Par Lance Selfa
La Commission de la Chambre des représentants des Etats-Unis chargée d’enquêter sur les événements du 6 janvier 2021, lorsqu’une foule de partisans de «make America great again» (MAGA) a pris d’assaut le Capitole des Etats-Unis, a fait une annonce fracassante en octobre. Elle a envoyé une assignation à comparaître à l’ancien président Trump, exigeant qu’il témoigne devant la commission sur son rôle dans l’émeute du 6 janvier.
Bien sûr, Trump ne respectera pas l’assignation à comparaître devant le comité le 14 novembre ou à lui fournir des documents. Et s’il décide même de la contester devant les tribunaux, il sait que tout ce qu’il doit faire, c’est temporiser suffisamment longtemps pour que les républicains reprennent la majorité de la Chambre en janvier prochain. En supposant que les élections des midterms (de mi-mandat), de novembre, lui assurent cette majorité, la première mesure que prendra la Chambre à dominante républicaine sera de dissoudre la Commission sur le 6 janvier.
Néanmoins, l’assignation à comparaître, telle qu’elle est rédigée, est un résumé du dossier contre Trump que la Commission sur le 6 janvier a présenté avec force détails lors de ses audiences publiques de l’été dernier. Il s’agit presque d’un renvoi de facto au ministère de la Justice des Etats-Unis, expliquant les raisons pour lesquelles le procureur général Merrick Garland devrait inculper Trump pour des charges fédérales. La lettre d’accompagnement de l’assignation à comparaître le dit clairement:
«Nous avons rassemblé des preuves accablantes – y compris de la part de dizaines de vos anciens collaborateurs et employés – que vous avez personnellement orchestré et supervisé un projet, en plusieurs étapes, visant à annuler l’élection présidentielle de 2020 et à faire obstacle à la transition pacifique du pouvoir… Vous avez pris toutes ces mesures en dépit de l’absence de preuves [de fraude]. Vous avez pris toutes ces mesures en dépit des décisions de plus de 60 tribunaux rejetant vos allégations de fraude électorale et d’autres contestations de la légalité de l’élection présidentielle de 2020, en dépit des informations spécifiques et détaillées du ministère de la Justice et de votre personnel dirigeant de campagne vous informant que vos allégations électorales étaient fausses, et en dépit de votre obligation en tant que président de veiller à ce que les lois de notre nation soient fidèlement exécutées. En bref, vous étiez au centre de la première et unique tentative d’un président américain pour renverser une élection et entraver la transition pacifique du pouvoir, ce qui a finalement abouti à une attaque sanglante sur notre propre Capitole et sur le Congrès lui-même.»
La tentative de la Commission de faire parler Trump était au moins un geste incombant la responsabilité de l’auteur intellectuel et tactique de l’émeute du 6 janvier, alors que le ministère de la Justice poursuit activement près de 1000 de ses fantassins qui ont mis à sac le Capitole.
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A l’aide d’un récit bien ficelé et de quelques astuces médiatiques, la Commission sur le 6 janvier a révélé plusieurs faits qui n’étaient pas clairs au départ lorsque l’émeute du 6 janvier s’est déroulée en direct à la télévision. Et elle a mis au jour suffisamment de carences dans l’histoire officielle pour soulever d’autres questions qui devraient faire l’objet d’une enquête. Parmi celles-ci:
- Trump savait qu’il avait perdu l’élection de 2020, mais il a continué à propager le Big Lie (Grand Mensonge) quand même. Mais les contestations de l’élection n’étaient qu’une partie d’une stratégie à plusieurs volets visant à empêcher la certification par le Congrès de l’élection de Biden, et à se maintenir au pouvoir par tous les moyens.
- Trump et son chef de cabinet Mark Meadows, ainsi que leurs alliés, comme Roger Stone [Trump l’a amnistié en juillet 2020, un jury l’avait reconnu coupable de sept chefs d’accusation en novembre 2019 et condamné à 40 mois de prison], ont joué un rôle beaucoup plus important qu’on ne le pensait dans la planification des événements du 6 janvier. Même Ginny Thomas, l’épouse du juge de la Cour suprême Clarence Thomas, a joué un rôle dans l’organisation et le financement du rassemblement pré-émeute au cours duquel Trump a pris la parole.
