Entretien avec Donatella Rovera
conduit par Marc Semo
Le quotidien Le Temps, en date du lundi 12 août 2013, titre sur cinq colonnes en une: «Al-Qaida a pris les commandes de la révolution syrienne». Le lecteur de bonne foi va se poser la question: quand le Pentagone va-t-il déployer ses drones pour abattre les combattants d’Al-Qaida et autres djihadistes, auxquels il a déclaré la guerre au Yémen, au Pakistan, au Mali, dans le «Maghreb islamique», etc.? Une telle initiative ne permettrait-elle pas, pourrait penser le lecteur confiant et réactif à la titraille, qu’enfin un accord de bonne entente pourrait survenir entre Poutine et Obama. Le premier n’est-il pas contraint de soutenir Assad à cause du danger des «terroristes» qu’il déteste au même titre que Bachar. Poutine n’a-t-il pas «éradiqué jusque dans les toilettes» les terroristes tchétchènes? Craintif (?), hier, il a paralysé Moscou pour que son cortège puisse se rendre, sans risque, aux championnats du monde d’athlétisme! Obama est aujourd’hui, avec prisme ou sans prisme, le chasseur attitré des combattants d’Al-Qaida.
Tout le monde serait dès lors content et plus personne ne parlerait de la Syrie et du crime commis par la dictature d’Assad. Son régime apparaîtrait comme «un moindre mal» face «au règne d’Al-Qaida». Ce genre de choix truqué n’est pas nouveau dans l’histoire. Ne fallait-il pas soutenir le Pacte Molotov-Ribbentrop en août 1939 face au danger d’une «attaque contre l’Union soviétique»? On pourrait multiplier les exemples.
Que des forces se réclamant d’Al-Qaida agissent en Syrie et se comportent de manière criminelle, cela ne fait pas de doute. Qu’à cause de la crise de leadership de l’ASL et du manque de moyens militaires dont ces composantes disposent des forces djihadistes gagnent du terrain, c’est une évidence. Mais qui en sont les responsables? Ceux qui n’ont pas voulu aider l’autodéfense armée de la rébellion populaire syrienne, quelque six mois après son essor massif et pacifique, attaqué de manière croissante par tous les moyens et sous toutes les formes?
Toutefois, la responsabilité de la destruction, on ne peut plus visible, d’un peuple (morts, déplacements internes, exils contraints) et d’un pays (villes rasées, infrastructures détruites) repose sur le clan Assad et ceux qui l’arment et le soutiennent en permanence, sans restriction. Ils sont aisément repérables: l’assassin des civils tchétchènes qui ne nomme Poutine, l’ordinateur des basses œuvres répressives en Russie qui se nomme Poutine et ses services, les détachements militaires du pouvoir iranien qui, lui, n’hésite devant aucune pendaison et torture, le bras armé du Hezbollah qui s’attaque aux civils de nombreuses villes en Syrie, de Qousseir à Homs. Nous reviendrons sous peu sur la confusion entretenue par de tels titres et par divers articles. Pour l’heure, nous reproduisons un entretien avec Donatella Rovera, d’Amnesty International, publié en date du 12 août, dans le quotidien Libération. Nous avions déjà fait référence à son témoignage dans le dossier publié sur ce site en date du 7 août 2013. (C.-A. Udry)
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Parfaite arabophone, Donatella Rovera, d’Amnesty International, vient de passer un mois en Syrie dans les zones tenues par la rébellion.
Quelle est la situation sur place?
J’ai été très frappée de la dégradation très rapide des choses par rapport à mon précédent voyage, il y a trois mois. C’est vrai sur le plan humanitaire et encore plus en matière sécuritaire. Les enlèvements sont quotidiens, même si l’on n’en entend pas parler à l’extérieur, sauf quand il s’agit d’étrangers. Ils sont aussi bien le fait de groupes criminels qui font semblant d’être politiques que de groupes politiques se finançant par des activités criminelles. Des groupes de miliciens liés au régime pénètrent aussi en zone rebelle pour de telles opérations. On sent, en outre, une présence de plus en plus forte des groupes islamistes radicaux et les affrontements entre eux et d’autres formations de l’opposition, notamment les Kurdes, deviennent toujours plus fréquents. A cela s’ajoutent des bombardements quotidiens des forces du régime. L’aviation et les hélicoptères opèrent moins souvent, mais les tirs d’artillerie s’intensifient. Il y a très peu de zones hors de portée des canons et des missiles Grad.
