Révolution russe. «Le Comité militaire déclare échu le gouvernement provisoire»

Fusillade lors des «Journées de Juillet 1917»

Par Marc Ferro

(Réd. A l’Encontre) Dans un contexte de crise nationale – au sein de laquelle seule prend son sens la célèbre formule «Pour que la révolution éclate, il ne suffit pas, habituellement, que “la base ne veuille plus” vivre comme auparavant, mais il importe encore que “le sommet ne le puisse pas”» (Œuvres, T. 21, mai-juin 1915, p. 216) – Lénine insiste sur une autre dimension, souvent qualifiée de «subjective»: «La révolution ne surgit pas de toute situation révolutionnaire, mais seulement dans le cas où, à tous les changements ci-dessus énumérés, vient s’ajouter un changement subjectif, à savoir la capacité, en ce qui concerne la classe révolutionnaire, de mener des actions révolutionnaires de masse assez vigoureuses pour briser complètement (ou partiellement) l’ancien gouvernement, qui ne “tombera” jamais, même à l’époque des crises si on ne le fait pas “choir”» (Œuvres, T. 31, avril-mai 1920 p. 80-81 et 90, La maladie infantile du communisme (le gauchisme). Lénine perçoit qu’une telle situation n’existe pas (ou de manière atténuée) dans différents pays d’Europe dans cet essai achevé le 12 mai 1920. Ces deux citations éclairent les choix proposés et mis en œuvre par le «courant Lénine» au sein du parti bolchevik entre juillet et octobre 1917, phase examinée ici par la contribution de Marc Ferro.

La perspective envisagée par Lénine, dès mars (avril) 1917, encore en Suisse, est profondément marquée par un focus, une optique européenne: «Le prolétariat russe ne peut pas, avec ses seules forces, achever victorieusement la révolution socialiste. Mais il peut donner à la révolution russe une ampleur qui créera les conditions les meilleures pour la révolution socialiste et la commencera en un certain sens. Il peut faciliter l’intervention, dans les batailles décisives de son allié principal, le plus fidèle, le plus sûr, le prolétariat socialiste européen et américain […]. Le prolétariat allemand est l’allié le plus fidèle, le plus sûr, de la révolution prolétarienne russe et mondiale» (Œuvres, T. 23, mars 1917, pp. 401-402) Cet angle stratégique et une attente (une hypothèse) étaient loin d’être partagés dans le parti, comme l’explicite Marc Ferro. Et simultanément se détachent, au travers des lignes de force qu’il met en relief, les contraintes issues de la dialectique révolution – contre-révolution qui vont s’exercer très vite et avec violence sur le «sort» de la Révolution d’octobre au cours des cinq années à venir et gravant son avenir.

A propos de l’insurrection armée, dont Marc Ferro décrit les préconditions, les débats au sein du parti bolchevik et les modalités de sa concrétisation, il n’est peut-être pas inutile de rappeler un écrit de Lénine intitulé «Propos de nos mots d’ordre», datant de mi-juillet 1917: «Tout porte à croire que les partisans du mot d’ordre “Tout le pouvoir aux Soviets” n’approfondirent pas tous l’idée que c’était là le mot d’ordre du développement pacifique de la révolution. Et pas seulement pacifique dans le sens que personne, aucune classe, aucune force sérieuse n’aurait pu alors (du 27 février au 4 juillet) s’opposer au passage du pouvoir aux Soviets ou y faire obstacle. Ce n’est pas encore tout. Le développement pacifique était alors possible même sous cet autre rapport: la lutte des classes et des partis au sein des Soviets aurait pu, à condition que les Soviets aient pris en temps opportun la totalité du pouvoir d’Etat, revêtir les formes les plus pacifiques et les plus indolores» (Œuvres, T. 25, mi-juillet 1917, p. 199). Or, Lénine pose un constat: les Soviets de juillet ne se sont pas opposés à la répression exercée contre les bolcheviks: «Les Soviets actuels ont échoué, ont fait complètement faillite, parce que les partis socialistes-révolutionnaires et mencheviks y dominaient […]. Les Soviets sont maintenant débiles et impuissants en face de la contre-révolution victorieuse qui poursuite ses succès» (Œuvres, T. 25, p. 205). C’est à partir de constat, de la défaite infligée à Kornilov et au clan des officiers, du résultat des élections partielles qui donne une majorité des voix aux Soviets de Pétersbourg et de Moscou que le mot d’ordre «Tout le pouvoir aux Soviets» est ressuscité. Alors se pose une question clé, stratégique et tactique, pour Lénine: les conditions pour une insurrection contre le gouvernement provisoire sont-elles réunies.