- Les gangs d’extrême droite, tels que les Oath Keepers et les Proud Boys, ont non seulement tenté de se catapulter au centre de la politique des Etats-Unis en utilisant la couverture de la mobilisation plus large «Stop the Steal» (Stopper le vol), mais ils ont joué un rôle beaucoup plus crucial dans les événements de la journée qu’il n’y paraissait initialement. Les plaidoyers de culpabilité des dirigeants d’Oath Keeper et des Proud Boys – et des centaines d’heures de preuves vidéo – ont montré que les deux groupes avaient prévu d’organiser une prise de contrôle armée du Capitole. Et qu’ils sont tout proches de la Maison Blanche.
- Trump et les personnes nommées par intérim qu’il a mises à la tête du Pentagone et d’autres forces militaires ont délibérément évité de déployer des troupes pour protéger le Capitole, même après qu’il était clair que la foule avait fait irruption dans le bâtiment et menaçait d’assassiner le vice-président Mike Pence et la présidente de la Chambre des représentants Nancy Pelosi. Non seulement il est très probable que de nombreux membres des forces de l’ordre aient sympathisé avec la foule du 6 janvier – comme beaucoup de gens de gauche l’ont fait remarquer à l’époque – mais leurs commandants se sont délibérément tenus à l’écart pour laisser la foule avancer. Pendant que Trump regardait avec jubilation la foule saccager le Capitole, le vice-président Mike Pence et la présidente de la Chambre des représentants Nancy Pelosi dirigeaient de facto le gouvernement.
- Les services secrets, censés être non partisans, sont infestés de trumpistes, et les excuses du style «le chien a mangé mes devoirs» pour avoir supprimé des milliers de SMS de ses agents entre le 5 et le 6 janvier 2021 n’ont fait que rendre plus évidente l’idée qu’ils fonctionnaient comme une garde prétorienne de Trump. Des témoignages crédibles du personnel le plus digne de confiance de Mike Pence ont suggéré que ce dernier craignait que les services secrets ne l’éloignent du Capitole et ne l’empêchent de jouer son rôle de président de la certification de l’élection de Joe Biden.
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N’importe laquelle de ces révélations serait choquante pour le milieu habituellement terne de la politique à Washington, mais toutes ensemble, elles dressent un constat très accusateur. L’article incontournable de Mark Danner dans la New York Review of Books (6 octobre 2022) présente l’hypothèse contrefactuelle:
«Il est extrêmement facile d’imaginer comment les événements du 6 janvier, à un détail près – un agent des services secrets, par exemple, qui n’aurait pas été aussi déterminé à s’opposer à un commandant en chef hurlant – auraient pu se dérouler tout à fait différemment et produire un président Trump réélu et des démocrates furieux défilant dans les rues. Le président triomphant aurait-il fait appel à l’armée pour réprimer ces foules, comme il avait tenté de le faire au printemps précédent lors des manifestations de Black Lives Matter? Les officiers supérieurs – aussi «apolitiques» qu’ils se targuent de l’être – auraient-ils osé désobéir?»
Trump se voyait-il comme une figure mussolinienne, menant une marche de ses partisans vers le Capitole, pour forcer les politiciens qui s’y terrent à lui céder le gouvernement? La présidence de Trump a été, à bien des égards, désordonnée. Mais le journaliste chevronné (et totalement intégré dans l’establishment) Bob Woodward [un des journalistes ayant révélé le scandale du Watergate qui a abouti à la démission de Richard Nixon], se référant à des heures d’interviews de Trump réalisées tout au long de son administration, a averti que les bandes d’entretiens «[ne laissent] aucun doute sur le fait qu’après quatre ans de présidence, Trump a appris où se trouvent les leviers du pouvoir, et que le contrôle total signifie installer des loyalistes absolus aux postes clés du Cabinet [qui réunit les éléments clés de l’exécutif du gouvernement fédéral] et de la Maison Blanche. Le dossier montre maintenant que Trump a dirigé – et continue de diriger – une conspiration séditieuse visant à renverser l’élection de 2020, ce qui constitue en fait une tentative de détruire la démocratie.»
Il est facile pour les détracteurs de Trump de pointer du doigt l’ex-président vénal et deux fois discrédité comme la cause première de cet effort pour «détruire la démocratie.» En fait, de nombreux libéraux partent de l’hypothèse que de «bons» républicains comme les représentants Liz Cheney et Adam Kinzinger – les deux seuls à avoir rejoint la Commission sur le 6 janvier – se joindront à eux dans un «front populaire» anti-Trump pour «sauver la démocratie américaine». Cela ne tient pas compte du fait que la majorité des républicains de la Chambre des représentants ont voté, les 6 et 7 janvier, en faveur d’objections totalement inventées concernant les résultats des élections dans les Etats, et que les républicains du Sénat américain ont refusé de condamner Trump lorsque la Chambre des représentants l’a mis en accusation pour son rôle dans la fomentation de l’émeute du 6 janvier.
