Egypte. Quand une gestion boiteuse de la pandémie se double d’une attaque contre les soignants et d’une multiplication «de détentions préventives»

Entretien avec Khaled Fahmy

Ni le monde arabe ni l’Afrique ne jouissent d’une place importante dans les rapports et analyses consacrés à la pandémie du Covid-19. Malgré de sérieux défis et des systèmes de santé souvent sous-financés et mal dotés en personnel, ces régions ont généralement évité les horribles taux de mortalité observés en Europe et aux Etats-Unis. Dans le même temps, les pays de ces régions ont, comme toutes les sociétés, subi les conséquences sanitaires, sociales et économiques de la pandémie.

Mouin Rabbani, rédacteur en chef de Quick Thoughts et co-rédacteur en chef de Jadaliyya, s’est entretenu avec Khaled Fahmy – professeur d’études arabes modernes à l’Université de Cambridge, membre de l’Académie britannique et historien de premier plan de l’Égypte moderne – afin de mieux comprendre l’impact de la pandémie sur le monde arabe et l’Egypte en particulier. Khaled Fahmy, met de même en relief, la dimension hyper-répressive du régime et ses effets meurtriers accentués dans le contexte présent. Cet entretien, publié le 25 novembre, a été réalisé fin septembre 2020 et comprend des données valables à ce moment. (Réd. Jadaliyya)

***

Mouin Rabbani (MR): La population de l’Égypte dépasse celle de la plupart des autres pays du monde arabe réunis. C’est le troisième pays le plus peuplé d’Afrique, et sa capitale, Le Caire, est l’une des villes les plus grandes et les plus congestionnées du monde. Pourtant, la manière dont la pandémie de Covid-19 a affecté l’Égypte n’a été que très peu couverte. Les choses vont-elles si bien en termes de taux d’infection, de décès et autres, ou est-ce dû au fait que l’attention des médias se concentre pour l’essentiel ailleurs? 

Khaled Fahmy (KF): Étant donné la taille de la population égyptienne, qui est de près de 101 millions d’habitants, le taux d’infection global dans le pays est relativement faible. Selon le tableau de bord Covid-19 de l’Université Johns Hopkins, à la mi-septembre 2020, l’Égypte comptait 102 000 cas enregistrés [1], avec un taux d’incidence de 99 pour 100 000 (contre 2328 au Koweït, 2180 en Israël, 1114 en Afrique du Sud, 847 en Afrique du Sud, 429 au Liban et 275 au Maroc). Depuis le début de la pandémie et jusqu’à la mi-septembre, l’Égypte a enregistré 5787 décès dus au Covid-19. Ces chiffres placent l’Égypte au 31e rang mondial.

Le premier cas a été officiellement enregistré le 14 février, et le nombre quotidien de cas confirmés a atteint un pic le 18 juin; depuis lors, la courbe est en baisse. Cependant, le 16 septembre, la ministre de la santé, Hala Zayed, a déclaré que le pays se préparait à une nouvelle vague.

En préparation d’une éventuelle deuxième vague, la ministre de la santé a annoncé des plans pour augmenter les réserves de fournitures médicales du pays, augmenter les tests PCR, renforcer les tests dans les aéroports, et planifier la production et la distribution d’un vaccin. Plus important encore, le 18 juillet, le ministre de la santé a déclaré que l’Égypte avait signé un accord avec la société pharmaceutique britanno-suédoise AstraZeneca collaborant avec l’Université d’Oxford pour réserver 30 millions de doses.

MR: Dans quelle mesure le gouvernement s’est-il préparé à la pandémie, et comment a-t-il réagi depuis l’arrivée du virus en Egypte?

KF: Le système de santé égyptien est ancien et solide, ses origines remontant au début du XIXe siècle. Il suffit de dire que l’Egypte a été l’un des premiers pays au monde à disposer d’un programme national de vaccination contre la variole, et qu’elle a également été pionnière en ayant mis en place un système sophistiqué de collecte de statistiques démographiques qui lui a permis de réaliser le premier recensement dans la région en 1848.

Malgré sa longue histoire, le système de santé présente de graves failles, qui sont devenues plus apparentes à la suite de la pandémie de Covid-19. D’une part, le système de santé est très inégal, les zones rurales, en particulier en Haute-Égypte, souffrant de manière disproportionnée de cette disparité.

