Travail-santé: «Ne pas condamner est un permis de tuer»

Entretien avec Annie Thébaud-Mony conduit par Ingrid Merckx

Le 27 juin 2017, le parquet de Paris a requis un non-lieu dans le dossier de l’amiante. La sociologue Annie Thébaud-Mony [1] dénonce un scandale judiciaire et sanitaire mondial. Vingt et un ans ont passé depuis l’ouverture de l’instruction. Plus de 100000 personnes sont mortes du fait d’intoxications à l’amiante. L’Institut national de veille sanitaire (Inves) estime que ce cancérigène interdit en France depuis 1997 pourrait être encore à l’origine de 100’000 décès d’ici 2050. Le 27 juin, le parquet de Paris a mis un terme à l’information judiciaire et a recommandé un non-lieu dans au moins une dizaine d’affaires, au motif qu’il était impossible de déterminer avec certitude la date d’intoxication des salariés qui se sont retournés contre leur entreprise.

La décision du parquet de Paris de clore l’information judiciaire mettant en cause plusieurs industriels dans des cas d’intoxication à l’amiante a-t-elle surpris les associations de victimes?

Annie Thébaud-Mony: Complètement! L’instruction étant close, nous attendions l’ouverture d’un procès. Dans cette perspective, une coordination nationale des collectifs de victimes de chaque usine Eternit s’est même constituée, considérant l’importance d’opposer une parole commune à la défense des industriels. On pouvait penser que les procureurs traiteraient ensemble les usines Eternit d’Albi (département du Tarn, région d’Occitanie), Thiant (département du Nord, en région Haut-de-France) et Terssac (Département du Tarn), mais on ne se doutait pas qu’il les mélangeait avec les affaires du Normed (Dunkerque) et de Condé-sur-Noireau (Normandie), qui concernent des industriels différents: chantier naval et Honeywell. Historiquement, les plaintes ont été déposées à des moments différents.

Pour les familles des victimes d’Eterneit-Albi, il n’y avait aucun doute ni sur l’exposition à l’amiante ni sur le fait qu’elles aient été décimées par l’amiante Eternit. Dans un premier temps, c’est le procureur d’Albi qui a reçu la plainte. Et il s’en est dessaisi au profit du parquet de Paris. Nous étions pour notre part convaincus qu’il fallait que ces procès se tiennent sur les lieux du crime.

Y a-t-il eu rapidement une volonté de nationaliser l’affaire de l’amiante?

C’est une décision politique, en effet. L’affaire d’Albi a été ouverte en 2015 et elle est partie à Paris deux ou trois ans plus tard. Ensuite, l’instruction s’est généralisée sur un ensemble de dossiers et de responsables, sans discernement. Mais la responsabilité première est celle des dirigeants des multinationales comme Eternit, Saint-Gobain, Turner & Newall au Royaume-Uni, Johns Mansville aux Etats-Unis… Tous se connaissent, ils ont organisé la désinformation ensemble. C’est pourquoi je parle de mise en danger délibérée de la vie d’autrui, ce qui est quand même passible est pénal.

Tout a été brouillé dans l’instruction: si on est en présence d’un processus pathologique complexe, la responsabilité de l’amiante ne fait aucun doute. Il faudrait arrêter d’utiliser la complexité pathologique pour blanchir les responsables d’empoisonnement.

Comment comprendre que le parquet de Paris puisse recommander un non-lieu au motif que la date de la contamination n’a pu être déterminée?

Depuis un siècle, le déni de connaissances scientifiques permet de maintenir le doute [2] sur chacun des dossiers sur lesquels je travaille, il n’y a pas de causalité simple. On connaît les mécanismes de la cancérogenèse de l’amiante, mais, pour les dater, c’est aussi difficile que de prévoir le moment où un caillou va se fissurer sous l’effet de l’érosion. Cette histoire de date n’a aucun sens! C’est un prétexte totalement fallacieux au profit des industriels.

