Négationnisme économique: quand la «science» pète les plombs

cahuca1Par Michel Husson

Le livre de Pierre Cahuc et André Zylberberg [1] (C & Z dans ce qui suit), est une attaque d’une rare violence contre l’hétérodoxie économique. Il s’agit d’un médiocre pamphlet qui pourrait être ignoré s’il n’était aussi une arme parmi d’autres dans la lutte idéologique.

Le choix même du terme de « négationnisme » est significatif du caractère excessif de ce pamphlet, de même que l’assimilation des économistes critiques à Lyssenko ou aux « climato-sceptiques ». Le risque est évidemment de faire une publicité indue à un ouvrage par ailleurs médiocre, et une réponse courte et synthétique [2] devrait suffire. Mais il est peut-être intéressant de l’examiner d’un peu plus près, en combinant deux aspects : l’expression d’un scientisme exacerbé, et un mode d’intervention assez inédit dans le champ des économistes.

Le scientisme

Le principe essentiel défendu par C & Z est que « depuis plus de trois décennies, l’économie est devenue une science expérimentale dans le sens plein du terme comme la physique, la biologie, la médecine ou la climatologie ». Une contribution ne peut être considérée comme scientifique si elle n’a pas été publiée dans une revue académique, après avoir passé le jugement des pairs. Cette présentation est évidemment erronée d’un point de vue épistémologique : la science économique, si science il y a, est une science sociale dont l’objet d’étude porte sur des rapports entre êtres humains et non sur des atomes ou des planètes. Elle méconnaît aussi la structure du champ économique. Dans cette discipline, les paradigmes (classique, marxiste, néoclassique, keynésien, etc.) cohabitent conflictuellement, et n’obéissent pas à une progression linéaire. Et c’est une illusion de penser que le classement des revues peut servir de critère scientifique. Bref, la thèse de C & Z relève d’un scientisme vulgaire. Mais il faut approfondir ce diagnostic en donnant quelques exemples de leur méthodologie pour mieux faire ressortir leurs « invectives épistémologiquement incultes » [3].

La réduction du temps de travail ne crée pas d’emplois

Nous avons déjà évoqué [4] les positions de Pierre Cahuc : avant même la mise en place des 35 heures, il anticipait que ses effets sur l’emploi seraient « très probablement de faible ampleur » [5]. Près de 20 ans après la mise en place des 35 heures, le livre de C & Z réaffirme ce que Cahuc déclarait déjà il y a quelques mois : « sur la RTT [réduction du temps de travail], toutes les études économiques publiées dans les revues académiques montrent que ça détruit des emplois » [6]. Et quand lui était opposé le chiffre (qui fait consensus) de 350 000 emplois créés par les 35 heures, Cahuc balayait l’objection en s’exclamant que « ce sont des articles qui sont publiés dans des revues non académiques, attention ! »

Pourtant, près de 2 millions d’emplois ont été créés en France entre 1997 et 2002. Comment C & Z peuvent-il affirmer que les 35 heures n’y sont pour rien ? Répondre en détail à cette question permet de discuter la prétendue « scientificité » des travaux sur lesquels s’appuient C & Z. En réalité, ils ne citent qu’une seule étude sur l’expérience des 35 heures, les autres portant sur le passage aux 39 heures en France (en 1982) ou sur des expériences de RTT en Allemagne et au Québec dans les années 1980. Cette étude a été publiée dans le Journal of Labor Economics [7], « le meilleur journal académique [évidemment] dans le domaine du travail et de l’emploi » selon Stéphane Carcillo, lors d’une audition devant une commission d’enquête parlementaire sur les 35 heures [8].

L’étude utilise le statut particulier de l’Alsace-Moselle (trois départements français) quant à la réglementation du temps de travail : « contrairement au reste de la France, le 26 décembre, jour de la Saint-Étienne, et le Vendredi saint sont des jours fériés en Alsace-Moselle. Lorsque les 35 heures ont été introduites, il a été décidé de compter ces jours de congé comme faisant partie de la réduction du temps de travail. En conséquence, la durée hebdomadaire du travail a diminué d’environ vingt minutes de moins en Alsace-Moselle que dans les départements limitrophes ». Cette « expérience naturelle » permet de « comparer des groupes d’entreprises dont certains auraient bénéficié de la réduction du temps de travail et d’autres non », ce qui est pour C & Z « la seule méthode pertinente » [9].

L’étude aurait, selon C & Z, établi que « la plus forte réduction de la durée légale du travail dans le reste de la France n’a pas permis de créer plus d’emplois qu’en Alsace-Moselle ». On pourrait remarquer que cette différence de 20 minutes est minime et qu’il est difficile de neutraliser tous les facteurs de différenciation entre les entreprises d’Alsace-Moselle et celles du reste de la France. On pourrait aussi s’amuser d’une parodie assez drôle, en tout cas pour les « initiés » [10].

