Etats-Unis. «Faire disparaître le système»: la fonction de l’information des médias hégémoniques

Par Paul Street

Quelque chose pue dans la diffusion exhaustive [télévisée] de chaque détail du procès de Derek Chauvin. Le résultat hégémonique (au sens marxien du terme) d’une analyse aussi microscopique de la super-transgression d’un flic raciste, en traitant le tueur comme une anomalie, est de faire disparaître l’Etat policier suprémaciste blanc qui emprisonne massivement [des Noirs] et le système sous-jacent d’oppression de classe racialisée qui détruit régulièrement les vies des Noirs. Derek Chauvin est en quelque sorte jugé à la télévision par câble comme «l’agneau sacrifié nécessaire pour protéger – en détournant l’attention – l’ensemble du système». «Parce que le meurtre de George Floyd a reçu une telle attention internationale parmi les récentes (mais pourtant continues depuis quatre siècles) vagues de brutalité de la part des forces de l’ordre états-uniennes à l’encontre des non-blancs», m’écrit un correspondant expatrié d’Allemagne, «il est devenu important pour les (mauvais) dirigeants des Etats-Unis d’essayer de démontrer que les États-Unis ne sont pas un État défaillant, en lambeaux, où l’État de droit ne s’applique manifestement plus».

Ce n’est là qu’un exemple parmi tant d’autres. Une règle fondamentale de la culture médiatique et politique états-unienne, créée par les firmes, est que la racine systémique de la douleur du peuple doit être ignorée et occultée. Les journaux télévisés du soir donnent un compte rendu continu des effusions de sang dans les centres-villes, mais n’incluent jamais de discussion sérieuse sur l’apartheid sauvage de race et de classe qui suscite la misère et la violence dans les communautés de couleur profondément appauvries et hyper-ségrégées. Il en résulte un spectacle d’horreur décontextualisé de type «cauchemar urbain» qui alimente les sentiments racistes blancs de type «pour la loi et l’ordre».

La chaîne CBS laisse Charles Barkley [ancien joueur de basketball] observer (pendant le Final Four de la NCAA-National Collegiate Athletic Association le week-end dernier) que les politiciens américains jouent le jeu raciste de «diviser pour régner» afin de «garder leur emprise sur l’argent et le pouvoir». C’était chouette de voir «Chuck» (Charles Barkley) proclamer cette vérité fondamentale. Mais la chaîne n’a jamais fait appel à un spécialiste de W.E.B. DuBois [1866-1963, historien, militant des droits civiques et un des fondateurs du National Association for the Advancement of Colored People-NAACP] – ou à un vétéran radical de la NBA-National Basketball Association comme Craig Hodges, évincé de la NBA en raison de son orientation politique de gauche – pour expliquer comment la division raciale et la stigmatisation d’autrui sont ancrées dans la nature du système capitaliste national et mondial.

Les informations nationales du soir racontent des histoires émouvantes sur les Centroaméricains qui tentent de fuir leur misérable patrie ravagée par la terreur et le changement climatique. Ils ne disent rien sur la façon dont l’impérialisme de longue date de Washington régnant dans l’hémisphère Sud et le capitalisme mondial dirigé par les États-Unis, qui brûle la planète, ont rendu impossible une vie décente pour des millions de personnes au Salvador, au Guatemala et au Honduras. Les masses de téléspectateurs des Etats-Unis sont amenées à penser à tort que les États-Unis n’ont aucune responsabilité dans les épreuves des populations de l’Amérique centrale et aucune obligation d’aider les Centraméricains.

L’émission 60 Minutes de CBS a récemment raconté l’histoire édifiante de six adolescents de Tonga qui ont coopéré pacifiquement et démocratiquement pour survivre sur une minuscule île inhabitée du Pacifique Sud pendant 15 mois au milieu des années 1960. Selon CBS, l’histoire offre une réfutation réelle de l’image sombre de l’humanité dépeinte dans le roman Lord of the Flies [Sa Majesté des mouches de William Golding] de 1954, largement lu et encore fréquemment enseigné, dans lequel des écoliers britanniques naufragés ont sombré dans un bain de sang tribal et une hiérarchie meurtrière. C’était une belle séquence. Pourtant, 60 Minutes n’inviterait jamais un théoricien ou un historien de la culture de gauche sérieux pour expliquer pourquoi un roman franchement merdique et déprimant comme Lord of the Flies est devenu un «classique moderne» en premier lieu. Comme tout bon matérialiste historique pourrait l’expliquer, le conte insipide de William Golding a habilement canalisé la notion bourgeoise occidentale dominante de la «nature humaine» comme étant intrinsèquement violente et égoïste – et comme nécessitant par conséquent une domestication et une intermédiation appropriées par un État (capitaliste) prétendument «adulte» et «civilisé». Un peu sur le modèle du Robinson Crusoé de Daniel Defoe à une époque antérieure, et de l’essai écœurant et également extrêmement populaire (et à l’influence désastreuse) de Garrett Hardin intitulé La tragédie des biens communs 14 ans plus tard [1], Lord of the Flies a fourni une fable morale favorable à la classe dominante au nom des relations capitalistes de propriété et d’autorité.

