Entretien avec Abderrahmane Moussaoui conduit par Mohand Oziri
Abderrahmane Moussaoui apporte son précieux éclairage sur la dynamique sociétale en cours. Un moment incontestablement fondateur, «charnière et transitionnel», dit-il, qui voit l’émergence d’une «nouvelle génération (au sens de Karl Mannheim) qui n’est pas seulement une cohorte démographique, mais un produit historique».
Anthropologue de renom, le professeur A. Moussaoui explore, avec rigueur et lucidité, la profondeur anthropologique de ce mouvement populaire. La génération dont il s’agit aujourd’hui marque, selon lui, la «fin d’un régime d’historicité». Une génération sur laquelle le «grand récit national n’opère plus» et dont les fondements sont «revisités et réinterprétés à la lumière de ses réalités historiques propres». Née dans la décennie de la violence et ayant grandi dans les controverses et les débats autour des conceptions des modèles sociétaux, elle a appris à vivre et à composer avec les différents groupes qui la constituent.
Son combat n’est pas de consolider une indépendance acquise par les armes et désormais irréversible, mais de construire un espace commun du vivre-ensemble.
A. Moussaoui explique le caractère pacifique des manifestations sonnant le glas de la «culture de guerre» des générations antérieures. «C’est aussi une société en voie de sécularisation; revendiquant le religieux comme une composante de l’identité et ne cessant de réinterpréter ses préceptes pour raisonner les transgressions commises au quotidien (…).»
D’abord, parlons de l’effet «surprise» et «massif» du mouvement de contestation. Comme anthropologue, sociologue, au chevet d’une société algérienne qui n’en finit pas avec les cycles de violence, avez-vous été surpris par l’ampleur de cette mobilisation?
Personnellement, j’ai été plus surpris par le caractère global et responsable.
Le mouvement, dont les signes annonciateurs se multipliaient et se densifiaient tous les jours dans les différents secteurs (enseignement, médecine, police, retraités militaires) ou régions (Kabylie, sud du pays) depuis déjà quelques années, indiquait bien que la société était au bord de l’explosion.
La maturité, la responsabilité et la profondeur de ce mouvement, qui s’est imposé si rapidement et de manière aussi globale, sont une première qui tranche avec ce que nous avons pu connaître et va au-delà de ce qui était attendu ou espéré. En ce sens, c’est une surprise à… saluer.
A quel moment du processus de formation des nations, de la sédimentation de la société politique correspondrait, selon vous, la dynamique en cours?
Incontestablement, nous sommes à un moment charnière et transitionnel. C’est l’émergence d’une nouvelle génération (au sens où Karl Mannheim entendait la génération) qui n’est pas seulement une cohorte démographique, mais un produit historique. L’univers symbolique de cette génération ne correspond plus tout à fait à celui qui a présidé, jusque-là, à l’organisation de l’être ensemble. Le grand récit national n’opère plus et ses fondements sont revisités et réinterprétés à la lumière des réalités historiques propres à cette génération.
Ce sont les expériences partagées des membres de cette génération qui la distinguent de celle qui l’a précédée. Elle est née dans la décennie de la violence et a grandi dans les controverses et les débats autour des conceptions des modèles sociétaux. Elle a appris à vivre et à composer avec les différents groupes qui la constituent. Son combat n’est pas de consolider une indépendance acquise par les armes et désormais irréversible, mais de construire un espace commun du vivre-ensemble. En d’autres termes, la génération dont il s’agit aujourd’hui marque la fin d’un régime d’historicité (pour parler comme F. Hartog). Le grand récit national, fondé sur la dette due aux libérateurs, s’est essoufflé.
Le patriotisme viscéral n’est plus nécessairement territorial et exclusif, comme en témoigne la mobilisation de la diaspora, qui se sent tout autant concernée par ce moment historique, même si elle ne vit plus (quelquefois depuis longtemps) dans le pays.
Le «régime d’historicité» fondé sur le mythe de l’unité est désormais inopérant dans une société où la cohabitation des différences est à la fois une réalité et un défi. Après une décennie de violence et deux décennies de tentative de sortie de la violence, le temps d’une génération donc, le mythe communautaire, contraint par les nécessités historiques, laisse place au rêve sociétal.
Du point de vue de la composante sociologique, «qui» est ce peuple qui a battu le pavé (les 22 février, 1er et 8 mars derniers) à travers les 48 wilayas et dans l’émigration ?
Indéniablement porté par la jeunesse, démographiquement majoritaire, ce mouvement concerne toute la société dont il reflète parfaitement la structuration sociologique. La mixité du genre, de l’âge, des catégories socioprofessionnelles, des obédiences, des régions en font un mouvement sociétal de fond. Il s’agit d’une société essentiellement urbaine, née dans la violence des années 1990, et ayant grandi dans la confrontation des opinions et des idées à la recherche d’un modus vivendi.
Cohabiter dans la différence est pour elle une réalité. Composant avec ses identités multiples et les habitant définitivement, cette société, en contact réel et virtuel avec le monde, est globalisée dans ses manières de se penser et de se projeter.
