Amérique du Sud. Les Eglises évangéliques: un pouvoir qui s’affirme

Réplique du «Temple de Salomon» construit à São Paulo en 2014

Par Pablo Stefanoni

Au milieu de l’année 2014, à São Paulo (Brésil), l’Eglise universelle du Royaume de Dieu a inauguré un complexe colossal présenté comme le Temple de Jérusalem qui renaît. «C’est un don de Dieu d’avoir aussi au Brésil le Temple de Salomon», ont-ils dit lors de la mise en scène de la puissance évangélique à laquelle assistent un grand nombre de dirigeants politiques, dont la présidente Dilma Rousseff. C’était sans aucun doute l’une des expressions de l’affirmation évangélique en Amérique latine, un phénomène qui, durant des années, a été traité de manière relativement marginale, a mérité peu souvent d’attention de la part des analystes politiques et s’est limité aux anthropologues de la religion. Seuls les médias et les dénonciations judiciaires contre des magnats, tel l’évêque Edir Macedo [1], ont mis ce problème au centre de l’actualité.

Souvent, en Argentine, la question évangélique fait l’objet de moqueries de pasteurs à l’accent brésilien qui apparaissent tard dans la nuit sur l’écran de télévision, d’informations diffuses sur les prisonniers qui se convertissent dans les prisons ou encore un souvenir de figures populaires comme le pasteur Giménez [télé-évangéliste, pentecôtiste, qui étend sa présence à l’Uruguay, au Canada, à Miami] et la pasteure Irma. Mais aujourd’hui, la presse est pleine d’informations sur les partis évangéliques latino-américains et les candidats qui percent lors des élections, qui se présentent lors d’élections présidentielles, gagnent des postes de gouverneurs et des mairies, forment des fractions parlementaires et déclarent la guerre à ce qui est qualifié «d’idéologie du genre».

Le monde évangélique – très hétérogène en termes de types d’Eglises, d’affiliations théologiques et de positions politiques – est loin d’être limité à de grandes congrégations comme l’Universel. Il se répand comme un grand réseau de petits temples de quartier. La «théologie de la prospérité» et les miracles quotidiens attirent des milliers de personnes. Cette théologie – souligne l’anthropologue Pablo Semán – établit une relation directe entre la communion avec Dieu et le bien-être matériel. Elle utilise comme terreau fertile la plus grande individualisation et l’identification par le biais de la consommation des secteurs populaires. Mais, en même temps, ces Eglises reconstruisent des «communautés imaginaires», et de nouvelles fraternités qui peuvent se traduire par une solidarité efficace en cas de besoin.

Pour Mgr Theodore McCarrick, cardinal états-unien et archevêque émérite de Washington, l’une des principales missions du pape François est de ralentir la croissance évangélique en Amérique latine. Selon un rapport du Pew Research Center, les pourcentages varient d’environ 15% de protestants en Argentine à 40% en Amérique centrale, et de plus de 25% au Brésil. Or, la plupart de ces protestants sont évangéliques. La nouveauté dans cette période est la transition, inégalement réussie, des temples à la politique, en particulier sur des positions conservatrices et de droite.

Prières et vœux

Cependant, même le candidat de gauche Andrés Manuel López Obrador (AMLO), qui se présente à la présidence du Mexique, n’ignore pas ce phénomène. Pour que sa troisième candidature puisse gagner le 1er juillet, López Obrador n’a pas hésité à s’allier au Parti de la Rencontre sociale évangélique (PSE), suscitant la controverse parmi ses partisans de gauche. Il a même parlé de rédiger une «constitution morale» pour compléter la constitution politique. «Vous êtes Caleb [2] pour nous sur le point de conquérir le mont Hébron»: un leader du PSE l’a flatté en ces termes bibliques.

L’une des surprises les plus récentes a eu lieu au Costa Rica. Suite à une décision de la Cour interaméricaine des droits de l’homme (CIDH) en faveur du mariage égalitaire, le journaliste et chanteur chrétien Fabricio Alvarado a réussi à passer au premier tour en tant que candidat du Parti évangélique de La Restauration nationale. Et bien qu’il ait été battu lors du second tour, il a montré aa capacité de rallier un vote conservateur significatif (il a gagné 40% des voix), et cela contre l’«idéologie du genre».