Il est possible aujourd’hui d’entendre le personnel des médias étatsuniens établir un lien entre les phénomènes météorologiques extrêmes, voire le désespoir qui pousse à la migration en Amérique centrale, et le changement climatique anthropique. C’est bien. Mais il faut chercher très loin avant de voir ou d’entendre quelqu’un, au-delà des paramètres étroits du débat autorisé par les firmes, discuter raisonnablement de la destruction du climat par le capitalisme – le réchauffement et l’empoisonnement de la planète grâce à l’effort incessant du capitalisme pour s’approprier, commercialiser et exploiter toutes les ressources sous le soleil. La force opérante est ici l’impératif systémique d’accumulation du capital et de «croissance» pour contrer la tendance impitoyable du taux de profit à décliner.

Ce n’est qu’en marge, en dehors des frontières officielles, que l’on trouve des mises en garde proprement scientifiques, historico-matérialistes, contre les utilisations historiquement non spécifiées et sans réalité de classe de l’«activité de l’être humain», utilisations qui aboutissent à étaler l’ère écocide du capital sur une lample période de 100 000 ans d’activité humaine. Comme le géographe, sociologue et historien marxiste de l’environnement Jason W. Moore [qui défend la notion de «capitalocène»] l’a dit à Sasha Lilley il y a plus de dix ans: «Ce n’est pas l’humanité dans son ensemble qui a créé… l’industrie à grande échelle et les usines textiles massives de Manchester au XIXe siècle ou de Detroit au siècle dernier ou de Shenzen aujourd’hui. C’était le capital.»

Ce n’est que pendant la période relativement brève de l’histoire où le capitalisme a régné à l’échelle mondiale (depuis 1600 environ selon certains calculs universitaires, plus tôt et plus tard selon d’autres) que l’organisation sociale humaine a développé la capacité et la contrainte interne de transformer les systèmes terrestres avec une rentabilité durable dépendant de l’appropriation et de l’arrogance rapaces de ce que Moore appelle la «nature bon marché»: nourriture bon marché, énergie bon marché, matières premières bon marché et force de travail humaine bon marché ou nature humaine bon marché.

Les Etatsuniens ont été soumis pendant plus de quatre ans à une couverture médiatique constante et traumatisante produite de la démence transgressive sans fin du président Donald Trump, narcissique, maléfique et néofasciste de Lord of the Flies. Il s’agissait d’un régime d’informations régulières et ininterrompues sur le pouvoir, la cruauté et l’idiotie personnalisés qui ne laissait guère de doute sur le fait que le Malon orange était l’un des êtres les plus répugnants et les plus dangereux à avoir jamais souillé cette planète. Une grande partie des reportages et des commentaires étaient approfondis et percutants, bien qu’excessivement et souvent absurdement réticents à identifier correctement Trump et le Trumpisme comme fascistes. Il était cependant impensable que les médias étatsuniens «grand public» (en fait des grandes firmes) racontent honnêtement et complètement comment Trump et sa présidence malveillante, nationaliste blanche et pandémique – responsable de plus d’un demi-million de morts supplémentaires aux États-Unis au moins – était une incarnation du capitalisme suprémaciste blanc étatsunien de longue date et des tendances fascistes qui sont enracinées dans la dictature de classe impériale sans âme qui est le règne du capital à la fin de la journée. L’obsession des médias des grandes firmes pour les crimes indéniables de l’Antéchrist Trumpenstein – qui mérite sûrement une punition sur le modèle de ce qui est arrivé à «Damiens le Régicide» le 1er mars 1757 [2] – est similaire à l’obsession pour la criminalité bestiale de Derek Chauvin : une distraction d’un voyou isolé du système d’oppression plus profond.