Mais le mieux est d’aller voir l’étude de près. Elle a été publiée dans le Journal of Labor Economics, « le meilleur journal académique dans le domaine du travail et de l’emploi » à en croire Stéphane Carcillo [11]. Le seul résultat obtenu par les auteurs de l’étude est effectivement qu’une « application moins stricte de la réforme des 35 heures en Alsace-Moselle ne fait apparaître aucun impact sur l’emploi relatif dans cette région ».

Mais cette conclusion des auteurs de l’étude est immédiatement assortie d’une formule amphigourique, très représentative d’une certaine « science » économique : « nous ne pouvons pas conclure avec certitude que l’impact global de la réforme des 35 heures ait été proche de zéro. Cependant, nos résultats sont certainement compatibles avec cette interprétation » (“We cannot conclude with certainty that the aggregate impact of the 35-hour reform was close to zero. However, our results are certainly consistent with this interpretation”).

On sent le dépit des auteurs qui auraient bien voulu « conclure ». Pour se consoler de ce non-résultat, ils vont alors s’essayer à un calcul de coin de table. En appliquant les coefficients de leurs équations à l’emploi total, ils trouvent un impact moyen de 150 000 emplois créés. Mais ces coefficients sont tellement imprécis que cette estimation se situe au milieu d’une fourchette allant « au moins » d’un million d’emplois détruits à un million d’emplois créés (“This range is extremely sizable, going at least from -1 million to +1 million jobs”). Comme « les signes de l’effet varient d’une spécification à l’autre », la RTT crée ou détruit des emplois : c’est selon. De plus, ce passage est non seulement « inepte » mais stupide : si on ne trouve pas de résultat probant sur l’Alsace-Moselle, comment s’attendre à en trouver par une extrapolation à l’ensemble de la France ?

Bref, les auteurs ne peuvent pas affirmer que la RTT ne crée pas d’emplois, mais ils ne peuvent pas non plus exclure le contraire. Il est donc logiquement impossible d’en inférer que la RTT ne crée pas d’emplois. Par conséquent, C & Z ne peuvent pas se prévaloir de cette étude pour étayer leurs affirmations. Or, parmi les études qu’ils citent régulièrement, c’est encore une fois la seule qui porte sur les 35 heures en France. L’utilisation de cette étude par C & Z est donc une véritable escroquerie : pour conclure, ils s’appuient sur une étude qui ne conclut pas !

Cette étude rassemble d’ailleurs tous les biais de l’économie « expérimentale » dont se réclament C & Z : une « expérience naturelle » qui repose sur une tête d’épingle, une débauche de techniques économétriques qui sert de filtre, la tentation constante d’étendre à l’ensemble de l’économie les résultats obtenus à partir d’une micro-expérience. Enfin, la soumission de l’article à des rapporteurs (referees) généralement anglo-saxons qui ne connaissent rien aux réalités étudiées et ne sont concernés par les sophistications techniques.

Les modèles ad hoc

En réalité, C & Z n’ont pas beaucoup publié d’études « expérimentales » [12]. Ce sont plutôt les adeptes de modèles théoriques d’équilibre dans lesquels on instille des paramètres obtenus par d’incertaines investigations empiriques. On peut prendre comme exemple une étude assez emblématique [13] qui avait littéralement fasciné une journaliste du Monde : « pas question, en tout cas, de reprocher aux auteurs d’avoir fait tourner un modèle mathématique éloigné de la réalité. Pierre Cahuc et Stéphane Carcillo maîtrisent les mécanismes du marché du travail » [14] La réalité est que leur modèle n’avait aucun lien avec la réalité du marché du travail alors même qu’il prétendait évaluer l’effet de nouveaux contrats de travail : CNE (contrat nouvelle embauche) et CPE (contrat première embauche).

La force de ce type d’études est de livrer des résultats clairs, nets et précis : « l’introduction d’un contrat de type CNE dans l’ensemble du secteur privé entraînerait une création nette d’environ 80 000 emplois à l’horizon de quatre années, et de 70 000 à l’horizon de 10 ans ». Avec de tels énoncés, les économistes apparaissent comme des experts, de véritables démiurges, capables d’évaluer à l’unité près les effets de mesures de politique économique avec toute la neutralité et la précision de la science.

