Entretien avec Enzo Traverso conduit par Olivier Doubre
Auteur d’un grand nombre d’ouvrages sur le nazisme, l’antisémitisme ou La fin de la modernité juive. Histoire d’un tournant conservateur (La Découverte, 2016), l’historien s’interroge dans son nouvel essai sur la signification – et les supposées justifications – de la violence israélienne contre Gaza et les Palestiniens aujourd’hui.
Enzo Traverso, Italien, né en 1957, est venu enseigner l’histoire dans les universités parisiennes dans les années 1980, se spécialisant sur l’antisémitisme, le nazisme et la violence de la première moitié du XXe siècle. Professeur à Cornell University (New York), spécialiste de l’histoire du judaïsme, du sionisme et de l’antisémitisme, il est l’auteur de nombreux ouvrages traduits à travers le monde. Son regard sur la guerre qui fait rage aujourd’hui en Palestine – et désormais au Liban – en fait donc un observateur particulièrement pertinent sur l’évolution de la tragédie en cours.
Au début de votre nouveau livre, Gaza devant l’histoire, vous citez les propos d’un gradé israélien: «Rien n’arrive par hasard; tout est intentionnel. Et s’il est nécessaire de tuer une petite fille de 3 ans dans une maison de Gaza, c’est parce que quelqu’un dans l’armée a décidé qu’il n’était pas grave qu’elle meure, que c’était le prix à payer pour atteindre [une autre] cible. Nous savons exactement combien de dommages collatéraux il y a dans chaque maison.» Il y a donc bien une «intention génocidaire»?
Enzo Traverso: Vous avez raison de souligner qu’il y a eu des déclarations – multiples – de hauts gradés mais aussi des principaux ministres du gouvernement israélien, qui ont clairement affiché l’objectif de cette guerre. Même si ce terme de «guerre» ne me semble pas très approprié, puisqu’il ne s’agit pas d’une guerre au sens classique du terme, dans le sens où nous n’assistons pas à un affrontement entre deux armées, mais bien plutôt à la destruction planifiée et systématique d’un territoire encerclé par une armée faisant face à une résistance militaire de groupes dont l’armement n’est en rien comparable à celui de l’armée israélienne.
L’objectif a été affiché, puisque ces hauts responsables ont clairement affirmé que toute la population palestinienne était complice du Hamas. Et donc que le bombardement massif qui vise l’ensemble de ce territoire et de tous les civils qui y demeurent serait entièrement justifié, en tant qu’objectif militaire. La «guerre» se poursuit depuis maintenant un an et Gaza n’est plus qu’un champ de ruines. Donc l’objectif qui était de détruire les infrastructures matérielles et les conditions d’existence des Palestiniens dans la bande de Gaza a été largement atteint.
On ne sait pas ce qu’il va advenir de ce territoire, mais tous les observateurs s’accordent à dire que sa reconstruction prendra de nombreuses années [1] et que, dans la situation actuelle, Gaza n’est plus vivable. Aussi, si l’on fait le lien entre le déroulement des opérations militaires, le refus réitéré de Netanyahou et d’autres membres du gouvernement d’un État palestinien, et l’affirmation de plusieurs ministres israéliens selon laquelle il faudrait procéder à la recolonisation de Gaza, nous sommes bien dans un contexte face auquel le concept de génocide apparaît pleinement justifié.
Vous faites un retour sur l’histoire des bombardements alliés – très meurtriers pour les civils – sur l’Allemagne durant le Seconde Guerre mondiale. En soulignant qu’ils ont parfois motivé (chez Heidegger ou Carl Schmitt notamment) un renversement des responsabilités entre agresseurs et agressés. Et qu’aujourd’hui on inverse trop souvent les rôles entre les agresseurs – jadis Allemands, aujourd’hui Israéliens – et les agressés… Comment justifier une telle allégation, a priori étonnante?
J’ouvre en effet mon essai par une référence à Winfried G. Sebald, grand écrivain de langue allemande, décédé en 2001, qui s’interrogeait sur le fait que les souffrances endurées par les Allemands durant la Seconde Guerre mondiale – qui sont absolument incontestables, avec plus de 600 000 civils tués par les bombardements alliés puis, à la fin de la guerre, plusieurs millions d’Allemands d’Europe centrale déplacés et réfugiés – ont été tues et occultées, non seulement par les forces d’occupation, mais par la société civile allemande elle-même.
Et la réponse que donne Sebald, tout à fait convaincante, était qu’ils n’osaient pas mettre en avant leurs souffrances parce qu’ils savaient très bien que la souffrance qu’ils avaient infligée aux autres Européens, et en particulier aux Juifs d’Europe qui avaient subi le génocide et aux Soviétiques, avait été bien supérieure. Il a donc fallu plusieurs décennies pour que l’intégration de cette souffrance puisse se faire dans la conscience historique allemande, dans l’espace public à travers des débats, des travaux historiques, une historiographie, sans que cela apparaisse comme une tentative de transfert de culpabilité, voire d’auto-absolution.