Le système présente également de sérieuses lacunes et insuffisances. Par exemple, bien que l’Égypte possède la plus ancienne école de médecine de la région (Qa?r al-‘Aini Hospital, qui est l’école de médecine de l’Université du Caire), le pays a un taux de densité de médecins de 0,8 médecin pour 1000 habitants, alors que l’Organisation mondiale de la santé (OMS) estime qu’il faudrait au moins 2,3 soignants pour 1000 habitants afin d’assurer la couverture des besoins en soins de santé primaires. Le pays a également une faible densité de lits d’hôpitaux de 1,43 pour 1000 selon l’OMS, et de 1,35 selon la Central Agency for Public Mobilization and Statistics (CAPMAS, agence officielle de statistique), ce qui place l’Égypte au 119e rang mondial. Plus grave encore, ce ratio n’a cessé de se détériorer au cours des deux dernières décennies: en 2002, il était de 2,1 pour 1000. En outre, bien que le gouvernement ait historiquement pris les premières mesures pour fournir une couverture nationale complète d’assurance maladie, 72% des coûts des soins de santé sont encore couverts par les patients.

MR: Comment le système de santé égyptien a-t-il réagi à la crise et les travailleurs de la santé, les médias et d’autres acteurs ont-ils pu fournir au public des informations pertinentes et discuter ouvertement de la politique gouvernementale?

KF: Si la réponse du gouvernement à la crise était compétente au début, il est devenu évident avec le temps qu’il était incapable ou peu désireux de s’attaquer aux problèmes structurels et contingents du système de santé, avec pour résultat que les travailleurs de la santé et le public en général se sont sentis trahis par un gouvernement qui était censé les protéger pendant cette crise.

Un plan de relance d’une valeur de quelque 6,13 milliards de dollars américains (1,8% du PIB) a été annoncé pour atténuer l’impact économique du Covid-19. Les taux d’intérêt ont été réduits pour les prêts aux secteurs du tourisme, de l’industrie, de l’agriculture et de la construction.

En avril, le ministre des Finances Mohamed Maait [qui a une carrière de plus de trente ans dans l’appareil d’Etat] a déclaré que le budget prévu verrait une augmentation de 46% des dépenses gouvernementales en matière de santé au cours de l’année fiscale 2020-2021. Cela se traduirait par une augmentation du pourcentage des dépenses publiques de santé de 1,19% à 1,37% du PIB. Contrairement à ce que prétend le ministre, ce pourcentage est bien inférieur aux 3% prévus par la Constitution, et constitue la troisième plus faible dépense annuelle en matière de santé au cours des sept dernières années.

En juin, le gouvernement a annoncé que 376 hôpitaux avaient été réservés pour le traitement des patients atteints du Covid-19. Malgré cela, il a été très souvent rapporté que les hôpitaux étaient débordés. Néanmoins, au même moment, c’est-à-dire à la mi-juin, qui a vu le premier pic de la pandémie, le gouvernement a insisté officiellement sur le fait que les hôpitaux publics n’avaient atteint que 84% de leur capacité maximale. Et ce, malgré les nombreuses plaintes de la population qui se plaignait de difficultés d’admission à l’hôpital et de refus d’admission.

En plus du problème des lits d’hôpitaux, il y a eu des plaintes constantes de tests insuffisants et défectueux. Selon le Comité pour le droit à la santé, une ONG indépendante, seulement 0,13% de la population a été testée pour le Covid-19, ce qui est un pourcentage très faible au niveau mondial. Cela peut expliquer le taux d’incidence relativement faible mentionné ci-dessus. En outre, l’Égypte a principalement eu recours aux tests rapides d’orientation diagnostique plutôt qu’aux tests PCR, et selon l’OMS, les premiers ne sont pas aussi fiables que les seconds. L’Égypte a utilisé ce test dans les aéroports pour contrôler les passagers à l’arrivée, ainsi que dans les hôpitaux pour les travailleurs de la santé. La BBC a signalé en août que cela avait des conséquences néfastes et qu’il se pouvait que le virus se soit propagé par inadvertance étant donné l’incidence des faux résultats négatifs. [Les soignants, y compris le syndicat des médecins, ont revendiqué l’accès à des tests PCR et ne l’ont pas obtenu. Dans le reportage de la BBC du 15 août, les médecins qui témoignent le font anonymement par crainte de la répression. Les images de ce reportage montrent des manifestations de soignants en colère réclament des tests PCR.]