On peut quand même se demander comment un résultat aussi catégorique peut être établi. Mais c’est difficile : l’exercice mobilise un appareil mathématique impressionnant qui fonctionne comme un filtre. Il ne s’agit pas ici de déconsidérer l’usage des mathématiques mais de souligner comment ce formalisme permet de ne pas exposer clairement les hypothèses sur lesquelles repose le modèle. La voie est alors étroite entre deux écueils : soit on s’enferme dans un débat d’experts que le citoyen n’a pas les moyens de trancher, soit on prend le risque de voir sa critique rejetée comme ignorante ou « partisane » [15].

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Cette formulation opaque signifie que la productivité de chaque salarié est tirée au sort et qu’elle varie sur une plage démesurément étirée, qui va de 0 % à 100 %. Et cette incertitude ne se réduit pas au cours du temps : non seulement l’employeur ignore tout de la productivité d’un salarié au moment de l’embauche, mais cette incertitude reste totale tant que dure la relation d’emploi.

Encore une fois, la démarche consistant à formaliser en les simplifiant les mécanismes essentiels de l’objet étudié est a priori légitime d’un point de vue scientifique. Mais il s’agit ici de tout autre chose, à savoir d’une déformation systématique de la réalité, nécessaire au fonctionnement même du modèle. L’hypothèse retenue n’est pas une « stylisation » acceptable mais une distorsion systématique des mécanismes concrets : la distance à la réalité est irréductible, et le modèle parle d’un autre monde que celui qu’il est censé étudier.

Les rapports du modèle avec l’économie réelle sont alors formels : le fait de baptiser « productivité » et « salaire » les variables x et w est une pure convention. Cette convention a cependant une utilité puisqu’elle permet de traduire les résultats en autant de propositions qui forment des phrases qui ont un sens économique. Ce n’est qu’à la surface du modèle que s’établit un lien avec le monde économique réel, par l’intermédiaire de ces énoncés audibles. Si l’on fait l’effort de creuser, on ne trouve sous cette apparence qu’un ensemble d’équations et de calculs probablement justes, mais dont la signification économique est absolument vide.

Il y a une autre étape à franchir pour passer du modèle théorique aux résultats quantifiés, c’est la « calibration », qui consiste à attribuer une valeur arithmétique aux paramètres algébriques. Pour certains paramètres, comme le taux de chômage, cela ne pose pas de problème. D’autres relèvent de mécanismes institutionnels, comme le coût de licenciement en CDI, et sont plus délicats à mesurer. Mais les paramètres qui correspondent à des notions plus abstraites sont les plus difficiles à « étalonner » et c’est ici le domaine de l’arbitraire. C’est le cas en l’espèce du taux d’escompte (une mesure de la « préférence pour le présent », fixée ici à 5 %), de l’élasticité de la fonction d’appariement [16], du délai d’ajustement de la population active, de l’élasticité du taux de participation par rapport au salaire ou encore de l’élasticité du taux de destruction d’emploi par rapport au salaire. La valeur des paramètres n’est pas estimée empiriquement plus ou moins tirée du chapeau, ou d’autres études elles aussi critiquables. Et surtout, aucun test de sensibilité n’est mené.

Zéro charge et zéro pointé

Dans une autre étude consacrée aux baisses de « charges », publiée par l’Institut Montaigne, Pierre Cahuc et Stéphane Carcillo [17] utilisent une nouvelle « expérience naturelle » : pendant un an, entre décembre 2008 et 2009, les entreprises de moins de 10 salariés ont bénéficié du dispositif « zéro charge » qui exonérait de cotisations patronales les embauches au niveau du salaire minimum, soit une baisse de 12 % du coût du travail. Cahuc et Carcillo comparent alors l’évolution de l’emploi dans les entreprises éligibles avec les entreprises de 10 à 13 salariés. Ils trouvent que l’emploi évoluait à peu près au même rythme dans ces deux groupes d’entreprises, mais que ce parallélisme a été rompu en 2009. Ils mesurent ensuite l’impact du dispositif par l’écart entre l’évolution de l’emploi observée dans les petites entreprises et un « contrefactuel » construit en prolongeant l’écart antérieur entre celles-ci et les entreprises moyennes. Le graphique ci-dessous présente ce calcul. Il montre que « le taux de croissance en 2009 de l’emploi total des petites entreprises aurait été inférieur d’environ 0,1 % » en l’absence du dispositif « zéro charges ».

 

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Si l’on transpose les évolutions de l’emploi en prenant 2005 comme base 100, on obtient le graphique de droite. Il montre plusieurs choses :

  1. les variations sont très réduites et à la baisse. Entre 2005 et 2009, les petites entreprises ont réduit leurs effectifs de 0,107 % et les entreprises moyennes de 0,089 %.
  2. dans le « contrefactuel », les petites entreprises auraient réduit leurs effectifs de 0,117 %.
  3. la différence, autrement dit le supplément d’emploi imputé au dispositif « zéro charge » est donc de 0,01 % par rapport à 2005, ou de 0,0095 % par rapport à 2008.