Stephan Schmidheiny

Le parquet ne veut pas assumer la condamnation des industriels. Ce qui revient à leur accorder un permis de tuer. Des juges de Turin ont mis en cause le processus de désinformation établi autour de l’amiante et condamné [en février 2012] Stephan Schmidheiny [il avait hérité de son père, Max, Eternit, en 1978; actuellement il cultive le profil de philanthrope – à la différence de son frère, Thomas, qui détient stratégiquement Holcim-Lafarge – en utilisant les revenus de sa fortune plusieurs milliards et de sa holding Gruponueva, spécialisé dans «l’activité forestière» (sic), pour sa fondation Avina consacrée à l’art et l’environnement] l’ancien dirigeant d’Eternit Italie, à dix-huit ans de prison ferme «désastre volontaire».

Sauf que la Cour de cassation italienne a cassé l’arrêt de la cour d’appel de Turin en suivant le même type de raisonnement que le parquet parisien. Elle a jugé, en 2014, qu’il y avait prescription, les fermetures d’usines Eternit étant intervenues dans les années 1980.

Le non-lieu pourrait concerner plus d’une dizaine d’affaires en France?

Bien au-delà: il faut compter les différentes usines Eternit, Amisol (à Clermont-Ferrand), Honeywell (Condé-sur-Noireau), la Normed… Pas Saint-Gobain, qui ne fait l’objet d’aucune plainte au pénal, alors cette société a été l’alliée d’Eternit pour résister à la législation française et à une directive européenne interdisant l’amiante dans les années 1990. Un non-lieu en 2017 créerait un précédent dont pourraient pâtir toutes les accusations dans les domaines de la chimie, des pesticides ou de la radioactivité.

Ce raisonnement sur l’impossibilité de fixer une date de contamination pourrait empêcher la justice pénale dans les affaires comme Triskalia [«coopérative» agricole bretonne qui regroupe 16’000 agriculteurs en 2017, a 48 000 salarié·e·s et 280 sites commerciaux], par exemple, cette coopérative bretonne qui stocke des céréales pour les animaux et contre laquelle des ouvriers gravement intoxiqués par des pesticides ont déposé une plainte au pénal. Pour des ouvriers qui ont travaillé trente ans dans les usines Eternit, cela n’a aucun sens de dire : «On n’a pas la date de la contamination.» Bien sûr qu’on l’a: indubitablement et de façon implacable, toutes ces années d’exposition à l’amiante des ouvriers (et leurs proches) sont la cause des maladies survenues.

Peut-on faire un parallèle avec le Roundup de Monsanto?

C’est le même mécanisme : les pesticides agissent directement sur certaines cellules et peuvent engendrer un cancer. Ils agissent aussi sur les défenses immunitaires, entraînant des infections ou permettant le développement de lymphomes, leucémies, myélomes. Mais, parce qu’on ne pourrait pas donner une date précise du début de ce processus, on ne pourrait pas juger la responsabilité de celui qui a exposé la personne malade? Le seul préjudice qui devrait être considéré d’un point de vue pénal, c’est le préjudice d’exposition: des gens ont passé un an, dix ans ou trente ans dans une entreprise qui confrontait ses salariés à des substances toxiques. C’est la preuve de l’exposition qui devrait avoir force de loi pour obtenir une reconnaissance de droit en cas de maladie, et constituer un trouble manifeste à l’ordre public, conduisant à une condamnation pénale.

Les outils juridiques sont-ils suffisants?

Annie Thébaud-Mony

Non, il y a un vide juridique. On pourrait imaginer que le «consentement meurtrier» entre dans le code pénal, à l’image de l’Italie, qui admet le crime de «désastre volontaire». Cette expression de «consentement meurtrier» est utilisée par Jean-Paul Teissonnière, avocat des victimes de l’amiante, pour désigner la situation où un industriel produit en connaissance de cause un produit dont on sait qu’il est mortel.

On dispose tout de même des outils «homicide volontaire», « mise en danger de la vie d’autrui». Mais il faudrait déplacer le curseur à partir du moment où ma mise en danger comporte une dimension intentionnelle. On ne commercialise pas d’amiante sans le faire exprès. Mais, aujourd’hui, les juges ne veulent pas remettre en cause des productions qui sont sources de profit pour des industriels.