Plus grave encore, dès le début de la pandémie, les travailleurs de la santé se sont largement plaints de ne pas être suffisamment protégés et du fait que le gouvernement était insensible et négligent en ce qui concerne la fourniture de tests appropriés, d’équipements de protection individuelle (EPI) suffisants et adaptés, et la mise en œuvre de plans de dotation en personnel crédibles et équitables. Voyant un grand nombre de leurs collègues devenir les victimes du virus, et un grand nombre de médecins mourir, les médecins d’un hôpital gouvernemental du Caire ont présenté en mai une démission collective.

Le 23 juin, le Premier ministre Mustafa Madbouly a rejeté la faute sur les médecins, affirmant que la hausse du nombre de décès dus au Covid-19 était due au fait que les médecins ne se présentaient pas au travail. Cela a déclenché une réaction de colère du Syndicat des médecins, qui a déclaré que les médecins n’étaient ni négligents ni irrespectueux envers leurs patients. Bien que le bureau du Premier ministre ait publié une vague clarification sur cette accusation provocatrice, il était clair que le gouvernement ne tolérerait aucune critique sur la façon dont il gérait la crise. Un médecin qui avait demandé à Mustafa Madbouly de présenter des excuses sans équivoque a été rapidement arrêté. Peu après, plusieurs autres médecins ont également été arrêtés pour avoir soulevé des questions sur la réponse du gouvernement à la pandémie.

En effet, dès le début de cette crise, le gouvernement a clairement indiqué qu’il ne tolérerait aucune critique. En mars, il a annoncé qu’il imposerait une amende de 20 000 livres égyptiennes (environ 1300 dollars) à quiconque répandrait de «fausses rumeurs» sur la pandémie. En juin 2020, Amnesty International a publié un rapport dans lequel elle documente les cas d’au moins six médecins et deux pharmaciens qui ont été arrêtés pour avoir critiqué la gestion de la pandémie par le gouvernement. En juillet, l’Associated Press (AP) a rapporté que des groupes de défense des droits ont documenté les cas de dix médecins arrêtés pour la même raison.

Comme d’autres gouvernements dans le monde, le gouvernement égyptien a profité de la pandémie Covid-19 pour justifier et détourner l’attention de la répression de la liberté de la presse. En conséquence, ce ne sont pas seulement des médecins qui ont été arrêtés; toutes les voix dissidentes sont muselées.

Les autorités ont commencé par les journalistes étrangers, envoyant ainsi un signal clair sur leur tolérance à l’égard des reportages sur la gestion de la pandémie par le gouvernement. En mars, le chef du bureau du New York Times au Caire, Declan Walsh, a été censuré pour avoir «fait preuve de mauvaise foi pour nuire aux intérêts égyptiens». Le même mois, Ruth Michaelson, correspondante du Guardian, a été expulsée du pays pour avoir remis en question le décompte officiel des cas. Le gouvernement s’est alors retourné contre les journalistes égyptiens. En mai, Lina Attalla, rédactrice en chef de Mada Masr, a été arrêtée. Le mois suivant, c’est au tour de Nora Younis, rédactrice en chef d’al-Manassa. Mohamed Monir, un journaliste qui était apparu sur Al Jazeera, a également été arrêté, dans son cas «pour diffusion de fausses informations». Il a été libéré dix jours après avoir découvert qu’il était porteur du Covid-19. Il est mort peu après.

MR: Les prisons sont devenues un sujet de préoccupation particulier dans le monde entier car elles sont, par nature, susceptibles de transmettre des maladies. En Egypte, il y a le facteur supplémentaire d’une population carcérale importante et croissante depuis que le général Abdel Fattah al-Sissi a pris le pouvoir en juillet 2013. Quelles sont vos principales observations à cet égard?

KF: Suite à la pandémie, les conditions sanitaires dans les prisons du monde entier sont devenues un sujet de profonde préoccupation. Etant des lieux clos et surpeuplés, les prisons sont des environnements particulièrement exposés, dans lesquels le virus peut facilement se propager. Cependant, cette préoccupation concernant les conditions sanitaires des prisons est plus aiguë dans le cas de l’Egypte, où les prisons sont notoirement surpeuplées et où les plaintes concernant les conditions insalubres étaient courantes même avant cette pandémie.