Or, les auteurs parlent d’un gain « d’environ 0,1 % » alors que leurs propres données montrent qu’il est plutôt « d’environ 0,01 % ». Le graphique de gauche montre ainsi que l’emploi dans les petites entreprises a baissé de 0,037 % en 2009 et qu’il aurait baissé de 0,047 % dans le « contrefactuel », soit une différence, mesurée par la petite flèche, de 0,01 % et non 0,1 %. Il est difficile d’expliquer cette erreur. On pourrait y voir une inadvertance ou un effet d’optique, puisque les écarts sont tellement réduits qu’il faut se munir d’une loupe. Mais cette erreur conduit à exagérer (à multiplier par 10 !) l’impact d’une baisse du coût du travail sur l’emploi.

Les auteurs précisent que le dispositif « zéro charge » équivaut à une baisse du coût du travail de 0,04 %. En la rapportant à des « estimations plus sophistiquées » qui donnent un gain en emploi de 0,08 %, les auteurs peuvent conclure que « l’emploi est très sensible au coût du travail au niveau des bas salaires, puisqu’une réduction du coût du travail de 1 % accroît l’emploi de 2 %. Admettons même que, pour des raisons difficiles à comprendre, ce résultat soit correct. Mais il est strictement impossible de l’extrapoler à l’ensemble de l’économie. C’est ce que les auteurs n’hésitent pourtant à faire en proclamant qu’un « ciblage de 10 milliards d’allègements de charges, annulant les charges au niveau du SMIC et diminuant pour s’annuler à 1,6 SMIC, pourrait créer jusqu’à 800 000 emplois ».

Ce décorticage (plus ou moins pénible) montre que, derrière les prétentions scientifiques de C & Z, on trouve des approximations, des hypothèses irréalistes, des extrapolations abusives. Sur le plan de la méthode, on pourrait parler de « nano-économie » : C & Z n’ont rien à dire sur les grands problèmes économiques, et en particulier sur la nature de la crise contemporaine. L’écho médiatique du livre de C & Z ne peut donc s’expliquer par son argumentation, décidément médiocre.

Pourquoi tant de haine ?

C’est plutôt la violence inédite du livre de C & Z qui frappe les esprits, tant cet appel à l’excommunication et à l’éradication tranche avec ce que l’on pourrait attendre d’un véritable débat scientifique. C’est ce que cette seconde partie cherche à expliquer.

cahuca3L’élément déclencheur

C’est sans doute le rapport de la députée socialiste (« frondeuse »), Barbara Romagnan [18], qui a déclenché la fureur de C & Z. Pour ce rapport de la Commission d’enquête de l’Assemblée nationale chargée d’évaluer l’impact des 35 heures, « la réduction du temps de travail a constitué un outil pertinent et efficace de lutte contre le chômage ». C’en était trop ! Cahuc, Carcillo et Zylberberg publient aussitôt une tribune au vitriol [19] où ils parlent de « désinformation parlementaire » et affirment que le rapport « discrédite » l’Assemblée nationale.

cahuca4Ils glissent dans leur tribune un argument aussi insultant que faux, en suggérant un parallèle entre ceux qui pensent que « réduire la durée du travail crée systématiquement des emplois », et ceux qui « suspectent » que « les immigrés prennent le travail des Français ». Cet argument sera repris par le « prix Nobel » Jean Tirole dans son dernier livre [20] : « paradoxalement, l’hypothèse sous-jacente à la fixité de l’emploi et donc à la politique de réduction du temps de travail afin de permettre un partage de l’emploi est la même que celle qui sous-tend le discours des partis d’extrême droite quand ils soutiennent que les immigrants « prendraient » le travail des résidents nationaux au motif que cet emploi serait en quantité fixe ».

Il est pourtant facile de montrer que cet amalgame repose sur une grossière confusion. Le programme du Front national consiste pour simplifier à expulser 1 million d’immigrés pour que leurs emplois soient occupés par un nombre égal de « nationaux ». Il raisonne donc à emplois fixes, et ne vise pas à créer des emplois, mais à remplacer un emploi par un autre. La réduction du temps de travail repose sur un raisonnement totalement différent : à un moment donné, c’est le volume total d’heures de travail qui est donné, et le nombre d’emplois dépend de la manière dont il est réparti.

Dans leur livre, C & Z reviennent sur le rapport Romagnan, qui constitue pour eux « un parfait exemple de négationnisme ». Leur principal grief est qu’il « réussit l’exploit de ne citer aucune des études fondées sur des données expérimentales (…) qui toutes concluent à un effet nul de la réduction du temps de travail sur la création d’emploi » alors même que Stéphane Carcillo les avait « dûment signalées et mises en avant » lors de son audition.

