Par Gabriel Casoni
Il y a une discussion intéressante parmi les militant·e·s sur le potentiel de mobilisation de la gauche dans les rues en ce moment [suite à l’appel aux rassemblements du 10 septembre, en riposte à ceux organisés le 7 septembre par Jair Bolsonaro à Brasilia et à Rio de Janeiro]. L’absence de grandes manifestations est-elle le résultat de la réticence des personnes qui rejettent Bolsonaro (la majorité de la population) à se mobiliser ou du manque d’appel, de convocation et de construction de tels moments par les principales directions de ce champ politique, comme Lula et le Parti des travailleurs (PT)?
Pour ce qui a trait au bolsonarisme, nous avons observé, le 7 septembre, qu’existe de la part de ses partisans une volonté de mobiliser. De même s’affirment la décision et l’engagement de Bolsonaro de convoquer et de convaincre sa base de descendre dans la rue – tout cela est fait en mettant l’accent, à l’avance, sur la priorité de l’initiative et sur sa préparation. Mais qu’en est-il dans le cas de la gauche?
Il existe deux erreurs funestes qui peuvent conduire à une conception unilatérale de la réponse. La première est celle de ne pas considérer, en ce moment, les facteurs objectifs qui empêchent l’existence de grandes mobilisations de masse à gauche.
Tout ne relève pas de la faute des dirigeants et des responsables politiques. Il y a la fatigue causée par les années d’innombrables défaites et revers subis au Brésil. En outre, on s’attend à une victoire électorale de Lula sans qu’il soit nécessaire de recourir à un affrontement direct dans les rues, puisqu’il est en tête de tous les sondages. Il y a aussi la crainte de la violence politique [1] parrainée par le bolsonarisme [et ses diverses milices]
Tous ces facteurs objectifs comptent, indéniablement. Mais pèse aussi la politique des directions de la gauche, notamment celles qui disposent le plus d’influence. Après tout, tout ne peut être imputé aux difficultés issues de la réalité. Les leaderships politiques interagissent avec les conditions objectives, en renforçant ou en faisant contrepoids à certaines tendances (positives et négatives) de ladite réalité. Par exemple, jusqu’à présent, la direction de la campagne de Lula n’a pas misé sur une forte mobilisation dans la rue. Il est clair qu’il s’agit d’une orientation qui renforce l’attente passive d’une victoire électorale dans les urnes, sans besoin de grandes mobilisations.
Il faut reconnaître, pour ne pas être injuste, que les rassemblements de Lula se construisent et attirent des dizaines de milliers de personnes partout où il va (ce qui témoigne du potentiel positif du soutien public). Mais l’initiative politique de la direction de la campagne se limite à cela. Il n’y a pas de décision pour organiser un processus de mobilisation plus large en faveur d’une campagne-mouvement forte. Si Lula et l’ensemble des dirigeant·e·s politiques qui le soutiennent s’engageaient, en priorité, dans la mise sur pied de cette large mobilisation, en expliquant à la population l’importance de l’action dans les rues, en ce moment historique, cela aurait certainement un impact sur la conscience des secteurs les plus avancés de la classe laborieuse et de la jeunesse. Ce qui se traduirait par une plus grande capacité de mobilisation, même si elle reste limitée par les conditions objectives défavorables.
Par conséquent, nous voyons que l’objectif (les conditions générales de la réalité sociale et politique) et le subjectif (en particulier la politique des principaux dirigeants et leaders politiques) interagissent l’un avec l’autre et se déterminent réciproquement. La méconnaissance des facteurs objectifs (rapports des forces entre les classes dans lesquels s’inscrit le niveau de conscience moyen) produit une lecture qui surestime le rôle des directions politiques. C’est une erreur courante dans des organisations marquées par l’ultra-gauchisme qui dénoncent, sans cesse et de manière outrageuse, les «trahisons» des directions.
Envisagé sous un autre angle, l’effacement (ou la diminution) de la responsabilité des directions politiques – surtout dans les moments de grande intensité de la bataille politique avec ses répercussions sur la conscience des masses, comme il en va de la période électorale que nous traversons – fabrique une analyse objectiviste et fataliste. Cette dernière sert communément les thèses opportunistes qui pronostiquent que les limites des rapports de forces sont – toujours et de manière exclusive – à invoquer; ou dans une version plus grossière, que tout incombe à l’arriération de la classe laborieuse, et à l’apathie du peuple.
Il reste moins de vingt jours avant les élections. Il sera possible d’obtenir la victoire au premier tour, même si ce ne sera pas facile, si la direction de la campagne de Lula change d’orientation et mise, lors de cette dernière ligne droite, sur une forte campagne de rue et une intense dénonciation de Bolsonaro, afin de mobiliser le plus grand nombre possible de personnes dans la bataille pour le vote. Si Bolsonaro peut se présenter au second tour [le 30 octobre], tout sera plus difficile et plus dangereux. L’heure est donc au branle-bas et à la mobilisation la plus large! (Article paru le 13 septembre sur le site de Esquerda online; traduction de la rédaction de alencontre.org)
Gabriel Casoni, est professeur de sociologie; il fait partie de la direction du courant Resistência au sein du PSOL.
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[1] La rédaction de Fohla de S. Paulo du 15 septembre 2022 donne les résultats d’une enquête – faite entre le 3 et le 13 août – par la société Datafohla, enquête portant sur la «crainte d’agression pour des motifs politiques». Elle constate que 67,5% des personnes interrogées, dans le contexte de la bataille électorale, craignent une forme d’agression suite à leur choix politique. Et 49,9% indiquent avoir «très peur d’être agressés physiquement à cause de leur choix politique ou partidaire». Le quotidien affirme: «La campagne actuelle a été marquée par des épisodes de violence politique, comme le meurtre par balle du trésorier municipal du PT, Marcelo Arruda, à Foz do Iguaçu (Paraná), en juillet, lors de son anniversaire. [Un second assassinat s’est produit le 14 septembre dans une ferme de l’Etat du Mato Grosso; selon la police, Benedito Cardoso a été tué à coups de hache par «un partisan de Bolsonaro»]. Le Tribunal fédéral (STF) a même décidé au début du mois d’août des sanctions liées à la possession d’armes et de munitions en raison des dangers pour la période électorale». Il faut rappeler que Bolsonaro a fait campagne pour la libre acquisition d’armes. L’enquête montre qu’une très vaste majorité des personnes sondées est en faveur d’un processus démocratique pour le choix du président; autrement dit un choix effectué «au moyen d’élections libres et transparentes» et que le choix de l’élu ne doit pas être contesté. (Rédaction A l’Encontre)
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