Par Gloria Muñoz Ramírez
Le Mexique a connu une élection présidentielle historique au cours de laquelle un grand nombre de citoyens et citoyennes ont exercé leur droit de punir les politiques néolibérales qui font que plus de 50 millions de Mexicains vivent dans la pauvreté et l’extrême pauvreté. C’était aussi un vote pour mettre fin à la guerre qui fait rage depuis 12 ans et qui a entraîné la disparition de plus de 35’000 personnes et le meurtre de 200’000 personnes. Une guerre avec l’armée dans les rues pour lutter prétendument contre le crime organisé, mais en réalité, contre le peuple, avec un taux historique de violations des droits de l’homme.
Plus de 30 millions de Mexicains se sont rendus aux urnes pour exprimer leur lassitude. Ils savaient qu’ils devaient remporter une victoire massive et convaincante, puisque les expériences précédentes, 2006 et 2012 [faites par Andrés Manuel Lopez Obrador], prédisaient une fraude organisée par l’appareil d’Etat. Les gens ont mis en échec les projets de fraude (qui existaient). Ces lignes sont écrites, quatre jours après la célébration légitime d’une victoire qui a conduit, lors de sa troisième tentative, Andrés Manuel López Obrador (AMLO) à la présidence du Mexique.
La joie des citoyens et des citoyennes est à la mesure de leurs attentes. Toutefois, ne se profile aucun signe de changements structurels aux politiques néolibérales qui ont offert les ressources naturelles du pays à l’investissement privé national et étranger. Dès son premier discours du dimanche soir, le 1er juillet, López Obrador a insisté sur son désir de calmer les marchés. il a promis dès le départ d’instaurer la confiance, donc: le respect de l’autonomie de la Banque nationale du Mexique comme de la discipline financière et budgétaire, pas de confiscation d’actifs ainsi que la reconnaissance des engagements pris envers les entreprises et les banques étrangères.
Les changements visibles comprennent, entre autres, l’austérité personnelle avérée d’un candidat élu qui entre dans le Palais National par la porte d’entrée dans sa modeste voiture et annonce qu’il quittera l’avion présidentiel et voyagera en ligne commerciale, en plus de ne pas vivre dans la maison présidentielle de Los Pinos [inaugurée en 1934 par le Président Lázaro Cárdenas del Río, qui avait décidé de ne pas occuper le Château de Chapultepec – château bâti au XVIIIe siècle sur les ordres du vice-roi de la Nouvelle Espagne].
Son épouse, Beatriz Gutiérrez, a déclaré qu’elle ne sera pas la «première dame», car cela impliquerait qu’existent des femmes de deuxième et de troisième rang. Doubler la pension pour les personnes âgées [qui avait été fixée à hauteur de l’équivalent mensuel de 63,50 dollars en janvier 2018] et garantir que tous les jeunes disposeront d’une éducation et du travail furent les promesses faites lors de son deuxième discours, cette fois sur le Zócalo [Place de la Constitution], pleine de gens qui n’ont jamais cessé de l’applaudir.
Le nouveau président du Mexique n’a pas caché son jeu de cartes. Les progrès dans la mise en place de son cabinet et les alliances pragmatiques passées annoncent ce qui viendra ou ne viendra pas: Alfonso Romo, homme d’affaires et coordinateur de son plan gouvernemental, futur chef du Bureau du Président, a esquissé un projet qu’il qualifie lui-même comme centriste réformiste. Les termes «gauche» ou «anticapitaliste» n’ont pas été mentionnés. Les promesses se centrent sur l’attention portée aux pauvres et sur la lutte contre la corruption, et non sur une refondation de l’Etat.
Les plus de soixante peuples autochtones qui composent la nation mexicaine ont été pratiquement exclus de la campagne et du projet. Ils ont été brièvement mentionnés lors de la célébration de la victoire, mais jusqu’à présent, il n’y a pas de prise de position qui s’engage en faveur des droits et de la culture indigènes, comme le stipulent les Accords de San Andrés signés en 1996 entre l’Armée zapatiste de libération nationale (EZLN) et le gouvernement mexicain. En 2001, tous les partis politiques ont trahi ces accords avec une loi qui ignorait l’autonomie acquise.