Elles peuvent être, à grands traits, résumées de la sorte: 1° examen de l’appui de la classe ouvrière (très concentrée géographiquement et baignant dans un océan de paysans hétérogènes et frappés par une crise pluridimensionnelle) au parti; 2° en quoi une insurrection peut prendre appui sur l’élan suscité dans des secteurs des masses par la victoire contre la rébellion de Kornilov; 3° la faiblesse de l’ennemi qui se traduit par ses hésitations multiples, aussi bien parmi les forces impérialistes qu’au sein de la bourgeoisie et petite bourgeoisie (à replacer dans le cadre de sa débilité propre à son existence au sein de l’autocratie tsariste). Dès lors, pour Lénine, s’impose une initiative dans ce vide d’en haut et cette poussée d’en bas, ou, plus exactement, cet appui possible d’en bas donné à une initiative du parti bolchevik.

Outre, l’œuvre de Marc Ferro déjà citée dans l’article précédent – paru en date du 20 juillet sur ce site – nous nous permettrons de donner un relief particulier, sur cette phase, à l’ouvrage d’Alexander Rabinowitch: Prelude to Revolution: The Petrograd Bolsheviks and the July 1917 Uprising (Indiana University Press 1968; New edition 1991)(Rédaction A l’Encontre)

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(Marc Ferro) Avec les journées d’insurrection de juillet et la manifestation qui a ensanglanté la perspective Nevski, à Petrograd (Saint-Pétersbourg), le 3 juillet ­–16 juillet dans notre calendrier grégorien – s’ouvre une ère de guerre civile animée par la droite, les constitutionnels-démocrates. Son commandement est exaspéré par le désordre qu’il attribue aux bolcheviks, eux-mêmes débordés par leurs contingents armés. «C’est trop d’honneur, répond Joseph Staline à ceux qui les accusent de tous les maux, nous n’étions que quatorze mille.» Mais tout se passe comme si la droite allait bientôt réclamer la suppression des soviets. En atteste l’interdiction de la Pravda, justifiée par le débarquement des Allemands à Riga en septembre 1917 et l’opération de calomnie visant Lénine, accusé d’être un agent du Kaiser.

Un putsch déjoué

Nouveau président du Conseil depuis le mois de juillet, Alexandre Kerenski sait que le soutien du peuple, soviétisé, lui est acquis, mais que celui des militants est plus réservé. Aussi essaie-t-il de renforcer sa base en faisant appel aux syndicats et aux représentants des municipalités, du commerce et des membres des quatre doumas successives depuis 1906 lors d’une Conférence d’Etat, à la mi-août, où les représentants des soviets sont mis en minorité. Parallèlement, il prend comme ministre de la guerre le général Kornilov, qui s’affirme républicain, contrairement à la droite et à l’état-major, demeurés monarchistes. Mais le général veut le commandement des forces de la capitale Petrograd, qui dépendent du président du Conseil: un vrai défi.

Fin août, le général Kornilov tente un putsch, avec l’appui armé des Britanniques du colonel Alfred Knox, conseiller militaire, les Alliés jugeant qu’il faut en finir avec ce désordre. Kerenski fait alors appel au peuple révolutionnaire, qui coupe aussitôt toutes les communications du général félon. Les bolcheviks l’appuient avec ce mot d’ordre: «Lutte contre Kornilov, pas de soutien à Kerenski.»En quelques heures, le putsch est mis en échec.