On n’ose imaginer les réactions de C & Z au rapport de l’IGAS de mai 2016 [21]. Cahuc et Carcillo avaient été auditionnés au titre de « personnalités qualifiées », mais ils n’ont pas convaincu, c’est le moins que l’on puisse dire. Voici en effet ce qu’en dit le rapport : « les études mobilisées pour affirmer que les 35 heures n’ont pas créé d’emplois ne permettent pas d’aboutir à de telles conclusions du fait qu’elles portent sur des processus de RTT peu comparables et qu’elles s’appuient dans certains cas sur des hypothèses fragiles ». Le rapport développe une critique serrée de l’étude Alsace-Moselle (la seule, encore une fois, qui concerne les 35 heures) et conclut ainsi : « compte tenu de tous ces éléments, il semble impossible de conclure à partir de cette étude que la réduction du temps de travail n’a aucun effet sur l’emploi ».

La lutte pour l’exclusivité

L’offensive de C & Z peut aussi être interprétée comme une défense des positions occupées dans le champ des économistes. Il se situe dans le prolongement de celle de Jean Tirole contre la création d’une deuxième section d’économie dans les universités françaises baptisée « Institutions, économie, territoire et société », qui aurait permis de développer des approches pluralistes et d’échapper à la dictature des orthodoxes dans l’Université française. Dans une lettre adressée en janvier 2015 à Geneviève Fioraso [22], alors secrétaire d’État à l’Enseignement supérieur et à la Recherche, Tirole s’élevait violemment contre ce projet, qui sera finalement abandonné. Ses arguments étaient déjà très offensifs, puisqu’il accusait les « économistes auto-proclamés hétérodoxes » de promouvoir « le relativisme des connaissances, antichambre de l’obscurantisme ».

De l’obscurantisme de Tirole au négationnisme de C & Z, il n’y avait donc qu’un pas à franchir. Mais était-ce bien nécessaire ? Au-delà du buzz médiatique complaisant, C & Z risquent d’apparaître comme des excités peu recommandables. Des économistes dont ils sont a priori assez proches ont déjà pris leur distance. En témoigne le commentaire de Philippe Aghion [23], un grand promoteur des « réformes » et signataire avec C & Z d’un appel de soutien [24] à la loi El Khomri » : « je ne crois pas non plus qu’il faille ignorer les études scientifiques au principe qu’elles ne sont pas publiées dans les meilleures revues, comme semblent le sous-entendre Pierre Cahuc et André Zylberberg. Nouriel Roubini avait prévu la crise économique. A-t-il publié sa thèse dans une « top revue » à l’époque ? Non. Par ailleurs, les meilleures revues scientifiques tendent à publier des études empiriques très bien identifiées, mais pas forcément transposables ».

Jean-Hervé Lorenzi, dont on verra les liens institutionnels avec Cahuc, est encore plus caustique. Il juge le livre « trivial et naïf » et rappelle que « l’objectif de l’économie politique est de comprendre le fonctionnement de l’économie mondiale (…) Et cela est bien plus compliqué (…) Je leur suggère de relire leurs classiques, Adam Smith, John Maynard Keynes et d’y ajouter Robert Schiller et Hyman Minsky » [25].

Le réseau de Pierre Cahuc

Le « pétage de plomb » est d’autant plus incompréhensible que Cahuc occupe de fortes positions institutionnelles : il est membre du Conseil d’analyse économique, directeur du laboratoire de macroéconomie de l’ENSAE-CREST, professeur à l’École polytechnique, directeur du programme Labor market institutions de l’Institute for the Study of Labor (IZA, Bonn) et chercheur affilié au CEPR (Londres). Il codirige la chaire Sécurisation des parcours professionnels.

Le schéma ci-dessous s’essaie à une description plus détaillée du réseau de Pierre Cahuc, qui fait apparaître des extensions vers l’Institut Montaigne (un think tank patronal), France stratégie et… Emmanuel Macron.

 

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1 / Pierre Cahuc est titulaire, avec Yann Algan (professeur à Sciences Po) de la Chaire de sécurisation des parcours professionnels. La direction scientifique est assurée par Francis Kramarz et la direction exécutive par Stéphane Carcillo (Professeur associé à Sciences Po). Cette chaire est financée notamment par la Fondation du risque finance dont les principaux partenaires sont Allianz, Axa, Groupama, la Société générale et Elaia Partners, un fonds de capital-risque pour l’économie numérique, ainsi que l’École Polytechnique, l’Université de Dauphine et l’ENSAE du côté académique. Dans son conseil de surveillance, on trouve Jean-Hervé Lorenzi, le Président de Finance Innovation et Denis Kessler, de SCOR (Société commerciale de réassurance).

