Algérie. Les  étudiant·e·s à nouveau dans la rue: «Poésie urbaine, guérilla moderne»

Par Mustapha Benfodil

Les étudiants ont renoué [après le mardi de l’Aid] admirablement avec leurs manifs cycliques du mardi en battant le pavé de la place des Martyrs à la place Audin.Ils étaient plusieurs centaines à répondre présent et à manifester sous une chaleur torride et sous l’étroite surveillance d’un imposant dispositif de police. Ils ont démarré de Sahate Echouhada vers 10 h 30 pour s’engouffrer dans la rue Bab Azzoune.

Arrivés à hauteur du TNA (Théâtre national algérien), un cordon de police leur a barré l’accès à la rue Abane Ramdane, manifestement pour les empêcher de faire escale devant le tribunal de Sidi M’hamed [la plus ancienne juridiction de la wilaya d’Alger]. Ils ont donc emprunté la rue Larbi Ben M’hidi. Un autre cordon les a obligés à éviter la Grande-Poste et poursuivre leur marche en direction de l’avenue Pasteur. Ils sont descendus ensuite par le boulevard Khemisti avant de s’engager sur le boulevard Amirouche. Ils sont remontés par la rue Mustapha Ferroukhi, ont recoupé la rue Didouche Mourad pour enfin bifurquer vers la place Audin. Le cortège a continué en direction de la Fac centrale et les abords de la Grande-Poste.

Contrairement aux marches précédentes, les manifs d’hier se sont passées sans heurts. Un étudiant de Ecole des hautes études commerciales de Koléa a pris les devants en interpellant la conscience des forces de l’ordre par ce message touchant : «Ne me frappe pas, je suis comme ton fils. khawa-khawa».

Son vœu a visiblement été entendu : aucune interpellation ne nous a été signalée. Les slogans qui ont été scandés hier exprimaient une nouvelle fois un vif rejet, de la part de la communauté universitaire, de la feuille de route du régime. «Talaba mouttahidoune, lil hiwari rafidhoune» (Etudiants unis refusent le dialogue), «Dawla madania, machi askaria» (Pour un Etat civil, pas militaire), «El Djeich dialna, wel Gaïd khanena» (L’armée est des nôtres mais Gaïd Salah nous a trahis), «Système dégage !», «Bensalah débage !», «La li houkoumate etazwir» (Non au gouvernement de la fraude), «Dégage ya Bensalah, ma fikche ethiqa, djibou el BRI ou zidou essîqa» (Bensalah dégagez, on ne vous fait pas confiance, ramenez la BRI et les forces spéciales), «Klitou lebled ya esseraquine» (Vous avez pillé le pays bande de voleurs), «Libérez l’Algérie», «Koul youm fi Audin hatta tarahlo» (Chaque jour à la place Audin jusqu’à ce que vous partiez)…

Le contenu des pancartes témoigne, lui aussi, de la fermeté des manifestants quant à leur opposition à tout dialogue conduit par les figures de l’ancien régime : «Le hirak ne dialoguera pas avec la issaba», [le gang] résume une pancarte.

Une autre entonne : «La crise c’est vous, et la solution c’est le hirak». «La transition est l’affaire du peuple», tranche une banderole. Une autre prévient : «Etudiants instruits, jamais soumis». On pouvait lire aussi sur un large calicot : «Contre la mafia politico-financière».

D’autres slogans disaient : «Non au régime militaire», «L’armée dans les casernes»… Des messages sont également adressés au gouvernement Bedoui : «Pas d’élection sous le gouvernement des gangs», «Le peuple veut la démission de Bedoui et la formation d’un gouvernement de technocrates».

Parmi les écriteaux, il y avait des propositions clairement formulées, comme l’illustre ce message: «Solution de la crise : céder le pouvoir au peuple ; déclaration constitutionnelle ; personnalités intègres pour diriger la période de transition».

Une étudiante de l’USTHB (Université des sciences et de la technologie Houari-Boumédiène) détaille: «Nous voulons une haute instance indépendante pour les élections qui reçoit et étudie les dossiers de candidature, organise et surveille le scrutin, fait le dépouillement des voix et proclame les résultats.» Retenons enfin ce beau slogan choisi par une jeune manifestante : «Poésie urbaine, guérilla moderne».