Pour comprendre la gravité de la situation en matière d’hygiène dans les prisons égyptiennes, nous devons avoir deux éléments à l’esprit. Le premier est l’énorme augmentation de la population carcérale. Le second est la transformation très dangereuse de la politique pénale que le régime a mise en œuvre au cours des cinq ou six dernières années.

L’augmentation de la population carcérale égyptienne est due à l’augmentation du nombre de prisonniers politiques, et plus précisément au recours accru des autorités égyptiennes à un récent amendement juridique qui permet d’utiliser la détention préventive comme sanction. Le contexte de cette modification de la loi est la détermination du régime actuel à empêcher la répétition de manifestations de masse comme celles des événements de 2011-2012.

Le résultat en fut une augmentation énorme de la population carcérale et une surpopulation dangereuse dans les prisons. Bien que l’État ait construit de nombreuses nouvelles prisons pour alléger la pression sur les lieux d’incarcération existants, celles-ci sont toujours dangereusement surpeuplées. Un rapport publié par l’Initiative égyptienne pour les droits de la personne [Egyptian Initiative for Personal rights] affirme:

«La plupart des prisons n’ont pas de lits… Les prisonniers dorment à même le sol en utilisant des couvertures qui leur sont apportées de l’extérieur. L’espace de la chambre ou de la cellule est divisé entre les prisonniers, parfois au centimètre près. La part par personne peut être l’étendue d’une main et deux doigts ou l’étendue d’une main et un poing… [Une des prisons] a de très petites cellules assez grandes pour une seule personne, mais 13 personnes y sont entassées. [Dans une autre prison], des pièces ne dépassent pas 3 mètres sur 15 peuvent recevoir 33-34 personnes.»

Selon un rapport de Human Rights Watch de 2016, les prisons égyptiennes fonctionnaient déjà à 150% de leur capacité. Et selon le Conseil égyptien pour les droits de l’homme [Egyptian Council for Human Rights], les conditions de surpopulation des prisons constituent en soi un risque pour la santé.

La deuxième raison qui explique l’augmentation dangereuse de la population carcérale égyptienne est le développement d’une nouvelle politique pénale qui n’est guidée ni par le constitutionnalisme ni par la légalité, sans parler des principes de justice ou des droits de l’homme, mais plutôt par une vendetta contre les militants, contre la jeunesse, contre toute forme de mobilisation politique, et par une détermination à empêcher que ne se répète le moment révolutionnaire de 2011. Et les outils que le gouvernement utilise pour atteindre cet objectif sont les outils illégaux que sont les disparitions forcées, les arrestations arbitraires et la détention préventive, qui permettent d’emprisonner des personnes pour une durée indéterminée.

Il y a également un retour à une ancienne «philosophie de la punition» dans laquelle les prisons étaient considérées comme des lieux d’exil, de bannissement et même de mort. Les gens sont maintenant jetés dans des prisons sans être condamnés. Ils sont incarcérés pour être oubliés, pour pourrir et pour mourir. Les prisons égyptiennes sont donc redevenues des lieux de danger immédiat.

Il est vrai que le Covid-19 est une pandémie globale qui menace la population de la planète entière. Cependant, la politique vindicative et à courte vue du régime égyptien actuel rend la pandémie beaucoup plus dangereuse et mortelle. En refusant de tenir compte de l’appel des groupes de défense des droits de l’homme à libérer les prisonniers politiques détenus illégalement, les autorités égyptiennes ne mettent pas seulement en danger la vie de milliers de détenus innocents, elles exacerbent également la crise de santé publique à laquelle l’Égypte est confrontée avec le Covid-19. (Article publié sur le site Jadaliyya le 25 novembre 2020; traduction rédaction A l’Encontre)

_______

[1] En date du 1er décembre 2020, selon le tableau de bord (dashboard} de la Johns Hopkins University, l’Egypte comptait 115’011 cas et 6650 décès.

Soyez le premier à commenter

Laisser un commentaire

Votre adresse de messagerie ne sera pas publiée.


*