2 / Pierre Cahuc contribue régulièrement à des publications de l’Institut Montaigne [26].

3 / Emmanuel Macron, alors ministre de l’Économie sollicite Jean Pisani-Ferry pour que France Stratégie, dont il est le commissaire général, crée une commission d’experts indépendante chargée d’évaluer son projet de loi. Anne Perrot [27] est choisie pour présider cette commission qui réunit dix experts, principalement des économistes, dont Pierre Cahuc.

4 / Emmanuel Macron, alors secrétaire général de l’Élysée y reçoit à deux reprises « Pierre Cahuc et Francis Kramarz, partisans d’une réforme drastique du paritarisme et des professions réglementées » [28].

5 / Le mouvement d’Emmanuel Macron, « En marche », est hébergé par l’Institut Montaigne [29].

6 / Macron pousse Pisani-Ferry à France stratégie : « c’est surtout grâce à la commission Attali qu’il [Macron] a pu développer ses réseaux auprès des patrons et des économistes, comme Philippe Aghion, fervent défenseur d’une politique de l’offre. Ensemble, ils ont monté le groupe dit de « La Rotonde » chargé d’alimenter le programme de Hollande, rassemblant des technos et les économistes Eli Cohen, Gilbert Cette et Jean Pisani-Ferry (…) Pisani-Ferry a d’ailleurs été nommé [le 1er mai 2013], avec son [Macron] appui, commissaire général à la Stratégie et à la Prospective, rattaché à Matignon » [30].

 

Cette analyse conduit à avancer une interprétation. D’un côté, il y a chez des économistes comme Cahuc une véritable conviction de détenir la méthode et la vérité scientifiques, indépendamment de tout biais idéologique ou politique. C’est ce qui explique le rejet scandalisé de l’étiquette « néo-libérale » et de tout soupçon de subordination aux intérêts dominants. Mais, d’un autre côté, il y a un certain dépit à ne pas être adoubé par les médias [31] ou mieux reconnu comme « conseiller du Prince ». C’est sans doute la combinaison de ces deux ressentiments qui ont conduit C & Z à franchir la ligne jaune, parce qu’au fond ils se perçoivent comme dominés au sein des dominants. Si cette interprétation est correcte, leur brûlot pourrait bien leur revenir comme un boomerang : même parmi les économistes orthodoxes, peu sont prêts à assumer l’épistémologie simpliste de C & Z et leur dérive haineuse. (Septembre 2016, pour le site A l’Encontre)

Notes

[1] Pierre Cahuc et André Zylberberg, Le négationnisme économique. Et comment s’en débarrasser, Flammarion, 2016.

[2] comme celle d’Henri Sterdyniak : « Ce pamphlet est ignoble. C’est un appel direct à l’épuration », leplus.nouvelobs, 10 septembre 2016. On trouvera ici un dossier documentaire consacré au débat ouvert par le livre de C & Z.

[3] pour reprendre l’expression de Pierre-Noël Giraud dans le dossier des Échos du 9 septembre 2016.

[4] Michel Husson, « Flexibilité du travail, arnaque néo-libérale (II) », A l’encontre, 14 mars 2016.

[5] Philippe d’Autume et Pierre Cahuc, « La réduction de la durée du travail, faut-il y croire ? », Revue d’Économie Politique, vol.108 (1), 1998.

[6] dans un entretien sur France-Culture, le 7 mars 2016 (à partir de 6’50).

[7] Matthieu Chemin et Etienne Wasmer, « Using Alsace-Moselle Local Laws to Build a Difference-in-Differences Estimation Strategy of the Employment Effects of the 35-Hour Workweek Regulation in France », Journal of Labor Economics, 2009, vol. 27, n° 4.

[8] Stéphane Carcillo, Audition par la commission d’enquête sur l’impact de la réduction progressive du temps de travail, 18 septembre 2014.

[9] C & Z semblent ignorer que l’une des études qui ont conduit au « consensus » de 350 000 emplois créés par les 35 heures met en oeuvre cette méthode. Elle repose en effet sur une comparaison entre les entreprises passées à 35 heures et celles restées à 39 heures de travail hebdomadaires. Voir : Matthieu Bunel et Stéphane Jugnot, « 35 heures : évaluations de l’effet emploi », Revue économique, vol. 54, n° 3, mai 2003.

[10] Guillaume Allègre, « L’impact du 1er avril sur la productivité au travail », blog L’Econome Libération, 1er avril 2014.

