Par Benoit Blanc
Mardi 30 janvier 2024, Le Temps entre en scène pour cadrer, enfin, le débat social et politique de l’heure, conjointement au TJ de la RTS. En première page, un éditorial au titre quasi biblique: «la 13e rente AVS: une tentation dangereuse». Le point de vue, surpomblant, est posé: «Il s’agit donc de le [l’acquis social de l’AVS] faire évoluer en bonne intelligence, évitant chausse-trappes idéologiques de gauche comme de droite.» Il y est certes admis – comment le contester? – que «personne ne peut prétendre avec ce seul montant [la rente individuelle moyenne de l’AVS qui est inférieur à 2000 francs] “couvrir les besoins vitaux de manière appropriée”, comme le stipule la Constitution». «Mais les bons sentiments ne devraient pas suffire à convaincre les Suisses», poursuit l’éditorialiste, qui débusque l’enfer sans coup férir. En effet: «de moins en moins d’actifs vont payer pour de plus en plus de seniors. Si elle est acceptée, la 13e rente va encore accélérer ce déséquilibre…» La conclusion s’envole: «La confiance qui lie les Suisses à l’AVS est solide. Le contexte de 2024 ne suffit pas à justifier qu’un tel coup de canif soit porté dans le contrat le plus cher au pays.» Ainsi soit-il.
L’ombre de Berset
C’est la plume de la cheffe de la rubrique suisse du Temps qui a signé cet éditorial inspiré. On y reconnaît la connaissance intime du dossier de l’AVS que Madame Nicole Lamon, puisque c’est d’elle qu’il s’agit, a acquise de 2012 à 2019 en tant que cheffe de la Communication du Département fédéral de l’intérieur, le DFI. Lorsqu’elle a quitté sa fonction, L’illustré (15.09.2019) avait titré: «Nicole Lamon, l’ombre du ministre Berset, se retire», rappelant que «Nicole Lamon a été celle par qui tout passe en matière de communication […] tirant les ficelles dans l’ombre.» Comme, par exemple, la campagne en 2017 pour faire avaler aux femmes l’augmentation de l’âge de la retraite, déjà au nom du «déséquilibre» menaçant de catastrophe les finances de l’AVS. Désormais, c’est depuis Le Temps que les ficelles de la communication sont tirées.
Le choc des graphiques…
Comme il se doit, l’éditorial est fondé sur des «faits» et ceux-ci nous sont jetés à la figure dans le «Temps fort» en page trois. Impossible d’y échapper: cinq graphiques, emplissant plus de la moitié de la page, avec des courbes taillées dans le granit. Certaines montent désespérément: l’espérance de vie; d’autres descendent inexorablement: le taux de fécondité (nombre d’enfants par femme), le rapport de dépendance (rapport entre le nombre de personnes de 20 à 64 ans et celui de personnes de 65 ans et plus) et, bien sûr, le déficit, «structurel», de l’AVS qui va se creuser irrésistiblement… dès demain. Demain, parce qu’aujourd’hui la fortune de l’AVS est à son niveau record. Leur technique aveuglante et biaisée du graphique est reprise par le TJ de la RTS.
Mais pourquoi pas hier ou avant-hier? Observons ces graphiques, celui de l’espérance de vie, par exemple. Sa hausse est régulière (sauf ces dernières années) depuis très longtemps. Pour l’âge de 65 ans, elle a augmenté de 5,5 ans pour la seule période comprise entre 1981 et 2022. Et le rapport de dépendance: il est en recul constant également et il est passé durant la même période de 4,3 à 3,2. Quant au taux de fécondité, c’est plus simple: il a chuté avant le début des années 80 et il est à un niveau plancher depuis lors. La question se pose donc: si les causes implacables de la catastrophe sont à l’œuvre depuis si longtemps, pourquoi cette dernière n’a-t-elle pas encore eu lieu?
… manquants
La réponse tient dans deux graphiques qu’aurait pu publier Le Temps, si son «Temps fort» relevait de l’information et pas de la communication.
Le premier graphique aurait montré l’évolution du financement de l’AVS. En 1975, le taux de cotisation pour cette assurance sociale a été fixé à 8,4% (4,2% prélevés sur la fiche de paie, 4,2% de «part patronale», en fait la richesse produite par le travail). Ensuite, ce taux n’a plus changé jusqu’en… 2020 où il a augmenté de 0,3%. A cela s’est ajouté, en 1999, 1% de TVA. Enfin, la Confédération a un peu augmenté sa part au financement de l’AVS. Et c’est tout [1]. En d’autres termes: presque 6 années supplémentaires d’espérance de vie et la chute ininterrompue du taux de dépendance ont été «absorbées» par une très petite augmentation de la proportion des «revenus» attribuée au financement de l’AVS.
Le deuxième graphique aurait donné la clé d’explication du premier, en montrant l’évolution de la productivité du travail durant cette même période, c’est-à-dire l’évolution de la richesse produite par heure de travail. Selon l’Office fédéral de la statistique (OFS), elle a augmenté de 1,2% par an en valeur réelle (inflation déduite) entre 1991 et 2022. Voilà ce qui a permis durant ces décennies d’assurer le financement des rentes AVS à un nombre croissant de retraité·e·s sans presque augmenter le taux de cotisations! Voilà ce qui fait qu’une amélioration modeste des rentes, comme celle qui découlerait d’une 13e rente, ne posera aucun problème de financement à l’avenir.