En fait, la montée de l’évangélisme politique en Amérique latine semble être le revers de la médaille des avancées des mouvements féministes et des minorités sexuelles. Dans le cas du Venezuela, Hugo Chávez avait établi des liens étroits avec les évangéliques, aidé par ses invocations au Christ dans ses discours. Nicolas Maduro, avant sa réélection dimanche dernier (le 20 mai), s’est présenté à un événement entouré de pasteurs qui lui ont donné leur bénédiction. Cependant, une partie du vote évangélique est allée au pasteur Javier Bertucci, qui a annoncé «des jours de gloire pour le Venezuela». Et selon les résultats officiels, auxquels l’essentiel de l’opposition n’a pas attaché d’importance, il a obtenu 900’000 suffrages.

Un cas plus curieux est celui de la Colombie, où les évangéliques ont visiblement contribué à la victoire du Non aux Accords de paix lors du référendum de 2016. «Jésus-Christ est le seul à pouvoir apporter la paix à laquelle nous aspirons depuis si longtemps», a déclaré le message du footballeur Daniel Torres [qui joue dans le club Deportivo Alavès, Pays basque et dans l’équipe de Colombie], qui a rejeté les accords signés entre le président Juan Manuel Santos et les Forces armées révolutionnaires de Colombie (FARC). La mention des droits des LGBT dans les négociations de paix a alerté et mobilisé les églises et les pasteurs, qui ont multiplié les démonstrations contre l’«idéologie de genre».

Malgré le fait qu’il y a des évangéliques dans tous les partis – y compris ceux de gauche, comme le Mouvement vers le socialisme (MAS) en Bolivie ou le Parti des travailleurs (PT) du Brésil – les candidats et les partis évangéliques eux-mêmes font partie d’une poussée conservatrice contre les nouveaux vents qui soufflent dans une région qui débat du mariage gay, de l’avortement ou de nouvelles lois sur l’identité de genre.

«Alors qu’il y avait des évangéliques dans toutes les formations politiques, ces dernières années ils se sont alignés avec la droite. En partie parce que la droite est en syntonie avec la “culture évangélique”. Et en partie à cause de la réticence de la gauche envers eux, au-delà des approches de Lula ou de Chávez», explique Pablo Semán au quotidien La Nacion (Argentine). En fait, le PT brésilien a toujours été très proche de la «théologie catholique de la libération», qui est actuellement en recul et affaiblie dans toute la région.

La journaliste franco-marocaine Lamia Oualalou, vivant à Rio de Janeiro et collaboratrice du site brésilien Opera Mundi, rappelle que l’Eglise universelle compte deux maisons d’édition, une agence de tourisme et une compagnie d’assurances, et distribue gratuitement dans la rue la Folha Universal, un hebdomadaire dont le tirage est de 1’800’000 exemplaires, contre 300’000 pour la prestigieuse Folha de São Paulo. Elle possède également RecordTV, la deuxième plus grande chaîne de télévision du pays, et loue des espaces publicitaires sur des douzaines d’autres chaînes. Marcelo Crivella, pasteur de cette Eglise, est l’actuel (depuis janvier 2017; élu en octobre 2016) maire de Rio de Janeiro (il fut sénateur de 2003 à 2017).

Capacité organisationnelle

«Au Brésil, le cœur du pouvoir évangélique réside dans le Congrès, dit Lamia Oualalou. Il a pris la forme d’un front évangélique qui rassemble tous les parlementaires «frères dans la foi», au-delà de leur affiliation politique (le seul parti évangélique est le Parti républicain). Tous les mercredis matin, ils se réunissent dans une salle plénière du Congrès pour prier ensemble, et chanter. Cette fraction parlementaire est très pragmatique, comme en témoigne l’échange efficace de faveurs avec d’autres blocs, comme la puissante fraction ruraliste [grands propriétaires terriens et de l’agrobusiness]. Par exemple, je vote pour vous en faveur des produits agrochimiques et vous votez pour moi pour ce qui a trait les concessions des radios religieuses. Les évangéliques s’organisent pour être présents dans de nombreuses commissions clés (comme la famille, les droits de l’homme ou les télécommunications). «Mais nous ne pouvons pas parler d’un vote unifié, il n’y a pas de logique, pas de programme évangélique. C’est plus une capacité à s’organiser et à faire beaucoup de bruit», conclut Lamia Oualalou, auteur du récent livre Jésus t’aime. La déferlante évangélique. Aujourd’hui, le candidat d’extrême droite Jair Bolsonaro, qui dépasse 15% dans les sondages et est connu pour ses propos racistes, misogynes et homophobes, est à la recherche d’électeurs évangéliques potentiels participant à divers événements religieux.