La production d’amiante n’est-elle pas interdite en France depuis vingt ans?

Si, elle l’est! Mais nous avons quand même écrit à Nicolas Hulot [actuel ministre du gouvernement Edouard Philippe II, en charge de la «transition écologique, et solidaire»] pour empêcher l’ouverture sans précaution d’une mine qui contient de l’amiante à Couflens, en Ariège. L’amiante est interdit en Europe, mais il est encore utilisé et commercialisé sur tous les autres continents. La marque Eternit n’ayant subi aucune condamnation pénale, il continue à sévir au Pérou, en Colombie, en Inde, en Afrique, au Brésil…

L’absence de condamnation en Europe est redoutable d’un point de vue international. Pourtant, la coopération de mouvements associatifs et syndicaux a obtenu l’interdiction de l’amiante en Europe, ainsi que des avancées significatives dans l’amélioration des victimes. Mais les citoyens et citoyennes, et pas seulement les victimes de l’amiante, ne peuvent pas s’en satisfaire. La prévention routière a fait diminuer le nombre de victimes de la route, quand la répression pénale a été renforcée. Pour faire cesser « l’empoisonnement universel » [3] dont sont victimes en premier lieu les travailleurs, il faut que les responsables de ces crimes industriels soient sanctionnés!

N’y a-t-il aucun juge de parquet un peu courageux dans ce dossier?

Il y a des procureurs italiens courageux, en particulier Raffaele Guariniello. Il a mené à bien une instruction et permis la constitution de jugement de 800 pages démontrant la responsabilité accablante de Stephan Schmidheiny, d’Eternit. En France, les procureurs sont très liés au pouvoir politique. Je m’interroge sur le fait que les procureurs français aient décidé de clore cette instruction au lendemain de l’élection d’Emmanuel Macron. L’intention est-elle d’empêcher tout procès des industriels responsables de cette catastrophe sanitaire à l’échelle planétaire ?

Vous dénoncez au moins une connivence entre les procureurs, les responsables politiques et les industriels concernés?

Le parquet de Paris n’a pas pu prendre cette décision sans référer au garde des Sceaux: François Bayron ou sa successeure, Nicole Belloubet. Ils n’ont pas pu agir sans son aval. Eternit, c’est l’Union des industries métallurgiques et minières (UIMM), c’est le milieu de la construction, les lobbys très bien placés auprès d’Emmanuel Macron. Si le non-lieu est finalement retenu, ce sera un des plus grands scandales sanitaires du XXI siècle, mais aussi du XXème. Comment se fait-il que la justice soit incapable d’assumer 100’000 morts comme étant un crime?

D’autant que c’est en réalité en millions de morts que se chiffre le scandale: Eternit et Saint-Gobain sont allés ouvrir la plus grande mine d’Amérique latine au Brésil, qui est devenu le troisième producteur mondial d’amiante. Ce sont des milliers de victimes qu’on ne connaîtra pas, parce qu’accéder à un diagnostic de mésothéliome ou de cancer broncho-pulmonaire dans les conditions de pauvreté d’une grande partie des ouvriers de la construction au Brésil est une vue de l’esprit. L’invisibilité des victimes est utilisée pour que des juges, des procureurs, des magistrats dénient l’existence de crimes par milliers. (Entretien publié dans le numéro spécial de Politis, daté du 19 juillet 2017)

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[1] Les Risques du travail, pour ne pas perdre sa vie à la gagner, Philippe Davezies, Laurent Vogel, Annie Thébaud-Mony, Serge Volkoff, La Découverte, 2015.

[2] La Science asservie. Santé publique : les collusions mortifères entre industriels et chercheurs, Annie Thébaud-Mony, La Découverte, 2014.

[3] Un empoisonnement universel, Fabrice Nicolino, Ed. Les liens qui libèrent, 2014.

[4] Travailler peut nuire gravement à votre santé, Annie Thébaud-Mony, La Découverte, 2008.

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