Que se passe-t-il à Alep?
La situation alimentaire et sanitaire y est très difficile. Il n’y a pas d’eau et très peu d’électricité. L’essence qui permet de faire tourner les générateurs est de plus en plus chère et j’ai vu son prix augmenter de 50% en dix jours. La ville est toujours divisée en deux. Même s’il est impossible d’avoir une estimation précise, il y a environ 800‘000 ou un million de personnes côté rebelle, et un peu plus du côté gouvernemental, qui ne subissent pas des bombardements. Mais cette zone est désormais totalement encerclée et ceux qui y vivent ne peuvent plus se ravitailler que chez les rebelles, ce qui entraîne une envolée des prix car il y a encore maintenant beaucoup plus d’argent côté gouvernemental. Pour limiter la spéculation, les autorités rebelles ont fixé des quotas pour les produits de première nécessité et elles interdisent de faire passer les médicaments et le lait en zone gouvernementale, mais les moyens de contournements sont nombreux. C’est en fait dans les territoires contrôlés par l’opposition que la situation humanitaire est de loin la plus mauvaise. Beaucoup de gens venus d’ailleurs se sont réfugiés là. Ils sont totalement démunis. Il y a un immense désespoir de la population et les trafics d’une économie de guerre prospèrent.
Des structures politiques et administratives ont-elles été mises en place par l’opposition?
Les conseils municipaux ou les conseils de quartier sont de plus en plus nombreux mais, souvent, ils ne représentent qu’eux-mêmes. Ces structures fonctionnent en parallèle de celles mises sur pied par les divers groupes combattants, qui ont chacun leur fief. C’est particulièrement évident pour les groupes islamistes radicaux, le Front al-Nusra ou l’Etat islamique en Irak et ou Levant (EIIL), qui, au début, étaient discrets mais, désormais, sont de plus en plus visibles. Il y a ainsi deux tribunaux, une cour unifiée et une cour islamique. La seconde a beaucoup plus de pouvoir car elle dispose d’un véritable bras armé et a les moyens de mettre en application ses décisions alors que l’autre ne le peut pas.
Qu’avez-vous vu à Deir el-Zor, dans l’est?
Cette ville isolée, en plein désert, où il est très difficile d’arriver et encore plus d’y entrer car la partie tenue par les rebelles, où ne vivent plus qu’une dizaine de milliers d’habitants, est encerclée, avec un seul accès toujours sous le feu des snipers. Mais toutes les zones rurales autour sont contrôlées par la rébellion. Dans la ville voisine de Hatlah, il y a eu, mi-juillet, des affrontements avec la population chiite. 40’000 personnes ont fui en zone gouvernementale. Le Front Al-Nusra a fait sauter leurs mosquées et maisons pour bien signifier qu’il n’y aura pas de retour.
Vous avez enquêté sur les crimes commis. Où en est-on?
Les forces du régime continuent leurs bombardements indiscriminés sur les populations civiles. Il est important, dans chaque cas, de voir s’il y avait des objectifs militaires qui pouvaient justifier de telles frappes, mais dans un tel chaos, il n’est pas simple de mener des investigations. Jusqu’ici, nous n’avons pas non plus réussi à trouver des preuves formelles de l’emploi d’armes chimiques. Les forces gouvernementales continuent par ailleurs de pratiquer des exécutions sommaires, aussi bien de civils – y compris des familles entières – que de combattants rebelles. Les forces de l’opposition pratiquent elles aussi de telles exécutions, mais à l’encontre d’ officiers, soldats ou miliciens capturés, sans s’en prendre aux civils. Mais certains groupes, notamment les jihadistes, se montrent de pire en pire.
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