Il me semble que cette expérience historique mérite d’être évoquée parce que, si l’on lit les déclarations de la plupart des chefs d’État occidentaux, il y aurait aujourd’hui un seul agresseur, le Hamas, et une victime, Israël. Avec un narratif développé, qui est celui de la guerre juste, nécessaire, celle d’une réponse indispensable, dont on peut, certes, regretter les excès, mais qui demeure justifiée et que l’on doit soutenir à tout prix.
Je pense qu’il s’agit là d’un récit apologétique qui est inacceptable et qui occulte un véritable génocide. C’est comme si, à Nuremberg, on n’avait pas jugé les crimes nazis mais les crimes alliés! Et, qui plus est, c’est une honte pour les médias de sociétés qui se disent ou se proclament libres que de relayer ce type de discours. Au nom du pluralisme de l’information, de la liberté d’expression, etc. Parce qu’il y a aujourd’hui une véritable censure et des intimidations à l’encontre de toute voix critique à l’égard de cette doxa, cette position «officielle». Critiques qui ne font que dénoncer en fait un génocide en cours, qui se déroule sous nos yeux. Ce qui est absolument effarant.
Il y a, sur ce point, un usage répété, à dessein, du mot «pogrom»…
Il faut d’abord se demander ce qu’est un pogrom. Il s’agissait d’une violence organisée, systématique, planifiée, mise en œuvre sous le régime des tsars contre les juifs, qui, dans ce contexte historique, étaient une minorité subissant toute une série de discriminations, de formes d’exclusion et d’oppression. Puis le mot a pris un sens figuré désignant toute violence contre des minorités. Mais si on utilise le mot dans un sens figuré, Israël ne fait que perpétrer des pogroms depuis 1948!
Maintenant, si on se réfère aux pogroms qui visaient les juifs sous l’empire des tsars, donc comme une forme d’antisémitisme, il faut observer qu’aujourd’hui les rôles sont inversés puisque le 7 octobre 2023 est une action terroriste – je n’ai aucune difficulté à la qualifier comme telle – et tout à fait condamnable puisqu’elle a visé des populations civiles. Il n’en reste pas moins qu’il s’agit d’une action violente mise en œuvre par une minorité oppriméecontre le régime oppresseur. Les rôles sont donc bien inversés.
Or la formule désormais consacrée considérant le 7 octobre comme «le plus grand pogrom de l’histoire depuis l’Holocauste» a engendré une interprétation globale de cet événement et de la suite: si le 7 octobre est un pogrom contre les juifs, cela veut dire qu’il n’est que l’épilogue (jusqu’à aujourd’hui) de la longue histoire de l’antisémitisme et, que derrière ces faits, il n’y a que la haine des juifs. On revient alors à cette vision de l’antisémitisme comme un phénomène éternel, immuable et universel. C’est-à-dire que l’antisémitisme qui est né dans l’Europe chrétienne au Moyen Âge devient une pieuvre universelle derrière laquelle on peut placer l’islam, ou n’importe quoi!
La notion d’antisémitisme devient alors un mythe, un peu comme la notion de conspiration juive internationale défendue par les antisémites il y a un siècle, par exemple. Aussi, ce narratif du 7 octobre comme pogrom efface complètement l’oppression des Palestiniens et les dix-sept années de blocus de Gaza. Et si l’on considère l’âge moyen de la population gazaouie, il y a maintenant une génération entière qui n’a connu que la ségrégation, qui n’est jamais sortie de l’enclave de Gaza, qui ne sait pas ce qu’est Israël parce qu’Israël est un autre monde au-delà du mur suréquipé de matériel électronique de surveillance et de détection qui l’entoure.
Sans oublier que durant l’année 2023, avant le 7 octobre, l’armée israélienne avait déjà tué environ 250 Palestiniens à Gaza. Donc, toutes les prémices de cette poudrière, qui a fini par exploser, sont complètement effacées par la mise en avant de cette idée de l’antisémitisme, qui en outre ne peut que justifier la réaction israélienne, en tant qu’État des juifs qui doit se défendre.
Vous proposez dans votre ouvrage une analyse de la vision «orientaliste» des Palestiniens par un Occident qui se voit comme une sorte de forteresse assiégée, alors que jadis il se voyait comme répandant les Lumières à travers le monde. Cette vision [2] vous semble ainsi primordiale dans l’analyse dominante occidentale de ce conflit.