Pour l’instant, malgré sa croissance sociale, en Argentine, la vague évangélique n’a pas encore débordé sur le terrain politique en lien avec des partis ou des candidats visibles. Parfois, une unité de base peut devenir un petit temple, la théologie de la prospérité est mélangée à la recherche d’avantages sociaux de l’Etat, mais tout cela fonctionne, dit Seman, comme si l’identification religieuse n’avait pas d’impact majeur sur le comportement politique.

La «question évangélique» a aussi des conséquences géopolitiques. Dans le cadre du déménagement de l’ambassade des Etats-Unis à Jérusalem, un article paru récemment dans le New York Times a mis en lumière l’alliance croissante entre le dirigeant israélien Benyamin Netanyahou et les évangéliques états-uniens. Et ces réseaux sont reproduits en Amérique latine. Le président guatémaltèque Jimmy Morales – lui-même pentecôtiste – a participé à un «acte évangélique pour Israël» fin avril 2018 dans les jardins du Ministère Jésus-Christ éclairant les Nations. Dans son discours, le président a souligné l’importance de renforcer les liens d’amitié entre le Guatemala, les Etats-Unis et Israël. Il a déjà annoncé le déménagement de son ambassade à Jérusalem, ce qui était considéré comme une attitude «fidèle à la Bible». En fait, dans la prédication pentecôtiste, l’Israël biblique se chevauche souvent et est confondu avec l’Etat d’Israël contemporain. L’Eglise universelle, par exemple, distribue souvent de l’«huile d’Israël» aux propriétés miraculeuses.

Les effets sur les démocraties de ceux qui pensent la politique en termes de «guerre spirituelle» restent à examiner. Le correspondant du journal El País au Costa Rica a cité les paroles du pasteur Ronny Chaves Jr. au milieu de la campagne électorale: «Nous sommes en guerre, nous sommes à l’offensive. Plus sur la défensive. L’Eglise a longtemps été dans une grotte en attendant de voir ce que l’ennemi fait, mais aujourd’hui elle est à l’offensive, en comprenant qu’il est temps de conquérir le territoire, de prendre position dans les lieux de gouvernement, de l’éducation et de l’économie. (Article publié dans La Nacion le 27 mai 2018; traduction A l’Encontre)

Pablo Stefanoni est journaliste, directeur du magazine Nueva Sociedad.

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[1] «Le 11 août, le parquet de l’Etat de São Paulo a inculpé le fondateur et patron de l’Eglise, l’«évêque» Edir Macedo, 64 ans, et neuf autres dirigeants, dont trois «évêques». Ils sont accusés d’association de malfaiteurs et de blanchiment d’argent. Dans le sud du pays, Macedo devra répondre de plusieurs autres crimes: tromperie idéologique, usage de faux documents, recours à des hommes de paille, qu’on appelle joliment au Brésil des «oranges».

Les chefs de «l’Universelle» avaient instauré un mécanisme assez simple. Les dons de ses ouailles étaient envoyés vers les comptes de sociétés fictives basées dans des paradis fiscaux. De là, l’argent revenait, blanchi, au Brésil, sous forme de prêts accordés à des amis d’Edir Macedo. Ce pactole ne quittait pas les mains de l’Eglise tout en échappant au fisc.

La Constitution brésilienne, très protectrice de la liberté de religion, exempte les Eglises de tout impôt, à condition que l’argent reçu finance des activités non lucratives: entretien et construction des lieux de culte, dépenses de fonctionnement, propagation des œuvres sociales. «L’Universelle» agit sur une tout autre échelle. Exploitant avec cynisme, et souvent cruauté, la ferveur naïve des fidèles, ses animateurs ont édifié un véritable empire de la foi présent dans 172 pays.» (Jean Pierre Langellier dans Le Monde le 2 septembre 2009)

[2] Personnage biblique de la «tribu de Juda». Il fait l’éloge de la Terre promise dans le cadre de la sortie d’Egypte et recevra en récompense la montagne et la ville d’Hébron. (Réd. A l’Encontre)

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