Flexibilité du travail, arnaque néo-libérale (II)

Pierre Cahuc. Le patronat n'a pas peur de l'embaucher...
Pierre Cahuc. Le patronat n’a pas peur de l’embaucher…

Par Michel Husson

Il fallait entendre Pierre Cahuc, sur France Culture [16], soutenir le projet de loi, en répétant au passage que les 35 heures n’ont fait que détruire des emplois. C’est depuis longtemps l’une de ses obsessions: dès le lancement du projet des 35 heures, il cherchait à démontrer que la réduction du travail ne pourrait créer que peu d’emplois, voire en détruire (voir la première partie de cet article publiée sur ce site).

La morgue de la clique

Les modèles utilisés pour cette démonstration sont certes difficiles à décrypter. Mais leur expression «littéraire» permet de mieux comprendre leur logique et de repérer leurs hypothèses implicites. Dans un article de 1997 co-signé avec Philippe d’Autume, on trouve par exemple cette clause de style: «Retenons des valeurs plausibles, précises et cohérentes, en admettant que la demande d’heures de travail de l’entreprise diminue de 1,67% quand le salaire horaire augmente de un pour cent» [17]. Admirons la référence à des valeurs, «plausibles, précises et cohérentes» car ces paramètres sont tirés du chapeau et injectés dans un modèle d’équilibre général conçu de telle manière que les effets positifs de la RTT vont être mécaniquement annulés, voire transformés en destructions d’emplois (voir annexe). Le raisonnement final fonctionne en trois temps:

  1. la négociation qui accompagne la réduction du temps de travail va déboucher sur des hausses de salaire horaire ;
  2. les gains de productivité ne suffiront pas à les compenser, de telle sorte que le coût salarial unitaire va augmenter ;
  3. cette hausse de coût exercera un effet défavorable sur l’emploi, par deux canaux: baisse du niveau de l’activité et accélération de la substitution capital-travail.

EUROFLXACe schéma est en réalité terriblement archaïque. Seul l’arsenal mathématique permet de dissimuler la résurgence de la vieille théorie du fonds des salaires. Voici comment John Ramsay Mc Culloch, la résumait en 1826: «Les salaires dépendent, à une période donnée, du montant du fonds ou du capital qui est consacré au paiement des salaires, comparé au nombre de travailleurs. […] Il est évident que la capacité d’un pays à soutenir et employer des travailleurs dépend entièrement du montant du capital qu’il peut consacrer au paiement des salaires durant une période donnée […] C’est une conséquence nécessaire de ce principe, que le revenu qui revient à chaque travailleur, c’est-à-dire le taux de salaire, dépend de la proportion qui existe entre l’ensemble du capital et la population employée […] [Si] la population devait augmenter plus vite que le capital, une moindre part reviendrait à chaque individu, et le taux de salaire serait réduit» [18].

C’est en tout cas sur la base de cette modélisation ad hoc que d’Autume et Cahuc prévoyaient que les effets des 35 heures sur l’emploi seraient «très probablement de faible ampleur». Or, ce pronostic a été totalement invalidé: près de 2 millions d’emplois salariés ont été créés dans le secteur privé lors du passage aux 35 heures comme le montre la courbe de l’emploi ci-dessous. Et comment expliquer ce record de créations d’emplois autrement que par la réduction du temps de travail ? Par une flexibilisation du travail ? Mais elle a au contraire réduit le potentiel d’emplois (annualisation, intensification, etc.). Par une baisse du coût du travail ? Mais il est resté à peu près constant, «grâce» aux baisses de cotisations et au gel des salaires mensuels. Par une croissance favorable ? Mais les emplois créés ont résisté au retournement de la conjoncture, contrairement à ceux créés durant la reprise de la fin des années 1980.

 

EUROFLXB

 

EUROFLXCCahuc ne répond pas à ces questions et se drape dans la science des revues académiques, évoquant «des études». Probablement une seule, d’ailleurs, celle qu’il citait dans une tribune rédigée avec deux autres membres de la confrérie (Stéphane Carcillo et André Zylberberg). Il s’agissait alors de déconsidérer le rapport de la députée Barbara Romagnan dressant un bilan favorable des 35 heures, rapport qui, selon les auteurs, «discréditait» l’Assemblée nationale. Or cette étude est proprement grotesque [19]: elle repose sur le seul fait que, lors du passage aux 35 heures, deux jours fériés en Alsace-Moselle (la Saint-Etienne et le Vendredi saint) ont été pris en compte dans la définition de la durée du travail. On mesure ainsi à quelle hauteur savent se hisser nos sommités académiques.