On peut dire à peu près la même chose de la pandémie que Trump et son frère d’âme pandofasciste Jair Bosonaro ont tant fait pour l’attiser dans leurs pays respectifs. Le Covid-19 et ce qu’il faut faire à son sujet sont une obsession médiatique, ce qui est assez compréhensible étant donné son terrible bilan. La contagion a été découpée en tranches et en dés d’innombrables façons différentes dans les grands médias des Etats-Unis. Mais ne vous attendez pas à ce que les informations et les commentaires des firmes télévisées encouragent une discussion sérieuse sur la façon dont elle est enracinée dans un système de profits implacablement expansif qui met les humains en contact mortel avec de nouvelles zoonoses, tout en attaquant la biodiversité d’une manière qui fait des pandémies une menace récurrente.

Comme l’a observé Arooba Ahmed de l’Institut de la Terre (Earth Institue) de l’Université Columbia l’automne dernier, dans un rapport qui a reçu peu d’attention au milieu de l’assaut imprudent de Trump contre l’élection qu’il avait perdue – un assaut qui a absorbé de manière criminelle toute l’énergie de la Maison Blanche alors que la nation endurait une troisième vague géante de Covid-19: «La mondialisation, l’industrialisation et l’urbanisation nous ont conduits à empiéter sur les environnements naturels, ce qui entraîne un contact accru avec la faune sauvage que nous ne rencontrerions pas autrement… De telles interactions permettent aux maladies de sauter des primates aux humains. Et elles deviennent plus probables lorsque les industries humaines détruisent les habitats naturels et pénètrent plus profondément dans les régions forestières pour obtenir des ressources naturelles afin d’alimenter l’expansion et le commerce. Le contact généralisé entre les communautés humaines et la faune sauvage nous a rendus vulnérables à de nouvelles maladies telles que le SRAS… Au-delà du simple contact accru avec la faune sauvage, la destruction des habitats perturbe l’équilibre naturel d’une manière qui peut alimenter les pandémies. La pression exercée par l’homme sur la biodiversité par le biais du changement d’affectation des terres – résultant de l’expansion agricole, de l’exploitation forestière, du développement des infrastructures et d’autres activités humaines – est le facteur le plus courant d’émergence de maladies infectieuses, représentant environ un tiers de tous les événements liés aux maladies émergentes… Ces facteurs de stress perturbent la dynamique des maladies infectieuses dans l’environnement en modifiant la composition des espèces des écosystèmes pour favoriser les espèces qui propagent plus fréquemment les maladies aux humains, comme les chauves-souris, les rongeurs et les oiseaux» (c’est nous qui soulignons).

Dans le même temps, l’Institut de la Terre a observé que l’inégalité sociale fait que les pandémies font leurs pires dégâts sur les pauvres: «Il est important de considérer également la grave inégalité concernant qui est le plus enclin à contracter les maladies qui résultent de la pression humaine sur la biodiversité… les individus qui ont peu de ressources pour combattre les maladies sont les plus susceptibles, en particulier lorsque les grandes entreprises sont les acteurs qui catalysent cette destruction environnementale.» Cela est vrai dans toutes les régions du monde, et les États-Unis de l’ère Covid-19 ne font pas exception.

Si j’étais producteur d’une grande chaîne de télévision des Etats-Unis, je ferais appel à Arooba Ahmed et je l’associerais à Jason Moore, de l’université de Binghamton, auteur de Capitalism in the Web of Life: Ecology and the Accumulation of Capital (Verso, 2015). J’inviterais Jason Moore à expliquer comment la mondialisation et l’empiétement décrits par son collègue sont inscrits dans les rouages et la logique du système capitaliste intrinsèquement impérial et sauvagement inégalitaire dont personne n’est censé parler. Et c’est l’une des nombreuses raisons pour lesquelles je ne serai jamais producteur dans une grande chaîne de télévision américaine. (Article publié sur le site Counterpunch, le 9 avril 2021; traduction rédaction A l’Encontre)

Le nouveau livre de Paul Street s’intitule The Hollow Resistance: Obama, Trump, and Politics of Appeasement, Ed. CounterPunch, septembre 2020.

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[1] L’auteur de La tragédie des biens communs était Garrett Hardin, un professeur de l’Université de Californie qui, jusqu’alors, était surtout connu comme l’auteur d’un manuel de biologie qui préconisait le «contrôle de la reproduction» des personnes «génétiquement défectueuses». Dans son essai de 1968, il soutient que les communautés qui partagent les ressources ouvrent inévitablement la voie à leur propre destruction; au lieu de la richesse pour tous, il n’y a plus de richesse pour personne. (Réd.)

[2] Robert François Damiens, né le 9 janvier 1715 à La Thieuloye, près d’Arras (Pas-de-Calais) et mort le 28 mars 1757 à Paris, condamné par la justice pour avoir tenté d’assassiner le roi Louis XV, fut la dernière personne, en France, à subir l’écartèlement, supplice réservé au régicide sous l’Ancien Régime. (Réd.)

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