«Pas de dialogue sous l’état de siège»

Fella, 22 ans, étudiante en sciences de la matière à la Fac centrale, a choisi pour sa part ce slogan cinglant : «La hiwar fi dhilli el hissar» (Pas de dialogue sous l’état de siège).

Elle explique : «Le dialogue ne peut avoir lieu avec les résidus du système corrompu. Il faut d’abord changer les hommes. Il ne peut pas y avoir d’élections honnêtes avec ces têtes. Il faut lever l’embargo imposé aux hommes politiques qui sont vilipendés, traités de traîtres.

Il faut en finir avec ces attaques répétées qui visent à souiller l’image du hirak.» Anfal, sa camarade de Fac dans la même promo, nous fait part de sa détermination à maintenir la pression tous les mardis, même en été : «Nos vacances, on les passera ici, dans la rue. Même le Ramadhan ne nous pas dissuadés, alors les vacances…» «Après le changement, on tâchera de prendre de bonnes vacances» lâche-t-elle dans un grand sourire.

Yacine, 23 ans, étudiant en 3e année télécoms à l’USTHB de Bab Ezzouar, commente ainsi le dernier speech de Bensalah : «Il n’y avait rien de nouveau dans son discours. On ne peut pas dialoguer avec le régime des Bedoui, Bensalah et tous les membres de la issaba.» Pour lui, un vrai dialogue doit reposer sur des gens «nouzaha, chorafa, korama» (Intègres, honnêtes et généreux).

Yacine estime qu’il est temps de commencer à s’organiser et faire émerger des représentants «pour le moment venu, quand le vrai dialogue sera amorcé avec des gens intègres. Il faut se préparer à cette étape. Cette fois, on ne les laissera pas nous voler notre révolution. C’est pour cela qu’on continuera à sortir comme on l’a fait jusqu’à maintenant, en pleine canicule, en plein Ramadhan, pendant l’Aïd… Nous sommes prêts à sacrifier nos études. L’Algérie avant tout !»

«Il faut fixer des limites au pouvoir militaire»

Réda, 24 ans, étudiant en 5e année à l’Ecole nationale de travaux publics de Kouba, estime à son tour que «les conditions d’un dialogue sincère ne sont pas réunies. Tu ne peux pas faire confiance à ces gens!» Pour lui, il faut constituer «un gouvernement de transition sans ambition politique, issu de représentants du peuple. Ce gouvernement aura pour principale mission d’organiser des élections honnêtes. Et l’armée, son rôle doit se limiter à accompagner ce processus. Elle doit s’occuper de la sécurité du pays, la protection des frontières, pas surveiller et juger les civils.

Ce n’est pas son rôle. Il faut fixer des limites au pouvoir militaire. Il faut donc former un gouvernement qui ait la confiance du peuple. Il faut savoir aussi faire des concessions. L’islamiste comme le laïc doivent chacun faire des concessions pour avancer ensemble».

Mariah, 27 ans, diplômée en gestion hôtelière internationale, brandit une pancarte où elle exprime une tendre pensée pleine d’empathie aux victimes des dernières inondations de Djanet avec, à la clé, ce mot d’ordre: «Tous avec Ilizi-Djanet» [inondation du le 9 juin, Djanet se trouve dans la Wilaya d’Illizi]. Ce geste de solidarité, insiste-t-elle, «c’est très important !» «Vous savez, l’Algérie ce n’est pas qu’Alger. L’Algérie, c’est 48 wilayas. Nous sommes tous concernés. Nous formons un même peuple, nous devons rester unis.» Mariah se félicite de voir que la marche des étudiants n’a pas été réprimée : «Ce mardi, il n’y a pas eu de répression de la part des forces de l’ordre, donc, nous sommes satisfaits. Quand on ne nous bloque pas les accès, tout se passe sans heurts. Les étudiants ont été très beaux. Nos messages sont toujours aussi clairs. Nous demandons, comme tout le monde, le départ du système. Nous voulons une justice indépendante, la séparation des pouvoirs…»

A propos du dialogue, Mariah fera remarquer : «Soyons logiques ! Comment peut-on dialoguer avec ces gens alors qu’on leur demande de partir ? En fait, c’est simple : si je gère une entreprise et que je licencie quelqu’un, je ne vais pas dialoguer avec lui. Si j’ai pris la décision de me passer de ses services, c’est que j’ai de bonnes raisons de le virer.» (Reportage publié le 12 juin dans le quotidien El Watan) 

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