[11] lors de son audition par la commission parlementaire sur les 35 heures, le 18 septembre 2014.

[12] comme le souligne André Orléan : « Quand Messieurs Cahuc et Zylberberg découvrent la science », AlterEcoPlus, 12 septembre 2016. Cette section s’appuie sur cet article : Michel Husson, « Modélisation : une vision baroque du marché du travail », Raison présente n° 165, 2008.

[13] Pierre Cahuc et Stéphane Carcillo, « Que peut-on attendre des Contrats Nouvelle Embauche et Première Embauche ? », Revue Française d’Economie, juillet 2006.

[14] Marie-Béatrice Baudet, « Emploi : le CNE ne créerait que 70 000 postes de plus », Le Monde, 25 février 2006.

[15] Voir la controverse qui s’est développée à l’époque autour de l’article de Cahuc et Carcillo.

[16] L’étude repose sur un « modèle d’appariement » inspiré de celui de Dale T. Mortensen et Christopher A. Pissarides : « Job Reallocation, Employment Fluctuations and Unemployment », in Woodford, M. and Taylor, J. (eds) Handbook of Macroeconomics, Volume 1, Elsevier Science Publisher.

[17] Pierre Cahuc et Stéphane Carcillo, « Alléger le coût du travail pour augmenter l’emploi : les clés de la réussite », Institut Montaigne, mars 2014. Ce document s’appuie sur ce document de travail : Pierre Cahuc, Stéphane Carcillo, Thomas Le Barbanchon, « Do Hiring Credits Work in Recessions? Evidence from France », IZA, July 2014. Voir une nouvelle version, pour publication dans une « revue scientifique » : « The Effectiveness of Hiring Credits », January 20, 2016.

[18] Rapport de la Commission d’enquête sur l’impact de la réduction du temps de travail, décembre 2014.

[19] Pierre Cahuc, Stéphane Carcillo, André Zylberberg, « Désinformation parlementaire sur les 35 heures », Les Échos, 22 décembre 2014.

[20] Jean Tirole, Économie du bien commun, Presses universitaires de France, 2016.

[21] IGAS (Inspection générale des affaires sociales), Évaluation des politiques d’aménagement réduction du temps de travail dans la lutte contre le chômage, IGAS, mai 2016. NB : ce rapport a été interdit de publication officielle par son directeur ; voir : Caroline Coq-Chodorge, « L’Igas censure un rapport sur les 35 heures », Mediapart, 1er juillet 2016.

[22] Jean Tirole, « Lettre à Geneviève Fioraso », janvier 2015.

[23] dans le dossier des Échos du 9 septembre 2016, déjà cité.

[24]  « Cette réforme est une avancée pour les plus fragiles », Le Monde, 5 mars 2016.

[25] idem.

[26] 2011 : « Formation professionnelle : pour en finir avec les réformes inabouties » ; 2012 : « Les Juges et l’économie: une défiance française » ; 2014 : « Alléger le coût du travail pour augmenter l’emploi : les clés de la réussite » ; 2015 : « Sauver le dialogue social ».

[27] Anne Perrot est une économiste-mathématicienne, professeur à Paris-I et à l’ENSAE, dont le parcours est représentatif d’un certain mode de fonctionnement du monde des experts. Parmi ses (rares) publications, on trouve en 1992 un petit livre acritique sur Les nouvelles théories du marché du travail, qui ont en commun de décréter que « peu ou prou, c’est toujours à l’imparfaite flexibilité des rémunérations qu’il convient d’imputer l’existence du sous-emploi ». Plus tard, en 2004, Anne Perrot devient vice-présidente de l’Autorité de la concurrence, puis la quitte en 2012 pour fonder le cabinet Mapp, qui, selon sa propre présentation, travaille notamment « dans le cadre de procédures contentieuses après des autorités de concurrence, française, européenne ou étrangères ». L’expérience acquise au sein de l’Autorité de la concurrence sera ainsi mise au service des entreprises en contentieux avec cette même Autorité. Ce parcours lui donne évidemment toute compétence pour évaluer, par exemple, la réforme des prud’hommes, entourée d’une équipe d’économistes d’inspiration fortement néo-libérale et qui ont évidemment une connaissance très concrète du code du travail.

[28] David Bensoussan, « Les redoutables réseaux de Macron », Challenges, 9 septembre 2014.

[29] Laurent Mauduit, « Le patronat héberge discrètement Emmanuel Macron », Mediapart, 7 avril 2016.

[30] David Bensoussan, voir note [28].

[31] Un collectif de journalistes vient de dénoncer l’injonction qui leur est faite par C & Z de « se ranger sous l’autorité de la vraie science économique et donc de bannir de leurs articles les références aux hétérodoxes ». Voir : « Contre l’intimidation économique », Mediapart, 12 septembre 2016.