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Avec un esprit anti-démocratique qui imprègne les rangs supérieurs du Parti républicain, il n’est pas étonnant que près des deux tiers des électeurs du GOP croient au Big Lie selon lequel l’élection de 2020 a été «volée» à Trump… Ou que la plupart d’entre eux et elles pensent que le 6 janvier était une «protestation légitime» plutôt qu’une «émeute» ou une «insurrection». Ces opinions se sont en fait renforcées au cours de l’année dernière.
Cette «base» républicaine radicalisée, qui vit dans l’univers alternatif des médias conservateurs, est le produit d’années de propagande et d’organisation que les principales institutions du GOP, de Fox News à l’Association des gouverneurs républicains, ont poursuivies et que des milliardaires comme le réseau Koch ont financées [les frères Charles et David Koch – ce dernier est décédé en 2019 – possèdent une fortune de plusieurs dizaines de milliards reposant sur la pétrochimie]. Ces élites privilégiées savent que la majorité des Américains rejettent leurs opinions et que les objectifs qu’ils recherchent – de l’interdiction de l’avortement dans tout le pays à la privatisation de la sécurité sociale – sont extrêmement impopulaires. Pour les concrétiser, ils doivent nier la volonté démocratique de la majorité, y compris, apparemment, en acceptant l’idée de rejeter les votes de 81 millions d’Américains en 2020.
La foule du 6 janvier – composée de manière disproportionnée de propriétaires de petites entreprises, de professionnels, d’anciens militaires et de vétérans des forces de l’ordre – a peut-être été le fer de lance ce jour-là. Mais ces derniers opéraient dans le cadre d’une «structure autorisée», créée par l’élite conservatrice des Etats-Unis, et que Trump a ainsi fait éclater. Plus inquiétant encore, des millions d’Américains ont soutenu leurs actions.
De grandes organisations commerciales, dont la Chambre de commerce des Etats-Unis et l’Association nationale des industriels (NAM-National Association of Manufacturers), ont publié des déclarations célèbres condamnant l’émeute du 6 janvier. «C’est de la sédition et cela doit être traité comme tel», a déclaré la NAM. Une série de grandes entreprises s’est engagée à ne pas verser de contributions électorales aux membres de la Chambre qui avaient voté pour annuler l’élection de Biden. Comme on pouvait s’y attendre, ces promesses ne valaient pas le papier sur lequel elles étaient imprimées.
En l’espace de quelques mois, les grandes entreprises et les groupes de pression avaient déjà rouvert les vannes de l’argent des entreprises versé aux négationnistes de l’élection. Peut-être que soutenir un peu de «sédition» est un mal nécessaire pour obtenir des subventions aux entreprises ou un affaiblissement des réglementations environnementales… La républicaine Kari Lake [soutenue directement par Trump], l’une des plus fringantes conspirationnistes de l’élection qui a de bonnes chances d’être le prochain gouverneur de l’Arizona, «a bénéficié d’une vague de soutiens financiers de la part de chefs d’entreprise pour sa candidature», a rapporté CNBC (25 octobre).
Si, comme on s’y attend actuellement, le GOP remporte une majorité à la Chambre des représentants ou à la Chambre ainsi qu’au Sénat lors des élections de mi-mandat de 2022, la majorité républicaine prétendra que le «peuple américain» a rejeté – ou ne s’est pas préoccupé – les conclusions de la Commission sur le 6 janvier. Le GOP agira rapidement pour les délégitimer, et peut-être même pour enquêter sur les enquêteurs de la Commission sur le 6 janvier eux-mêmes. Ensuite, c’est au ministère de la Justice de l’administration Biden qu’il incombera de demander des comptes à Trump et à ses co-conspirateurs. Dans un climat où la popularité de l’administration Biden va encore baisser à mesure que la récession provoquée par la Réserve fédérale s’installe, fera-t-elle preuve de la volonté politique d’inculper le probable candidat républicain à la présidence en 2024? (Article publié sur le site d’International Socialism Project, le 31 octobre 2022; traduction rédaction A l’Encontre)
Lance Selfa est l’auteur de The Democrats: A Critical History (Haymarket, 2012) et éditeur de U.S. Politics in an Age of Uncertainty: Essays on a New Reality (Haymarket, 2017).
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