Il s’agit d’une société qui affronte l’altérité sans complexe. Une société où la femme par l’instruction, le travail et la mobilisation a pu conquérir socialement une relative autonomie et une place de plus en plus légitime. Les femmes constituent presque les deux tiers des effectifs étudiants et s’imposent de plus en plus dans les emplois les plus qualifiés.
C’est aussi une société en voie de sécularisation, revendiquant le religieux comme une composante de l’identité et ne cessant de réinterpréter ses préceptes pour raisonner les transgressions commises au quotidien. Principale composante démographique, c’est la jeunesse qui porte ce mouvement; mais les aînés y ont contribué activement.
Le caractère populaire du mouvement ne devrait pas laisser croire qu’il est le fait d’une génération spontanée (dans tous les sens du mot). Le travail de fond mené depuis longtemps par certaines élites (militants, opposants, cyber-activistes, journalistes, caricaturistes, artistes, écrivains et autres intellectuels) n’est pas à négliger.
Peu nombreux et peu audibles il y a une quinzaine d’années par leurs éclairages, analyses et dénonciations, ces élites ont fini par être en phase avec une majorité aujourd’hui mieux préparée, plus réceptive et assurément mieux disposée à la rupture.
Dans une société encore travaillée par les violences et traumas des guerres (Guerre d’indépendance, guerre civile des années 1990), que vous dit ce mouvement arborant fièrement un caractère pacifique?
Personnellement, je ne crois pas que la société, et notamment sa principale composante que représente la jeunesse, soit autant travaillée par les traumas des guerres. Elle est plutôt désormais lucide sur les limites de cette violence qu’elle ne souhaite plus rééditer comme moyen pour changer les choses. Les violences des années 1990 ont sans doute été informées par les violences de la Guerre de Libération et de la brutalisation qu’elles ont pu en engendrer.
Ce concept de brutalisation élaboré par l’historien George L. Mosse, désigne cet état d’esprit hérité de la guerre, où les attitudes agressives développées en temps de guerre se poursuivent en temps de paix. Cette «culture de guerre», héritée de l’époque de la Guerre de Libération, a été exorcisée en quelque sorte dans la violence fratricide des années 1990.
La génération d’aujourd’hui a une autre expérience de la violence, une expérience de l’échec et de la désillusion. Ayant expérimenté dans sa chair les dérives et les impasses de la violence, elle ne souhaite plus les revivre. Elle a mis toute une vie à sortir de cette «culture de guerre». Elle aspire aujourd’hui à la paix. C’est ce que signifie ce cri répété à tue-tête et à l’unisson : «Silmiya, silmiya.»
Du processus de sécularisation. Bien que les manifestations soient organisées un vendredi, après la prière, force est de constater que l’islam politique, ses slogans, ses troupes et leaders, ont brillé par leur absence. Est-ce un symptôme de sécularisation et de formation de l’authentique société civile algérienne?
Oui, on peut en effet parler d’une certaine sécularisation. Certes, l’islamisation des mœurs est aujourd’hui un fait acquis; mais dans le même temps, il y a une sorte d’«individualisme communautaire» qui s’installe peu à peu, permettant à l’individu de puiser dans le même référent collectif les arguments légitimant sa différence. L’usage inflationniste de la fatwa est un signe éloquent de ce point de vue.
On sollicite un avis non pas pour s’y conformer, mais pour légitimer une conduite et la faire valoir dans le champ des raisonnements publics. Cette tension entre l’individu et son groupe d’appartenance se manifeste notamment dans les choix d’agrégation qui s’effectuent le plus souvent à partir d’une posture de rupture avec les attitudes et les conduites traditionnelles du groupe d’origine.
On ne remet pas en cause les référents fondamentaux, mais on les réinterprète pour légitimer de nouvelles conduites et disqualifier la doxa routinisée. Grâce à la maîtrise de la langue arabe, la nouvelle génération entretient un autre rapport à la référence religieuse.
Elle a un accès direct au texte lui permettant d’émettre et/ou de relativiser les avis religieux à partir d’une relecture des fondamentaux.
Le monde globalisé que favorisent les TIC et les réseaux sociaux a également permis une démultiplication des déclinaisons et de l’offre sur le marché des «biens du salut». Un tel pluralisme pourrait en effet être annonciateur d’un début de sécularisation. Cette nouvelle génération s’inscrit désormais dans un «ethnoscape» (Arjun Appaduraï) où le sentiment d’appartenance à la oumma a été conforté et même galvanisé, grâce notamment aux télévisions satellitaires et au Net.
Dans le même temps, les groupes sociaux, face aux multiples thèses et argumentaires, s’écartent des localismes et reconstruisent de nouvelles identités qu’elles territorialisent en redessinant les contours de leurs «communautés imaginées». (Entretien publié dans El Watan, en date du 20 mars 2019)
Abderrahmane Moussaoui est professeur en anthropologie, université Lyon 2 – Lumière
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