«Pourquoi avez-vous nommé Kornilov au commandement?», ai-je demandé à Kerenski en 1966.

J’ai eu tort de penser que je le contrôlerais mieux s’il figurait dans le gouvernement plutôt qu’en le laissant dehors. De Gaulle a eu le même dilemme à résoudre avec le général Salan. Mais il a su le surmonter; il était de Gaulle, je n’étais que Kerenski. « 

Le Soviet de Petrograd

C’est au lendemain du putsch que le processus de bolchevisation de l’opinion et des soviets s’accélère. A Petrograd, le menchevik Nicolas Tchéidzé et le bureau du soviet sont mis en minorité. Trotski est élu président. Le mouvement gagne Moscou, Saratov, et bientôt 50 soviets de province. Pour Lénine, la leçon est claire: désormais privé de tout appui du côté des militaires – Kornilov a été arrêté – Kerenski ne pourra plus, comme on l’a fait en juillet, écraser un soulèvement populaire.

Depuis sa retraite de Finlande, Lénine ne cesse de tarabuster le comité central du parti. Le 12 septembre, dans une posture patriotique, gage d’un certain retour en popularité, il écrit que les bolcheviks peuvent et doivent prendre le pouvoir, le gouvernement étant incapable de défendre la capitale: «Attendre une majorité formelle au IIe congrès est une forme stupide de légalisme, une idiotie complète et une trahison, car la crise est mûre.» Au parti, on juge Lénine irresponsable.

Furieux qu’on ne l’écoute pas, Lénine rentre clandestinement à Petrograd, début octobre, et grâce à l’appui de Iakov Sverdlov, un des leaders bolcheviques, il retourne le comité central du parti bolchevique par 10 voix contre 2, et obtient que soit acquis le principe d’une insurrection armée. De son côté, au soviet de Petrograd, Trotski crée une organisation militaire autonome, le Comité militaire révolutionnaire de Petrograd (PVRK), dont il confie la direction à un socialiste révolutionnaire de gauche, le jeune Lazimir.

Le soulèvement se prépare

En dépit de l’hostilité acquise du comité exécutif des soviets – animé par Fiodor Dan, Irakli Tsereteli, Iouli Martov –, Kerenski est serein; mais au gouvernement, on juge malgré tout plus prudent d’arrêter Lénine. En vain. Quand la police entre dans l’immeuble où il s’est caché et fait irruption, se trompant d’étage, dans un local où siège un club d’ouvriers, ce sont eux qui capturent les policiers. La garnison a, de son côté, rompu avec le quartier général et a rallié le Comité militaire révolutionnaire, qui, au nom du soviet, défend la révolution, tandis que l’organisation militaire bolchevique prépare l’insurrection.

Sur ce point, trois positions se sont manifestées au sein du Comité central. Kamenev est hostile à l’insurrection, en son sens inutile, puisque les bolcheviks seront majoritaires au IIe congrès des soviets, sur le point de se réunir les 25 et 26 octobre. Et puis, l’insurrection choque sa sensibilité de démocrate socialiste: bien qu’il comprenne que ce projet puisse apporter un supplément de légitimité au parti bolchevique pour acquérir la totalité du pouvoir, il souhaite que s’instaure une démocratie socialiste, composée des différentes sensibilités. Dans le journal auquel participe Maxime Gorki, Novaïa Jizn, Lev Kamenev condamne clairement le projet d’insurrection, «ruineux à la veille du congrès», texte qui, pour Lénine, équivaut à une «trahison».

La position de Trotski est différente. Il voudrait que la puissance du parti se manifeste de telle sorte qu’elle rende une insurrection inutile; mais on doit malgré tout être préparé à cette éventualité. Inutile d’en fixer la date, puisque, selon lui, elle aura lieu avant la réunion du congrès.

Lénine se démarque autrement. Dans l’esprit de Trotski, il faut que les soviets, guidés par les bolcheviks, prennent le pouvoir, dans celui de Lénine, il faut qu’«au nom des soviets», les bolcheviks s’en emparent.