Un troisième graphique aurait aussi pu être utile. Il aurait montré que, depuis la crise du début des années 1990 avec le chômage de masse et permanent qui l’a accompagnée, les salaires de la majorité de la population ont été constamment mis sous pression. Ils ont nettement moins augmenté que la productivité du travail. Les employeurs se sont ainsi approprié une part plus grande de la richesse produite, ce dont témoignent l’explosion des bénéfices des entreprises, des dividendes versés aux actionnaires et des très grandes fortunes. A cela s’est ajouté, ces trois dernières années, le décrochage des salaires par rapport à une inflation entretenue par les plus grandes entreprises oligopolistiques qui accroissent leurs marges – que l’on pense aux entreprises pétrolières, de l’électricité, du trading, du ciment, de la distribution, etc.! Ce troisième graphique aurait permis de réfléchir à deux conclusions. D’une part, si les salaires avaient augmenté ces dernières décennies comme la productivité – ce qui devrait être la «moindre des choses», pour ne pas dire le «minimum syndical» – alors les finances de l’AVS seraient encore plus solides qu’elles ne le sont. D’autre part, ce ne sont pas les cotisations à l’AVS qui menacent aujourd’hui les revenus des «actifs», mais le refus du patronat de compenser le renchérissement et de permettre une revalorisation générale des salaires, justifiée par l’augmentation de l’intensité du travail, facteur déterminant de l’augmentation de la productivité.
Le Centre vend la mèche
Alors que le débat sur la 13e rente bat son plein, les parlementaires s’occupaient ces jours d’une motion du conseiller aux Etats Erich Ettllin (Le Centre, Obwald) au sujet du 3e pilier. Le 3e pilier est une forme d’épargne individuelle en vue de la retraite, pouvant être déduite du revenu imposable jusqu’à un montant d’environ 7000 francs par année pour les salarié·e·s et jusqu’à 35’000 francs pour les indépendants. Erich Ettlin, qui siège notamment au conseil d’administration de l’assureur maladie CSS, demande qu’il soit possible de racheter les contributions non effectuées au 3e pilier lors d’années précédentes, et que ces rachats soient entièrement déduits du revenu imposable. Le but est donc d’augmenter pour les personnes qui le peuvent, c’est-à-dire celles qui ont des revenus suffisamment élevés, les possibilités de profiter des avantages fiscaux du 3e pilier. Sa motion bénéficie d’un large soutien dans les rangs bourgeois.
Pour avoir un ordre de grandeur: en 2022, quelque 134’000 nouvelles rentes du 3e pilier, d’une valeur moyenne de 53’000, ont été versées, ce qui représente un total de 7,1 milliards de francs. En 2015 (1re année disponible de la Statistique de nouvelles rentes de l’OFS), on avait dénombré environ 83’000 nouvelles rentes d’une valeur moyenne de 55’000 francs, représentant un total de 4,6 milliards de francs. Les montants en jeu sont donc considérables et ont augmenté de plus de 50% en 7 ans.
Le fait que les «actifs» consacrent plus de ressources pour la retraite ne dérange donc pas toujours les adversaires de la 13e rente, qui, dès qu’il est question de l’AVS, n’ont pourtant à la bouche que la «charge» que cette dernière représenterait pour les «actifs». Cette «contradiction» met en évidence les vrais enjeux d’un OUI à la 13 rente de l’AVS le 3 mars prochain.
Toujours plus d’argent pour le 3e pilier, cela va très bien aux milieux patronaux et de droite. C’est de l’argent que les personnes aisées, et surtout très aisées – eux-mêmes! -, mettent de côté pour elles. La seule solidarité qui entre en ligne de compte, c’est celle des contribuables, en particulier des salarié·e·s qui n’ont pas les moyens de s’offrir un 3e pilier, qui financent leur rabais fiscal. La solidarité à l’envers: ils adorent. En plus, le 3e pilier est une affaire en pleine expansion pour les banques et les assurances, qui s’assurent de confortables marges dans sa gestion.
L’AVS, c’est le contraire: tout le monde en bénéficie, l’écart entre les rentes est réduit (au maximum du simple au double) et le financement est solidaire, ce qui signifie que les personnes avec de (très) hauts revenus versent nettement plus à l’AVS qu’elles ne toucheront de rente. De plus, l’AVS n’est pas un terrain de jeu pour les assurances et elle est une mauvaise affaire pour les banques, puisqu’elle est basée sur la répartition immédiate des recettes des cotisations sous forme de rentes, et pas sur la capitalisation.
Voilà pourquoi le patronat et les partis de droite se mobilisent comme rarement pour empêcher cette proposition d’amélioration de l’AVS qu’est la 13e rente. Et voilà pourquoi il faut fortement s’engager pour un OUI à la 13e rente le 3 mars prochain!
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[1] La 10e révision de l’AVS a été accompagnée d’une élévation de l’âge de la retraite des femmes de 62 à 64 ans. Mais, en même temps, elle a introduit le bonus éducatif et d’assistance, qui a fortement augmenté leurs rentes en moyenne.
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