Au cours des dernières décennies, il y a eu une recrudescence de la dépossession des terres et de la répression contre les peuples autochtones, les nations, les tribus et contre les quartiers indigènes dans le pays. Les mines, les centrales hydroélectriques, les aqueducs, les parcs éoliens, les routes, le tourisme et les projets immobiliers ont été imposés dans leurs territoires avec le discours «du progrès». De nombreuses batailles sont menées contre ce que l’on appelle les «méga projets de mort». Dans pratiquement toutes ces batailles, la répression a été la réponse. Depuis 17 ans, le Front des peuples pour la défense de la terre (Fpdt) résiste au projet du Nouvel aéroport international de la Ciudad de Mexico (Naicm). C’est un mouvement emblématique de la lutte sociale au Mexique et, à ce propos, le prochain président a été ambigu et a changé de position. D’abord il ne se fera pas, puis il peut se faire, puis peut-être. «Nous ne pouvons pas concevoir qu’un gouvernement tel que vous le revendiquez, et pour lequel, le 1er juillet, la majorité du peuple mexicain a voté, puisse accepter ou négocier avec ceux qui s’intéressent aux affaires, à l’avenir et à la vie du peuple humble du pays, sans le consentement et la décision de ces populations, sans même les avoir écoutées», ont averti les paysans.
Pour leur part, le Congrès national indigène (CNI) et l’EZLN (Armée zapatiste de libération nationale) ont clairement indiqué dans une déclaration faite en avril de cette année qu’ils ne resteront pas immobiles «tandis que les terres dont nous avons hérité de nos grands-parents sont détruites et nous sont enlevées et que nous les devons les transmettre à nos petits-enfants, pendant qu’ils polluent les rivières et forent les montagnes pour en extraire des minéraux. Nous ne resterons pas les bras croisés pendant qu’ils transforment la paix et la vie que nous construisons quotidiennement en guerre et en mort par l’intermédiaire des groupes armés qui protègent leurs intérêts. Notre réponse, sans aucun doute, sera une résistance organisée et une rébellion pour guérir le pays.»
AMLO assumera la présidence d’un Mexique plongé dans la plus grande crise des droits de l’homme des dernières décennies: une augmentation des féminicides (sept par jour); un pays placé au deuxième rang dans le monde des assassinats de journalistes et l’endroit le plus dangereux du continent américain pour pratiquer le journalisme; des meurtres, des enlèvements et des extorsions de migrants centraméricains qui traversent ses terres; plus de 30’000 disparitions dans le cadre de la «guerre contre la drogue» et 200’000 morts, parmi d’autres calamités qui ont en commun le règne de l’impunité absolue et dans de nombreux cas la participation de l’Etat. Les pères et les mères des 43 normaliens (étudiants de l’Ecole normale rurale d’Ayotzinapa), disparus, ont fait irruption dans un meeting électoral auquel ils n’étaient pas invités et ont exigé la présentation de leurs enfants vivants, la vérité et la justice. Le nouveau gouvernement a une grande possibilité d’étayer sa légitimité dans ce domaine, car il n’y a pas de réconciliation possible sans justice et garanties que cela ne se répète pas.
Les réformes structurelles (énergie et éducation) et la loi sur la sécurité intérieure, qui légalise la présence de l’armée dans les rues pour les tâches de sécurité publique, sont quelques-unes des principales questions sur lesquelles il n’y a pas de déclarations claires à ce jour. «Il n’y aura pas d’augmentation des prix de l’essence» et les contrats avec les compagnies seront révisés, c’est ce que le président élu a dit. Mais pas de retour en arrière sur ce qui est déjà mis en place et qui garantit la dépossession et l’exploitation. La conversion des territoires du sud-est du Mexique en zones économiques spéciales (Zee), implique la poursuite de la néocolonisation. C’est l’un des devises d’Alfonso Romo, coordinateur du projet gouvernemental d’AMLO.
L’alliance [dans la coalition Morena: Mouvement de régénération nationale] avec le Parti de la rencontre sociale (Pes), d’origine évangélique ultraconservatrice, est une des questions auxquelles devra faire face le nouveau président du Mexique. Le droit à l’avortement (au moins dans la ville de Mexico, où il est légal depuis 2007), le respect de la diversité sexuelle et des droits des femmes, entre autres, sont des sujets qui devront être surveillés dans une société déjà conservatrice.
La société mexicaine, celle qui lui a offert le triomphe et sa confiance, celle qui a finalement chassé du pouvoir les partis de droite, le Parti révolutionnaire institutionnel (PRI) et le Parti action nationale (PAN), ainsi que la mobilisation des secteurs de gauche qui constituent un contrepoids crucial au pouvoir, au même titre qu’une presse critique et vigilante, ont l’énorme tâche de participer à cette histoire qui continuera à être écrite dans les rues. (Article publié dans l’hebdomadaire Brecha, Montevideo, le 6 juillet 2018; traduction de A l’Encontre)
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Gloria Muñoz Ramírez est une journaliste et auteure mexicaine. Elle tient une chronique hebdomadaire dans le quotidien La Jornada. Elle est l’une des fondatrices de l’hebdomadaire Desinformémonos, periodismo de abajo. (Rédaction A l’Encontre)
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