6 Commentaires

  1. Autres pataéconomistes, Pierre Cahuc et André Zylberberg, auteurs du pamphlet « Le Négationnisme économique » donnent évidemment dans le sectarisme en voulant exclure de la confrérie des économistes ceux, par exemple, qui ne partagent pas leur thèse selon laquelle il n’est pas démontré que les 35 heures ont créé des emplois. Il me semble pourtant que le taux de chômage s’est significativement réduit après l’adoption de cette loi et qu’à l’inverse son détricotage l’a fait rapidement augmenter. Pures coïncidences diront-ils. Pas davantage que les sortes d’évidences qu’ils présentent comme les résultats de leur ersatz de méthode expérimentale appliquée à l’économie. Pauvre Claude Bernard.
    http://wp.me/p7ciWq-9b
    http://wp.me/p7ciWq-w

    • M.H.: Vous avez raison de signaler ce raccourci. Mais comme les bornes de variation de la productivité ne sont nulle part indiquées, il est légitime d’en inférer qu’elle peut varier de 0 à 100%. De plus, le modèle postule que l’on peut identifier une productivité individuelle, ce qui est aussi très discutable.

  2. Plus important qu’on ne le croit, cet éclairant article met en lumière les dessous de la guerre à la réduction du temps de travail menée par ceux qui se proclament économistes non-atterrés. En particulier il montre l’accord profond qui sous-tend les politiques économiques dites néo- ou socio-libérales en France à travers toutes les variantes présidentielles allant de la droite dure (Sarkozy-Fillon-Juppé) à la gauche molle (Macron-Hollande), qui peuvent diverger sur les politiques sécuritaires, judiciaires ou les enjeux identitaires, mais resteront de ce fait impuissantes à se différencier dans les moyens et les budgets, une fois le cap présidentiel passé.

  3. Janvier 2017… on croirait presque que les débats à propos de ces textes et, surtout de ce livre brulot parmi les brulots se sont éteints pour faire retomber les économistes dans leur torpeur traditionnelle…

    Et pourtant, les traces de ce débat restent dans l’inconscient de ces enseignants, chercheurs, experts ou doctorants…

    Première trace : l’abandon définitif de l’histoire de la pensée économique… Comme je l’écrivais dans mon blog (Le Journal de Minédipiù), ce brulot oublié que leur approche relève aussi d’autres histoires identiques :

    « On peut rechercher au sein de la pensée économique des situations identiques même si cette recherche repose sur une discipline particulière, celle de l’histoire de la pensée désormais abandonnée par les Facultés d’Economie en France !!!!

    · C’est le cas de C.E. Ferguson qui, dans un avant-propos de l’un de ses ouvrages (The neoclassical theory of production and distribution, CUP, Cambridge, 1972), proclame sa « foi » de manière un peu mystique et sa confiance dans les hypothèses de base du modéle walrasso-parétien…
    · C’est aussi le cas de P.A. Samuelson considérant que la théorie néoclassique est fausse en tant que représentation de la réalité mais juste en tant que norme à respecter pour atteindre l’équilibre.

    Mais en même temps, les débats étaient très durs et on peut évoquer des polémiques des années soixante et soixante-dix ayant marqué et fait progresser les analyses :

    · La polémique mobilisant les néoclassiques et les keynésiens sur la théorie du capital (ou « controverse des deux Cambridge ») avec P.A. Samuelson et R.Solow vs J. Robinson et P. Sraffa…
    · Celle sur le problème de la transformation des valeurs en prix opposant les marxistes et les néoclassiques (P.A. Samuelson, L. V. Bortkiewicz et M. Morishima vs P. Baran et P. Sweezy)
    · Celle de l’influence des variations des taux de profit sur la valeur (quantités de travail datées) et les coûts de production opposant des keynésiens aux néoclassiques (P. Sraffa vs P.A. Samuelson et D. Lehvari)
    · …ou celle du « Retour des techniques » avec P.A. Samuelson, C. Bliss, J. Stiglitz et R. Solow vs J. Robinson et M. Passinetti…

    A noter, les polémiques venant d’être citées ont mobilisé des auteurs de réputation mondiale et publiant dans les meilleures revues internationales !!!!!!!! »

    Or, désormais, toute analyse faisant référence à ces histoires des pensées est inutile… Seuls les groupes test, les consensus et les avais des pairs seraient principe de structuration de la pensée économique…

    Désormais, l’histoire de cette pensée éconoique sera enterrée et rejoindra dans son tombeau l’histoire des faits morts depuis plusieurs décennies !!!

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