Et quand on lui oppose le point de vue des «économistes atterrés», Cahuc répond avec mépris qu’ils font de l’idéologie, et lui de la science. Il oublie de signaler que tout est fait pour barrer l’entrée des hétérodoxes à l’Université ou dans lesdites revues, qui fonctionnent en parfaite consanguinité. Il faut se rappeler aussi comment Jean Tirole, le “prix Nobel” français, est descendu dans l’arène pour s’opposer grossièrement à la création d’une discipline spécifique [20]. Et signalons au passage ce savoureux document où deux économistes de la Federal Reserve Bank des Etats-Unis trouvent qu’ils ont été incapables de reproduire les résultats de la moitié d’un échantillon d’articles publiés dans ces fameuses revues scientifiques [21].

2001econo_afLes idées sont dans la rue

«Stupeur et tremblements: dérangés dans leur morgue et contrariés dans leurs certitudes par la mobilisation, les bienveillants pédagogues de la mise en pièces du droit du travail pestent contre les hérétiques qui manifestent» [22]. Voilà exactement où nous en sommes et ce climat évoque la sainte alliance qui s’était construite contre les partisans du non au référendum de 2005 sur le traité constitutionnel européen. La clique des économistes néo-libéraux s’est lancée dans la bataille, armée de leurs études bidons, de leurs statistiques truquées, de leurs modèles contrefaits et de leurs positions de pouvoir. C’est en un sens bon signe: les mobilisations naissantes sont en train de faire naître un débat public de masse où les escarmouches entre économistes auront toute leur place, mais rien que leur place. (Article transmis par Michel Husson pour le site A l’Encontre)

 

 

 

Annexe

La formule de Cahuc

En annexe d’un article [23] prédisant que les 35 heures conduiraient à «moins d’emplois et plus d’inégalités», Cahuc présente la formule qui est à la base de ses calculs sceptiques. Si on néglige les effets accessoires (durée d’utilisation des équipements et gains d’efficacité), la formule peut s’écrire:

Cahucformule

Tout se passe comme si la masse salariale était donnée: si la RTT fait monter le salaire, alors il faut baisser d’autant l’emploi, et même plus en raison de la substitution du capital au travail. Les seuls éléments qui pourraient moduler cette loi d’airain seraient l’allongement de la durée d’utilisation des équipements et des gains de productivité induits. Mais toutes les modélisations annexes de l’article visent à montrer que ces effets compensatoires sont forcément accessoires.

Le fameux coefficient de 1,67 n’est rien d’autre que l’élasticité de l’emploi au salaire (en valeur absolue). Autrement dit, le modèle, ou plutôt la maquette, postule qu’une augmentation de 1 % du salaire fait baisser l’emploi de 1,67 %. Ce coefficient, qui est une variable décisive, atteint ici une valeur très élevée qui ne repose sur aucune estimation empirique solide et on retrouve ici le débat récurrent sur l’effet des baisses de coût du travail sur l’emploi.

Ce schéma est évidemment très discutable d’un point de vue théorique, et on peut le critiquer sur deux points majeurs. En premier lieu, il ne prend pas en compte la demande et fait dépendre le niveau d’activité du seul prix d’offre, de telle sorte que toute augmentation du coût salarial unitaire fait irrémédiablement baisser le niveau de production, et donc l’emploi. En second lieu, le schéma raisonne sur un temps très théorique, qui est soit celui de l’équilibre instantané, soit celui des maquettes de long terme où tout augmente au même taux. L’existence d’un taux de chômage d’équilibre constant à long terme n’est jamais démontrée, il s’agit plutôt d’une condition d’écriture de ce genre de maquettes.

 

Notes

[18] John Ramsay Mc Culloch, An Essay on the Circumstances which Determine the Rate of Wages and the Condition of the Working Classes, 1826.

[19] voir Michel Husson, «35 heures bashing», AlterEcoPlus, 15 janvier 2015.

[20] Michel Husson, «Les “prix Nobel” d’économie français : dans les eaux glacées du calcul égoïste», A l’Encontre, 21 février 2016.

[21] Andrew C. Chang and Phillip Li, «Is Economics Research Replicable? Sixty Published Papers from Thirteen Journals Say “Usually Not”», Federal Reserve Board, Washington, 2015.

[22] Jérôme Latta, «Loi travail : panique dans l’élite», regards.fr, 10 mars 2016

[23] Pierre Cahuc, «L’expérience française de réduction du temps de travail : moins d’emplois et plus d’inégalités», Revue française d’économie, Vol.15 n°3, 2000.

 

Soyez le premier à commenter

Laisser un commentaire

Votre adresse de messagerie ne sera pas publiée.


*