Ce qui m’a frappé en lisant la presse française, mais aussi internationale, car cela ne concerne pas que la France, c’est cette réactivation spectaculaire du lexique orientaliste vis-à-vis des Palestiniens, qu’Edward Saïd avait très bien analysé dans un ouvrage qui a maintenant presque cinquante ans. L’orientalisme est cette vision du monde, que l’on pourrait qualifier de dichotomique, qui fait que l’Occident a besoin pour se définir d’ériger en face de lui une sorte d’altérité négative qui fut celle du monde colonial au XIXe siècle. Avec, d’un côté, l’Occident qui incarne la civilisation et, de l’autre, le monde non occidental, la «barbarie».
Aujourd’hui, l’Occident incarne la raison, l’Islam le fanatisme. Ou bien l’Occident serait le progrès, et tout le reste l’arriération. En somme, cette vision a connu un retour spectaculaire dans tout le monde occidental. Je ne me réfère ni à Fox News aux États-Unis, ni à CNews en France, mais plutôt à France Culture, que j’écoute régulièrement et où l’on ne pouvait pas parler du 7 octobre sans prononcer le mot «barbare». Ni parler de la guerre qui a suivi autrement que comme une guerre «sans merci», justifiant donc une réponse musclée.
Ce langage est ancien et a été forgé à une époque où l’Occident était conquérant, possédait des empires coloniaux et avait la conviction profonde d’être légitime à dominer le monde, parce que le colonialisme était une mission civilisatrice. Aujourd’hui, ce langage est devenu celui d’une forteresse assiégée d’une petite partie du monde, et il apparaît proprement scandaleux aux yeux d’une immense majorité de la planète et de l’opinion internationale, en tout cas de ce que l’on appelle le «Sud global». C’est cela que personne – ou presque – ne comprend au sein de cette forteresse assiégée, qui se considère l’incarnation non seulement de la force mais aussi de la morale.
Vous écrivez en outre que l’antisémitisme est devenu «une arme de combat contre toute critique de la politique d’Israël» et que l’association entre antisionisme et antisémitisme permet de frapper «à la fois l’anticolonialisme, l’antiracisme et même l’anticonformisme juif», qui a été une longue tradition, depuis Martin Buber [3] ou Walter Benjamin, pour ne citer que ces deux grands penseurs.
Cette instrumentalisation de l’antisémitisme (aux États-Unis, on dit weaponization) a aujourd’hui atteint des limites extrêmes, dans le sens où l’on octroie à Israël une sorte d’innocence ontologique. Israël se décrit, ou se qualifie, comme une sorte d’État rédempteur né de la Shoah, donc un État qui incarne la vertu, et dont les agissements sont légitimés par la mémoire des victimes de la Shoah. Pendant longtemps, cette instrumentalisation démagogique a été le monopole d’Israël et des courants les plus intransigeants pour sa défense au sein de la diaspora juive. Aujourd’hui, cette posture est quasiment devenue celle du monde occidental dans son ensemble.
Lorsque, fin janvier dernier, la Cour internationale de justice de l’ONU parle d’un «risque plausible de génocide» – alors qu’il y a eu des dizaines de milliers de morts de plus depuis! –, Joe Biden répond sans ambages qu’il n’y a aucun génocide et qu’il se sent «outragé» par une telle assertion. Quasiment tous les chefs de gouvernement occidentaux se sont rendus à Tel-Aviv pour affirmer leur «soutien inconditionnel» à Israël. De même, Kamala Harris, au lendemain de la Convention démocrate et de sa nomination à la candidature pour la présidence états-unienne, s’est empressée, dans un entretien sur CNN, de dire que «la défense d’Israël n’est pas négociable». Et cette position «de principe» est devenue celle du monde occidental dans son ensemble.
Je pose donc la question: ces pourfendeurs inflexibles de l’antisémitisme ne se rendent-ils pas compte des dégâts que ce genre de positions risque d’entraîner à long terme, mais aussi de la manière dont ces positions risquent de compromettre la possibilité même d’une lutte contre l’antisémitisme? Parce que si critiquer un génocide signifie être antisémite, alors cela pourrait signifier que l’antisémitisme n’est pas si mauvais que cela, que l’antisémitisme a bien quelque «vertu»! (Entretien publié le 2 octobre 2024 par Politis)
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- Selon les estimations les plus récentes de l’ONU, il faudra au minimum seize ans pour reconstruire Gaza.
- Inspirée bien sûr par le livre de référence de l’intellectuel palestinien Edward Saïd, L’Orientalisme. L’Orient créé par l’Occident, traduit de l’anglais par Catherine Malamoud (Seuil, 2005 [1978]).
- Philosophe sioniste d’Europe centrale et bel exemple de cet «anticonformisme juif» du siècle dernier, Buber émigra en Palestine en 1938 pour fuir le régime nazi. Il fut parmi les premiers à alerter – dès 1922 – sur l’impasse évidente que constituait le fait de ne pas construire un État binational, prédisant même pour Israël une «guerre de cent ans» avec les habitants palestiniens.
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