports capitalistes de production, périodisations d’ailleurs variables selon les auteurs. Dans celle à laquelle il est fait référence ici, l’accent est mis sur le degré de concentration et de centralisation du capital dans les principales branches industrielles en soulignant que, passé un certain seuil de concentration et de centralisation, dès lors que se constituent des situations d’oligopole ou même de quasi-monopole dans certaines branches, la concurrence entre capitalistes tout comme celle entre salariés cessent d’être les mécanismes régulateurs fondamentaux de la reproduction du capital pour se trouver compliquée par des ententes entre grands groupes industriels et financiers (les fameux cartels ou trusts), par une fusion plus ou moins prononcée du capital industriel ou commercial avec le capital bancaire mais aussi par une négociation centralisée (au niveau des branches ou même au niveau de l’ensemble de l’État-nation) entre organisations patronales et organisations syndicales, supposant l’intégration de celle-ci dans les appareils des grandes entreprises voire dans les appareils d’État, enfin la mise en œuvre de politiques économiques spécifiques par les gouvernements au niveau national. Historiquement, cette transition du capitalisme «concurrentie » au capital « monopolistique) s’est situé entre 1890 et 1930 au sein des principales formations capitalistes mondiales (aux États-Unis, au Royaume-Uni, en Allemagne, en France, etc.). Dans la mesure où la concurrence n’a jamais cessé de jouer, y compris au sein des oligopoles, et que strictement parlant jamais un monopole ne s’est institué dans les principales branches de l’économie capitaliste, il convient cependant d’employer les expressions de «capitalisme concurrentiel» et de «capitalisme monopolistique» cum grano salis, ce qui explique que je les ai assorties ici de guillemets.
4. D. Guérin, Fascisme et grand capital. Italie-Allemagne, Paris, (1936), Maspero, 1965, Libertalia, 2014 ; N. Poulantzas, Fascisme et dictature, la III° Internationale face au fascisme, Paris, Maspero, 1970.
5. A. Bihr, Du Grand Soir à l’alternative. La crise du mouvement ouvrier en Europe, IIe partie, Paris, Éditions ouvrières (Éditions de l’Atelier), 1991.
6. A. Bihr, « Mai-juin 1968 en France : l’épicentre d’une crise d’hégémonie », mis en ligne sur le site A l’Encontre http://alencontre.org/ 28 mai 2008 ; traduction en portugais, Mediações, vol.12 n°2 2007 et vol.13 N1-2 2008, Universidade Estatual de Londrina.
7. Sur l’exemple du Front national en France, cf. A. Bihr, Le spectre de l’extrême droite. Les Français dans le miroir du Front national, chapitres II et III, Paris, Éditions de l’Atelier, 1998.
8. Sur les concepts d’État circonscrit et d’État inséré, cf. R. Delorme et C. André, L’État et l’économie. Un essai d’explication de l’évolution des dépenses publiques en France, Paris, Le Seuil, 1983.
9. Pour éviter tout malentendu et toute interprétation malveillante, je tiens à préciser que cette similitude fonctionnelle entre États fascistes et États démocratiques dans la transition du capitalisme « concurrentiel » au capitalisme « monopolistique » ne revient à établir ni une identité (logique) ni une équivalence (axiologique) entre eux.
10. Cf. A. Bihr, « De l’État “inséré” à l’État “démultiplié” », Le crépuscule des Etats-nations, Lausanne, Page 2, 2000.
11. T. W. Adorno (dir.), Etudes sur la personnalité autoritaire, New York, Haper and Row, 1950, traduction française, Paris, Allia, 2007.
12. E. Fromm, La peur de la liberté, New York, Farrar & Rinehart, 1941, traduction française, Paris, Buchet-Chastel, 1963.
13. W. Reich, Psychologie de masse du fascisme, Copenhague – Prague – Zürich, 1933, traduction française Paris, Payot, 1999.
14. Sur l’exemple du Front national, cf. A. Bihr, Le spectre de l’extrême droite, chapitre V, op. cit. ; E. Lecoeur, Un néo-populisme à la française. Trente ans de Front national, Paris, La Découverte, 2003.
15. Cf. entre autres : R. Sennet, Les tyrannies de l’intimité, New York, Knopf, 1977, traduction française, Paris, Le Seuil, 1979 ; La culture du nouveau capitalisme, New Haven, Yale University Press, 2006, traduction française, Paris, Albin Michel, 2006 ; C. Lasch, La culture du narcissisme, New York, 1979, traduction française, Paris, Flammarion, 2000 ; G. Mendel, 54 millions d’individus sans appartenance, Paris, Robert Laffont, 1983 ; Olivier Rey, Une folle solitude. Le fantasme de l’homme auto-construit, Paris, Le Seuil, 2006.
16. Pour une analyse critique de l’écofascisme, cf. M. Bookchin, Re-enchanting humanity: a defense of the human spirit against antihumanism, misanthropy, mysticism, and primitivism, London & New York, Cassell, 1995.
17. Noëlle Burgi (dir.), La Grande Régression. La Grèce et l’avenir de l’Europe, Lormond, Le Bord de l’Eau éditions, 2014.
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