Aussi, quand l’insurrection a lieu, c’est le Comité militaire révolutionnaire, qui, écartant le soviet de Petrograd – donc Trotski –, déclare déchu le gouvernement provisoire. Et c’est la position de Lénine qui l’emporte: lui seul rédige la déclaration, dessaisissant les soviets et Trotski de la paternité de la révolution d’Octobre. Un coup d’Etat dans le coup d’Etat.

L’action s’est engagée dès que le gouvernement a voulu assurer la relève des ponts: la Garde rouge, une milice d’ouvriers armés, en prend alors le contrôle, sans que les soldats ne réagissent. La relève se fait partout “sur ordre du soviet”. La ville est aux mains des insurgés le 24 octobre-6 novembre au soir – sauf le palais d’Hiver, siège du gouvernement provisoire – et le 25 au matin, le Comité militaire révolutionnaire publie son communiqué.

Les canons du croiseur «Aurora»

A l’insurrection ont participé 1600 gardes rouges, 706 marins de Kronstadt, 47 unités militaires, 12 comités d’usine, 5 comités de quartier, une vingtaine de comités divers, des groupes anarchistes, une minorité de syndicats. C’est donc bien une révolution, la révolution d’Octobre, qui accompagne le coup d’Etat. Et quand le IIe congrès se réunit au son du crépitement des fusils et des mitrailleuses, le 7 novembre, le croiseur Aurora pointe ses canons sur le palais d’Hiver. Un hourra accompagne ce symbole d’une victoire militaire.

Acclamé, Lénine arrive au IIe congrès, où les bolcheviks disposent d’une majorité absolue avec 390 membres sur 673. Martov dénonce un coup d’Etat militaire. Le bureau s’installe. Puis Trotski lance son invective historique: «A ceux qui protestent contre ces événements, allez où vous devez vous trouver, dans les poubelles de l’Histoire.»

Lénine, Trotski, Sverdlov, apparaissent comme les nouveaux chefs de la révolution. Les soviets les acclament follement. Le 26 octobre, pendant la dernière séance du congrès, Lénine annonce que l’heure de la révolution socialiste est venue. Il lit son décret sur la paix, proposant à tous les peuples et à leurs gouvernements d’entamer des pourparlers en vue d’une paix juste et démocratique. Il lit également son deuxième décret, qui «abolit immédiatement la grande propriété, sans indemnité», et remet la terre aux comités agraires, qui dans les faits l’ont déjà confisquée.

Un décret sur le droit des nationalités est également prévu. Il ne sera appliqué qu’en Finlande, car jugé ailleurs contre-révolutionnaire. Ce retournement s’explique: si Lénine a pu être en faveur de l’autodétermination des nations, c’était pour affaiblir l’autocratie. Or, reconnaître ce droit devient désormais contre-révolutionnaire, depuis que le pays s’affirme comme la patrie du socialisme. Il fallait céder en Finlande, déjà quasiment autonome, mais pas ailleurs. Au grand dam des nationalités – annexées, russifiées – qui, déjà déçues de la révolution de février, voient s’éloigner encore la perspective d’une reconnaissance de leur “personnalité” et, par là même, d’un possible droit à l’indépendance.

L’exception finlandaise déclenche ainsi une vague d’opposition [voir sur ce site, en date les articles de Maurice Carrez sur la «Révolution finlandaise» en date de. Les soviets de soldats russes crient « Réaction ! » quand on évoque la création de contingents militaires ukrainiens séparés; tout comme les colons russes d’Asie centrale ou du Caucase ou les professeurs russes des universités de Kiev ou d’Helsinki. Ce concert témoigne que les révolutionnaires ne sont jamais meilleurs avocats des droits des peuples que lorsqu’on leur en confie la gérance. Et ils peuvent être confiants car cette décision reviendra à la future Assemblée constituante, où les Russes savent qu’ils détiennent la majorité. (Article publié dans Le Monde daté du 22 juillet 2017, titre de la rédaction de A l’Encontre)

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